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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

dimanche 1 juin 2008

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Tyrannie floue

De la Tyrannie Floue 1

Des Grands Interdits sous les fleurs artificielles




La Tyrannie totalitaire classique est déterminative, capricieuse, déterminative, pleine d'ordres, de réquisitions, d'obligations, de travail forcé, de terreur. C'est une tyrannie linéaire, concentrique, unanimiste.

La Tyrannie floue de cette fin d'âge de fer semble peu sérieuse à la plupart des hommes. Quel risque représente-t-elle, quel est l'enjeu de sa critique? Cette réaction nous indique pourtant le premier critère de reconnaissance de la Tyrannie floue : sa déréalisation, son aspect insaisissable qui facilite tant le négationnisme, le rire qui balaie la question.

Pourtant la Tyrannie floue est bel et bien une tyrannie, un pouvoir négateur irrésistible pour la plupart des hommes, oppresseur et contraignant, et illégitime. Ce que nie la tyrannie floue ne peut venir à l'être ; ce régime empêche la vie pleinement humaine de se déployer dans sa hauteur, largeur et profondeur ; ce régime met au service de sa réalisation la vie entière des hommes.

Enfin ce régime ne peut respecter aucune légitimité ni d'ordre juridique présentant de réelles garanties, des garanties intangibles, inaliénables et sacrées, à ses sujets dit « citoyens ». En cela il est comparable au « mouvement »totalitaire.

La tyrannie floue est ainsi nommée par analogie à la logique floue. Là où une opération logique classique donne un produit unique, une opération de logique floue donne un ensemble de résultats, un espace de probabilités déterminées, une apparence stochastique sur de faibles séries mais atteignant une forme par la répétition, qui produit des masses critiques sur des séries indéfinies. Ainsi se forment des figures par le passage des hommes sur un estran sableux, qui finissent par former des chemins principaux, majoritaires. Un attracteur étrange : le Léviathan. La tyrannie floue n'agit pas par détermination directe et uniforme du comportement, mais par limitation insidieuse de l'espace de possibilités, et plus par l'incitation et la manipulation que par l'interdiction brutale. Il suffit d'une régularité probabiliste des grandes masses de peuple pour que le système fonctionne de manière déterministe. Cela est analogue au rapport entre la théorie quantique et la mécanique classique.

Là où une tyrannie classique pose des interdits rigoureux et explicites, la tyrannie floue laisse autant que possible l'interdit dans l'ordre de l'implicite et proclame la liberté individuelle. Le respect de l'interdit est posé comme une évidence de fait, la frustration de l'interdit étant réduite au minimum et même occultée, déréalisée. Nous nous posons aussi peu d'interdits explicites que possible.

Les déterminations implicites des matrices de comportement recommandées, les négations les plus intimes de ces matrices, sont déréalisées. Il ne s'agit pas d'interdire des choses réelles mais de ne pas faire de choses qui de toutes façons n'ont aucun fondement ontologique. Ainsi j'ai le droit de croire en la sorcellerie, mais je risque un procès si je la pratique sincèrement ; non pour sorcellerie, mais pour abus de faiblesse. De même le racisme est interdit non pas parce que nous ne le voulons pas, mais parce que les races humaines n'existent pas. L'interdit est une erreur, avant d'être une faute. Là où le totalitarisme détruisait physiquement ce qu'il niait, la tyrannie floue prive ce qu'elle nie de poids ontologique. La violence est devenue invisible, déréalisante.

Si je pose comme dans les civilisations traditionnelles que la religion est le lien entre la communauté humaine et le monde des dieux, et donc le lien des hommes dans la communauté elle même par l'intermédiaire des dieux, je suis libre de le penser comme une croyance privée. On se contentera de sourire. Mais renvoyer la religion au privé est vouloir faire vivre un poisson dans les nuages. L'ordre laïc est l'interdiction de la religion vécue des Grecs, des Romains, des Juifs, de toutes les grandes civilisations. Elle est l'interdiction d'un ordre humain organique ouvert sur la dimension verticale, sacrée.

Mais la laïcité n'est nullement présentée comme une interdiction massive et grave méritant discussion ; elle est présentée comme la liberté pour tous de croire « ce qu'on veut » - le supermarché de la « religion », où chacun fabrique sa « religion », le marché libre appliqué à ce qui est commun et donc la destruction inévitable de l'Univers commun et de la transmission des symboles sur des critères contingents et sans valeur, ceux du caprice individuel. La laïcité, c'est le libre marché appliqué à la croyance. Et rien de plus.

On ne peut pas croire « ce qu'on veut », être grand beau et riche quant on est petit laid et pauvre sans sombrer dans la folie. Croire ce qu'on veut est être une victime de la machine aux illusions, la volonté de croire des choses réconfortantes, ce que les progressistes connaissent très bien par la pratique, car il est bien évident que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes comparé à l'horreur de la Grèce Antique. Mais cette laïcité de « croire ce qu'on veut » et de « respecter les autres »présente toute volonté d'établir un Univers de civilisation comme « un retour de la Barbarie ». Je ne peux donc pour respecter cela que « croire ce que je veux », croire que ma croyance est personnelle, arbitraire, fantaisiste, et être conscient que ce que je crois n'a qu'un intérêt infime, privé. Le croyant de l'âge laïque vit une religion vide, sans prise dans le monde des hommes, et sans poids ontologique. La religion de l'Âge de fer est impuissance résignée ou furieuse. L'inflation émotionnelle des cultes en masque le vide.

Sous la liberté la laïcité est une interdiction essentielle qui ne veut pas s'avouer. Je peux croire mais pas réaliser. Croire sans réaliser rend la croyance vaine. Je peux parler mais tout doit rester « des mots. », des paroles verbales. Il s'agit bien de la négation ontologique de cet Être qui gêne l'idéologie de la Tyrannie floue.

Et celle-ci n'a nul besoin de parti unique ni d'un canal officiel. Elle accepte, comme une musique, d'infinies variations qui en fond un caméléon idéologique. Mais rien d'essentiel ne varie pourtant. Entre nous, lecteurs, le premier apport de Guénon est celui d'une pensée construite, rigoureuse, et extrêmement rétive au dressage idéologique moderne, qui a su dresser les plus féroces ennemis, comme Nietzsche, ou les ignorer. Le contenu vient après le glaive qui déchire le voile.


Pour être transmise l'idéologie est présentée de différentes manières :


Comme « fait » (définition : ce qui ne se discute pas, qui échappe à la remise en cause discursive. Une autre : phrase pourvue de la force ontologique de l'Être.)

Comme espace de positions légitimes dans un débat (jamais si possible comme axiologie explicite, car dire explicitement une axiologie est aussi rendre évident son arbitraire, plus précisément le fait qu'elle repose sur le jugement d'un Souverain. Et cette évidence renvoie à la question de la légitimité, sur laquelle l'idéologie moderne ne peut que se montrer vide, ne reconnaissant que des légitimités provisoires et fragiles. C'est à dire les légitimités du contrat posant des volontés individuelles. Légitimité totalement fictive dans le monde de la Nation ; aucune entité politique n'a jamais été fondée sur un contrat. La tyrannie floue accepte la mythologie rationaliste à son service.)

Par la condamnation des positions illégitimes comme délit, discriminations, etc, motivées par la bassesse ou l'ignorance, et non par des raisons rationnelles ou humaines méritant examen.

Ainsi on présente comme de grands et sots obscurantistes les marabouts africains traditionnels, ou les adversaires des Lumières; et celui qui veut aujourd'hui rejeter l'idéologie dominante est invité à porter la responsabilité de l'inquisition, des guerres de religion, de la traite des noirs, des lettres de cachet, de la corrida, du racisme, du fascisme et du nazisme, du goulag, et j'en passe. Pourtant je ne revendique aucune de ces responsabilités. Il est vain d'argumenter.

Basé sur de grands interdits implicites, inavoués, la tyrannie floue est donc essentiellement basée sur le mensonge, ou Spectacle de la liberté. Car les grands interdits travaillent le désir humain. Il faut sans cesse proclamer la liberté pour effacer la trace de l'interdit , lave bouillonnante qui menace toujours de déborder du Volcan endormi. Masquer le paradoxe mortel que livre le peintre bouffon de la toute puissance individuelle :

« Nous hommes libres, sommes libres. Hommes libres, un deux, trois, désobéissons! »

(Alfred Jarry, Ubu enchaîné.)

A contrario exact au Mont Dol on voit encore l'empreinte de pied du Dragon quand il bondit pour combattre l'Archange, et les ermitages très anciens qui entouraient ce signe. Les saints

gardent le signe du Dragon. C'est le signe de la Gnose.

Le plus grand désir humain est « d 'être comme des Dieux, connaissant le bonheur et le malheur »; l'analogue des dieux, puissance de réaliser, de séduire, de vaincre, créer, bâtir, ordonner un monde, dominer, transcender, s'élever parmi les cieux. Dans l'ordre horizontal, ce désir de puissance ne peut être avoué et se pare sans cesse du désir de servir. Le mensonge et la mise en scène font depuis partie de l'essence du politique. L'Artiste lui même doit parler de l'art avec ironie et distance, cacher sa volonté de puissance et de Théurgie. La force du penseur est la cruauté avec laquelle il se scrute comme volonté de puissance.

La volonté de puissance, l'agressivité, la violence sont fondatrices d'homme. L'homme véritable est cruel, dément de désir, fait d'ailes comme l'Aigle et le vautour. L'homme véritable, l'Adam, s'affirme consciemment par le mal depuis l'origine. Il est cette force qui va au delà des limites où le dépose son impétus. Vaisseau fantôme sur des océans fantômes, au delà des rugissement et des hurlements de la route de la Lune.

C'est cet homme authentique qui peut vouloir la Croix.

Le désir de puissance, le désir de mort, le désir gnostique sont trois grands interdits de la tyrannie floue. Ces trois sont rassemblés sous l'unité de la Nostalgie, la soif essentielle de l'homme pour le surressentiel, la conscience, qui se limite et se dépasse à partir de ces limites par des bonds successifs, comme une grenouille, ou encore par les convulsions d'une murène, ou encore comme le Tigre, image du feu qui se répand en incendie. Je le répète, les hommes sont fascinés par la puissance et la violence de manière inavouée, et se déchargent de leur culpabilité inavouable par des commémorations et des devoirs de mémoire. Pourtant le Maître lui même a affronté la Tentation, et la fuite de la tentation n'est qu'une tentation de plus, la tentation de se croire bon par soi.

Comment se présente la cage où la tyrannie floue enferme l'exilé spirituel? Elle se présente par l'ouverture unidimensionnelle, la négation et l'anesthésie. Elle se présente comme toute puissance, absolutisme horizontal de l'individu.

La dimension horizontale est largement ouverte et même matraquée par une véritable propagande. Ce matraquage occulte la fermeture de la dimension verticale. On parcourt librement un plan.

Là où la cage de la tyrannie classique est faite de terreur, de sang et de torture, la cage de la tyrannie floue est faite de vide et d'anesthésie.

La puissance d'anesthésie de la tyrannie floue, qui permet d'effacer toutes les douloureuses aspérités du réel, est pratiquement impossible à refuser. Qui refusera une anesthésie pour une opération au motif de vouloir goûter l'âpre saveur de la vie? Et le fait de savoir que l'on peut éviter la douleur change totalement le sens de la douleur, la rend inacceptable, absurde, objet de révolte et de scandale. Le destin devient choix. Pourtant la douleur était le poinçon de la production de l'homme véritable, un ingrédient des initiations.

L'homme moderne ne peut que fuir la douleur avec horreur. Il ne peut l'affronter puisqu'il peut la fuir sans efforts. Le courage naît dans l'incendie des vaisseaux, de l'obligation vitale de combattre. C'est le courage des martyrs; Le chat acculé affronte les chiens.

La vie anesthésiée rend l'homme dépendant de la société moderne, qui le protège de la douleur et des affres de la mort, même en pensée. Qui aujourd'hui affronterait la torture?

« Bénis soient les pas de celui qui viendra

Pour m'annoncer la mort! »

L'absence d'interdit de la toute puissance individuelle n'est pas une puissance supérieure pour l'homme de la nostalgie.

Les interdits sacrés, comme le talon d'Achille, enseignent la créaturalité, sont les ouvertures vers le destin, la transformation le retour vers le monde des dieux. Car une totalité close, indestructible, que veut former le désir horizontal, ferme la voie des métamorphoses, des floraisons, des fructifications de l'âme et de l'esprit, qui partent aussi nécessairement de destructions et de pertes. Tout choix est perte de ce qui n'est pas choisi. Il est du destin de l'homme de renoncer à chacune de ses plus grandes réussites.

Les interdits sont les prises qui permettent de passer les parois, les appuis qui permettent l'impulsion du retour à la surface. La toute puissance de la créature n'est qu'impuissance rageuse. Vide. Ainsi le regard de Staline au sommet de sa puissance. Ainsi notre élu.

Il risque de se voir, l'homme de la tyrannie floue, homme châtré, privé des affrontements, des risques de mort, des choix cruciaux de la vie et de l'histoire, il risque de se réveiller à cinquante ans comme n'ayant pas vécu comme un homme, dispersé comme une brume par ses propres désirs, écrasé par ses illusions sur l'horizon toujours insaisissable de la satisfaction du plaisir, vieil enfant incapable de mûrir, incapable d'être récolte, moisson. Incapable de mourir avec joie d'une vie ayant eu une réalité. Il n'est plus qu'un corps, dans l'amertume et la crainte de la mort.

Affronter la tyrannie floue est peu possible, vu la disproportion des moyens. Mais celui qui passe sans se laisser attirer par cette sirène fascinante l'oublie par les chemins. Celui qui accepte de se laisser lier, de fermer ses sens. Car celui qui n'affronte pas l'ennemi ne crée pas l'ennemi.

C'est pourquoi le but de ce travail étant atteint, lecteur, ne t'attarde pas à ces problèmes infimes. Je parlerais bientôt des particularités de l'organisation de la Tyrannie floue.

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