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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mardi 28 février 2012

Le marteau d'Hadès - ou récits de la forge écarlate . Réponse à Laurent James .

(Apocalypse de Beatus)


(…) le seigneur Nabeshima dit un jour : « la puissance est une question de fanatisme » . Cette affirmation étant en accord avec ma propre résolution, je résolus de devenir de plus en plus extrême dans mon fanatisme .

Il est des textes ou des moments qui appellent, soit qu'ils appellent par leur sens et leur contenu, soit qu'ils éveillent à la fois l'idée d'une menace ou d'une sym-pathie, d'une aspiration – aspiration de l'ordre de ce que Nietzsche exprimait par ces mots : quand tu regardes l'abîme, l'abîme regarde au fond de toi . Il est aussi des textes qui expriment les possibilités historiques de la pensée – historiales, au sens de Heidegger – c'est à dire relevant de la temporalité des concepts . Il s'y exprime un instant crucial, le lieu d'une décision – c'est à dire, un carrefour du labyrinthe des pensées . Au total, de tels textes permettent une récapitulation, un retour vers l'implication avant de repartir vers l'extériorité .

Nous sommes à un moment crucial, un kairos de la révolte dissidente . Plus même, nous sommes le kairos . J'ai eu cette certitude en lisant un texte de Laurent James, discutant du livre auquel j'ai participé, le 11 septembre n'a pas eu lieu , et à travers une réponse de Michel Drac . Ces textes sont placés en annexe . La réponse de Michel Drac est brillante, mais avant tout d'ordre politique et historique . Et il me semble que le texte de Laurent James, aussi circonstanciel soit-il, aussi éphémère dans ses conditions de production, tout comme la présente réponse, mérite une attention approfondie, historiale donc et métaphysique . Que ce texte commence comme une réponse à Laurent James sur ce plan vertical montre aussi qu'il est médité, et qu'il est tout sauf une attaque ou une contre-attaque, car il exprime une série de distinctions, mais sur un champ fraternel malgré tout . Je suis conscient aussi que ce texte ne sera pas accessible à beaucoup de gens – mais cela n'a aucune importance . Il sera accessible à ceux qui en ont besoin .

Le champ, et l'orient de ce texte d'écho du désespoir, et de réponse à une voie, sont donc assez déterminés . De ce fait, je dirais moi aussi, comme Michel Drac, pour commencer que je ne connais pas personnellement Marc-Edouard Nabe, ou Laurent James, ou Alain Soral . Je n'ignore pas que le livre dont il est question est préfacé par ce nom ; mais je ne crois pas que cela soit suffisant pour me sentir concerné par une querelle à laquelle je n'ai point part .

Ce texte invoque les avants-gardes en pleine conscience, en se réclamant de l'héritage des avants-gardes de l'est au début du XXème siècle . Depuis la fin du XVIIIème siècle - et même depuis des époques bien antérieures - les hommes savants ont pris conscience d'une dérive de l'Europe et de la culture européenne vers le néant . Il n'est pas possible de reprendre une histoire aussi complexe, celle de la formation d'une expérience de cette dérive de l'Occident, dérive d'abord souterraine, puis manifeste, celle de la formation d'un langage commun de ces expériences communes du vide, et celle du récit indéfini de cette expérience indéfiniment diffractée . C'est pourtant ce long travail anonyme qui est le creuset de la révolte contre le monde moderne .

La révolte contre le monde moderne, celle du romantisme déjà à la fin du XVIIIème siècle, au XIXème siècle, à la belle époque comme dans les années 30 ne concerne pas seulement les traditions intellectuelles issues de la droite, mais est générale . La division entre gauche et droite, division unidimensionnelle excluant tout axe vertical est d'ailleurs un cadre d'analyse purement moderne . Depuis le XIXème siècle, les artistes, poètes, plasticiens, philosophes les plus marquants, en Europe comme ailleurs, à des degrés et pour des raisons très divers, condamnent le monde moderne et désirent sa fin, de Baudelaire à Oscar Wilde, depuis les ralliés au marxisme, comme les surréalistes, jusqu'aux réactionnaires patentés, en passant par les tentations de Heidegger pour le IIIème Reich et les situationnistes – et bien sur Guénon . Le monde moderne est honni, et très justement, par la plupart des hommes de valeur du monde culturel .

Aimer le monde industriel, aimer le monde qui a produit la guerre 1914-1918 sous les apparences de l'ère de la sécurité, croire dans les valeurs libérales après 1929, tout cela relève de la plaisanterie ou de l'intérêt des intellectuels fonctionnels, quand la bêtise n'est pas présente . La révolte contre le monde moderne d'Évola n'est pas une œuvre isolée . On peut lui mettre en parallèle bien d'autres œuvres, à commencer par le Voyage au bout de la nuit de Céline . Des créatures précises dénieront ce parallèle, en oubliant que la nuit du Voyage n'est rien d'autre que le monde moderne . Il faut y ajouter aussi des passages entiers du Manifeste du Parti Communiste, en soulignant que les rencontres ont eu lieu entre révoltés issus de la gauche, et révoltés issus de la droite .

Les avant-gardes dissidentes de ce monde sont à un moment crucial de leur existence, sur un cycle commencé il y a plus d'une centaine d'année, un cycle très court si l'on oublie la temporalité éphémère du Spectacle . Ce cycle est celui que Nietzsche a éclairé de ses analyses, l'âge du nihilisme européen, étendu au monde entier . Il est l'âge du désespoir et de la désorientation, car l'homme a perdu son Orient . Il est l'âge de la cruauté de l'homme désorienté . Il est le règne systématique du Capitalisme, le règne de la quantité . L'asservissement de tout l'être humain au désir et à une production par soi illimités, et donc le déchainement d'un apeiron, de la démesure en l'homme présentés comme une libération .

Le débat qui a commencé dans ces textes s'enracine dans ce kairos . C'est à ce titre qu'il m'intéresse . Il s'y enracine, mais ne le manifeste que très peu, comme un iceberg massivement plongé dans les eaux glaciales – et il s'agit de mettre au jour cette masse impensée, ces cathédrales de glace qui sont le fondement et le décor de l'histoire de la détresse et du nihilisme moderne .

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Nos cabinets d'écriture sentent les algues et les vents des zones glaciales, des mers du Nord, comme l'auberge d'Ismael dans Moby Dick . Nous étouffons, comme des poissons au fond d'une barque ." Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini...je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l'homme et de la femme d'après ce qu'on m'a dit...cela m'étonne, je croyais être davantage ! Au reste, que m'importe d'où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant . (...) Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage ! Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre ! Pourtant, je sens que je respire ! "

Comte de Lautréamont, les chants de Maldoror, chant I.

Nous, avant – gardes, nous sommes au désespoir, comme le dirent Lautréamont, et Jack London, qui se jeta dans l'océan pour y mourir . Nous sommes le désespoir de ce temps, réalisé, arrivé à la maturité du nihilisme . Nous vivons dans ce cycle de l'étouffement, entourés des grands corps blancs des noyés tournoyant vers l'abîme . Il est inévitable qu'une analytique puissante du présent cycle cherche une mobilisation par le désespoir, un chevauchement du tigre .

Tel est le présent cycle, un cycle de désespoir . Quand il s'écrit : "je proclame pour ma part que, face aux pensées démobilisatrices et porteuses d’espoir, la seule attitude qui vaille aujourd’hui est celle du kamikaze terroriste révolutionnaire : la mobilisation par le désespoir. Tout bloyen me comprendra" . Il n'est pas possible de rester silencieux, quand on pris la décision d'écrire publiquement au nom du désespoir historial, au nom de l'âge de fer . Cette position défendant le sacrifice - nous en avons l'image par Mishima – dans le suicide terroriste est une position de l'échiquier intellectuel et existentiel de la modernité, une possibilité puissante, un clinamen vers lequel le monde des avants-gardes peut tendre, peut rouler, peut s'effondrer et se perdre . Cet éboulement serait, à l'échelle de la révolte contre le monde moderne, une chute . Car si la vie mérite d'être sauvée de l'écrasement, de l'étouffement moderne, cela ne peut être au prix de la vie même .

Ce monde moderne dans lequel nous vivons irrévocablement, et qui nous permet d'être ce que nous sommes, nous accable et nous étouffe . Laurent James est par là un proche, un homme que nous autres pouvons entendre . Ce nous est celui d'une expérience partagée, d'une communauté en puissance . Nous revenons à l'expérience commune, déterminante, à ressentir et comprendre avant toute articulation idéologique . Du tronc de la même expérience naissent des branches opposées, qui se nient – et revenir au tronc, à la compréhension, au lien, est aussi revenir à la communauté, à la force . La racine est le lieu de la puissance : ce que doivent comprendre tous les révoltés .

Cette réflexion ne se préoccupe pas du tout des « questions de personnes », questions supposées qui sont avant tout des masques des seules questions essentielles . Écoute, ô frère, cet incipit : c'est un avertissement d'une âme à l'autre, et non une menace : Il est grand, l'ami qui me protège des autres, mais plus encore celui qui me protège de moi-même .

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Revenons à l'abîme . Tel est le nom que l'on peut donner à notre situation historiale . Nous sommes dans le monde moderne, fils de ce monde, mais fils révoltés contre ce monde . Une telle position est à la fois étrange et inconfortable, mais elle n'est pas sans analogies . Qu'appelle-t-on « monde moderne ? Cette expression est validée par de nombreuses œuvres, dont la Crise du monde moderne de René Guénon . « Monde moderne » est le nom d'un cycle qui règle et ordonne la vie humaine d'une manière singulière, en ce qu'il est l'inversion et l'opposition de l'ensemble des civilisations humaines antérieures, et qu'il nie les besoins humains les plus essentiels, les besoins spirituels, et le puissant désir d'inconditionnel sur terre, ici et maintenant . La vie humaine grande se construit sur l'inconditionnel, l'acceptation inconditionnelle de la vie et de la mort, l'amour inconditionnel, l'amour de ses enfants, l'amour de la femme et de l'homme, l'amour de l'ami, l'amour du Dieu – l'amour législateur, qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles . La splendeur du monde, le sens du sacrifice et la splendeur de la douleur et du sang versé pour le lien des mondes, la splendeur renouvelée dans l'art . La recherche de l'amplitude et de l'exaltation dans le feu des ténèbres . L'homme qui n'a jamais ressenti cette nostalgie des autres mondes peut difficilement comprendre ce qu'est ce « monde moderne », ce cycle de destruction, aux yeux des hommes avides d'horizon .

Ce qui est certain, comme l'a écrit Bernanos, c'est que le monde moderne est un complot contre toute forme de vie intérieure . Plus précisément qu'un complot, plutôt un Système, un ensemble auto-organisé dont les acteurs fonctionnels n'ont pas d'information sur la totalité, mais l'information suffisante pour remplir leur fonction . Aucun idéal, aucun ardent désir du Haut tant désiré ne le féconde, juste les règles d'échange monétaire et de non-collision des atomes humains isolés, et l'exaltation de la croissance économique . Tout autre désir, toute autre aspiration niée, déréalisée selon le processus du nihilisme, et récupérée, manipulée par le Spectacle pour renforcer le travail, l'asservissement . Un monde humain réduit à l'esclavage . Il n'est pas d'exemple d'autres monde humain organisé se fondant sur une humiliation, une pauvreté aussi sauvage . Aucun homme d'aspiration intérieure ne peut y vivre avec satisfaction, sans ressentir un manque essentiel . Le rien qui le fonde perce la peau chatoyante du Système . Ceux qui voient confusément ce vide détournent encore trop souvent les yeux . Comment regarder sans frémir l'abîme sur lequel espèrent tant d'hommes ? Pourtant, ce qui manque ne peut être compté .

L'être au monde, dans ce monde, est douleur . Ce ne sont ni les mots ni les concepts qui déterminent un être au monde, mais ce qui les dépasse, ce qui est indicible, et dont l'art est le signe, le dit et l'évocation . A travers mille symboles liés à la vie impliquée dans une histoire et une culture, c'est d'abord la rupture intérieure avec un monde, le nôtre, qui s'exprime obscurément . Rupture intérieure, exil, nostalgie qui mènent à l'errance, à l'aspiration à l'inconnu par tous les moyens . C'est un autre point essentiel : les hommes avides de mondes n'ont plus d'Orient dans le Siècle . L'errance au bord des précipices expose à la folie, ou au crime, pire même, au ridicule . Les hommes révoltés ont cherché des repères, des points d'appui au fond des abîmes .

Le Système moderne dans son fonctionnement même se veut liberté de l'homme, et donc exclut de rendre une sortie pensable, puisque tout acte libre est encore un acte libre dans le Système de la liberté . Voilà, dans l'histoire de cette révolte et de cette négation, le point d'appui, le point d'Archimède que représente la Tradition primordiale ; ou toute position d'un monde au delà des temps : Voilà l'aurore . L'éternité est, et le non être du Spectacle n'est plus . Elle est la possibilité d'une sortie, d'un extérieur par lequel la condamnation globale du monde moderne devient possible .

Le monde moderne n'apparait dans son essence qu'à celui qui en sort, qui trouve le lieu de perspective d'une essentielle négation . Aussi la possibilité même d'une parole puissante sur ce monde, et les analyses les plus puissantes du monde moderne, furent-elles toujours le fait de ses ennemis les plus résolus, qui réussirent à se placer en dehors d'une société indéfiniment ouverte, illimitée, sans extérieur pensable par lui-même . Une telle position ne se conquiert que par l'ardent désir d'époques du monde plus vivables, depuis les premiers grecs d'Heidegger jusqu'à la Tradition primordiale de Guénon, fonctionnellement analogues comme points d'appuis à la science des cycles cosmiques . Une telle position a pu se conquérir aussi, du moins en partie, par l'Utopie, par la puissance de l'imagination niant le monde . Car la pensée humaine puissante, par nature, est négation du monde tel qu'il est . Des négations sauvages et utopiques furent aussi puissantes que celles se réclamant des temps passés .

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Pour parler de ce qu'est ce monde moderne contre lequel il fut, et il est tant de révoltes et de révoltés, je me contenterais de la référence à Guénon, là encore . Le monde moderne est le règne de la quantité . Il est ce processus sans sujet dont la finalité immanente est l'expansion maximale de la production matérielle, le règne des choses, des nombres indéfinis . Il est le processus qui se nomme là désymbolisation, ici décomposition, destruction des hiérarchies . Et là pourtant liberté, libération de l'individu, car il est la rupture volontaire et réfléchie des liens, liens entre les choses, liens entre les temps, liens entre les hommes . Il est décomposition des symboles et de la culture, conception de l'homme comme individu tout puissant se produisant lui-même, destruction de la puissance transcendante du Verbe, de l'art et de la poésie .

Mais cette énorme destruction est aussi illusoire pour la liberté humaine que celle d'un oiseau qui voudrait supprimer l'air pour voler plus vite, et plus haut . La destruction systématique des liens entre les hommes n'est pas la liberté, mais la monopolisation des liens par l'oligarchie du Système, ne reconnaissant plus d'autres liens que ceux de l'individu à l'État et à l'Entreprise, pour la foule de salariés . Et chacun de ces individus isolés ne peut même plus survivre matériellement sans ces liens, et se retrouve prisonnier de liens anonymes, et dissymétriques, où lui même, l'individu, n'est rien – rien qu'un numéro réduit à l'impuissance, objet d'une éducation standardisée, programmée, conçue comme une chaîne de production - humilié à chaque instant, normalisé, moralisé, infantilisé, objet de plans sociaux, de formations, de prises en charge, contrôlé par des sous-fifres ou des dispositifs automatiques . Et l'individu a gagné l'égalité avec les autres hommes, l'égalité de la nullité fonctionnelle, mais se retrouve incapable de fonder le moindre lien inconditionnel qui lui donnerait du sang et de la force face au monde – quand même le monde criminel lui montre la force de ces liens .

A celui qui se préoccupe de la question cruciale, le portrait du monde moderne fait défiler la multiplicité des réactions de l'homme noble isolé, déraciné, face à sa désorientation et à son impuissance . L'homme de sainteté ne rencontre aucune sainteté, comme Simone Weil ; l'homme de puissance se découvre impuissant, paralytique, sans prises sur un monde qui coule comme du sable ; l'homme du lien se découvre isolé, sans cette fidélité noble qui donne un sens à son existence . L'homme noble est pôle, pôle d'amplitude et d'exaltation, pôle de réalisation, pôle de fidélité jusqu'à la mort, pôle d'évocation et d'invocation ; mais sans jamais qu'au détour du labyrinthe n'apparaissent l'homme de destin, l'Ange de la Face, le pôle complémentaire qui de la puissance fera un acte . Il est enfermé dans cette puissance muette, qui ne trouve pas de lieu où s'incarner, et qui ne cesse d'apparaître plus illusoire, plus incertaine, quand le déchainement du monde matériel ne cesse de s'élever au dessus de lui .

Sans guide et sans verbe, il éprouve un immense sentiment de stérilité, de déréliction, voire de déréalisation . Souffrant d'oppression, d'étouffement et de folie, l'homme noble peut partager la rage absurde, le sentiment paranoïaque du complot, ou la recherche dans le labyrinthe du monde à l'indéfini des mondes perdus, le décryptage des textes anciens, imprégnés de la rumeur incompréhensible d'autres mondes, de l'ombre de portes ouvertes à la puissance dont il sent en lui les sources vives et profondes .

La racine de ces destins de pèlerins et de soldats perdus est la nostalgie . L'urgence permanente de leur vie est ce feu enfermé dans l'obscurité de l'indicible, et même de l'inavouable, et leur grandeur est d'avoir parfois pu dire, chanter ou peindre dans le miroir de langues profanées la lueur des grands incendies des mondes, au Crépuscule des crépuscules .

Mais leur destin est trop souvent un labyrinthe de ténèbres . Souvent l'historien, en parcourant les vestiges de leurs quêtes, est saisi par l'intense cruauté de leur vie et de leur mort .

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Je ne peindrais pas toutes les impasses que les hommes modernes, dans la désorientation générale, ont empruntées . Ces impasses sont nobles de la noblesse des pas qui les ont parcourues, mais sont des impasses, des impasses éternelles . Dieu sauve ce qui est perdu, mais l'impasse des hommes n'est pas levée .

Une première impasse est la fascination de la guerre, de la violence et du terrorisme .

"La guerre-dit-on- offre à l'homme l'occasion de réveiller le héros qui sommeille en lui . Elle casse la routine de la vie commode, et , à travers les épreuves les plus dures, favorise une connaissance transfigurante de la vie en fonction de la mort . L'instant où l'individu doit se comporter en héros, fut-il le dernier de sa vie terrestre, pèse, infiniment plus dans la balance que toute la vie vécue monotonement dans l'agitation des villes . (...) La guerre, en posant et faisant réaliser la relativité de la vie humaine, en posant et faisant réaliser le droit d'un "plus que la vie", a toujours une valeur anti-matérialiste et spirituelle ."

Évola, Métaphysique de la guerre, p 7 .

Julius Évola n'a pas confirmé ces paroles à la fin de sa vie, en parlant de la vanité de croire trouver une voie dans aucun interstice de ce monde industriel . Profonde illusion chevaleresque, Don Donquichottisme en effet face à la guerre moderne . Ces guerres n'ont pas apporté de printemps au monde, mais des charniers, des corps utilisés comme sacs de sable, comme graisse combustible, comme matière première de l'industrie . La guerre moderne est une branche du Système général .

Nés après les guerres coloniales, dans l'ère de l'anesthésie, de la paix, nous donnons raison à ce rusé sot de Fukuyama, nous n'avons pas d'histoire . L'histoire, c'est la guerre . La guerre est mère des mondes, dit Héraclite . Déprivés d'histoire, le temps s'écoule sur nous comme une maladie, dans la hantise du vieillissement, que ne vient secourir aucune maturité . Qui pourrait aujourd'hui vivre une maturité, une liberté ? Concrètement, charnellement, qu'est ce que cela signifie pour nous ? N'est ce pas être maître de sa vie ? Vivre, c'est être comme Dieu – le défi que lance l'Archange à l'homme, qui est (comme) Dieu ? Vivre, c'est créer, analogiquement au créateur, au jardinier céleste . Or créer, imposer un ordre à un chaos, chaos relatif à l'ordre et non absolu, c'est de l'incertitude – la création est l'acte de la liberté, elle est sans raison, sans cause, sans justification - et le Système veut le parfaitement prévisible, veut que tout change pour que tout reste pareil . Aussi le Troisième Totalitarisme donne-t-il l'illusion du choix dans un éventail parfaitement déterminé structuré, fermé, étouffant . La société de consommation en est un modèle : tous les libres choix, mouvants à l'infini, du consommateur sont toujours des consommations . Dogen dit : le poisson est dans l'eau, et aussi loin qu'il aille il est toujours dans l'eau .

La guerre, le combat, prennent ainsi figure de la reprise de possession de l'histoire, de la liberté, de la maturité humaine . Mais cette figure de la liberté est un reflet de l'asservissement qu'il dénonce, et devient, la guerre réelle commencée, l'instrument de l'asservissement . La guerre totale a été la naissance de notre monde, l'arraisonnement total du monde matériel, humain et spirituel en vue de la production maximale de puissance matérielle ; et le désir d'échapper à la charge de la production aveugle, toujours plus dévorante, a été une puissance d'asservissement supplémentaire à la production – comme, en paix, on fait des heures supplémentaires et des achats pour partir « en vacances » . C'est là l'histoire tant de la Révolution d'octobre que du IIIème Reich . Quant aux guerres modernes, en Orient, elles sont des entreprises bureaucratiques d'extension et d'intensification du troisième Empire, quelque absurde œuvre de colonisation selon les mots de chevaucher le tigre .

Il n'est aucune spiritualité chevaleresque a tuer mécaniquement des femmes et des enfants, soi-disant pour les libérer ou les protéger . Surmonter son dégoût du meurtre n'est pas courageux, mais abaissement, malgré les propos retors des tueurs . Le lynchage d'un homme par des bouchers couverts de sang fait de ses instigateurs des assassins . Il n'y a aucune spiritualité dans la nuit de cristal, dans le sourire des SA qui font brosser le trottoir à des vieillards avec une brosse à dent, ou dans l'assassinat de la famille Romanov . Même le conte, qui fait souvenir du chasseur offrant un cœur de biche contre un cœur humain, en garde le souvenir . Dans la voie chevaleresque, celui qui tue une femme ou un enfant sans défense est un assassin, et rien de plus . Il n'est aucunement besoin d'avoir les plans des chambres à gaz ou un chiffrage exact des victimes pour le savoir, quand nous avons les lois de Nuremberg ou de Vichy . Qu'il y ait eu des victimes de ce genre est suffisant . Quand on a commencé à humilier, à tuer, qu'importe un de plus ? La grandeur et l'héroïsme fut pour ceux qui refusèrent les ordres au péril de leur vie, et pour eux seuls .

Il n'y avait aucune spiritualité dans l'œuvre d'Auschwitz, sinon inversée . Il n'existe aucune spiritualité du coup de pistolet dans le crâne du prisonnier, de la torture . L'homme qui, dépouillé de tout, résiste aux forces de destruction peut éprouver une expérience spirituelle, mais pas une expérience chevaleresque . L'homme éduqué dans l'antisémitisme qui éprouvait dans le secret de son cœur l'urgence du dégoût et de la guerre secrète, de la résistance, en voyant des pères et des enfants avec l'étoile jaune, celui là a vécu une expérience spirituelle, l'expérience de la grande pitié du monde moderne, mais pas une expérience chevaleresque . L'Enfer du passé, de Dante et de Jérôme Bosch, est devenu un élément de la réalité . Le monde moderne est vide, et la guerre moderne est vide, elle aussi, immense aspiration au néant . La soif de spiritualité qui naît dans ce désert a été instrumentalisée, absorbée comme puissance de développement par le grand nulle part moderne, que ce soit pour ceux qui par soif et faim de justice ont soutenu les révolutions, ou ceux qui au nom de la spiritualité ont soutenu le fascisme et le nazisme .

Comment anéantir le néant par la puissance matérielle ? Face à cet ennemi insaisissable la guerre de ce monde est vaine . La guerre matérielle ne favorise que l'inflation du déchainement de la puissance matérielle . La terreur terroriste et la terreur d'État sont les deux mâchoires du même piège à cons (in memoriam J.P. Manchette) . La terreur d'État, d'ailleurs largement privatisée, pour autant n'a d'autre supériorité que la puissance matérielle, et aucune souveraineté créatrice . « Si comme toi me pusse armer, comme toi empereur je fusse », dit le pirate de Villon à Alexandre . Et si l'État manque de « terroristes », il les suscite, ou il fait les attentats lui-même : les exemples sont innombrables . Ave César, ceux qui vont mourir te saluent !. L'État moderne est un élément du Système . Pas plus que la guerre, il ne porte de spiritualité, même à l'état de vestige . Évola l'affirme dans chevaucher le tigre .

Guerres après guerres, attentats après attentats, guérillas après guérillas, ce monde vide et mort vit encore . Car la mort et le chaos le nourrissent, loin de le tuer . Notre monde, notre milieu de vie, se perpétue de son inertie indéfinie, jusqu'à son terme préfix . Nous vivons le troisième totalitarisme . Quelque chose manque, et les ténèbres enserrent notre seuil . Qu'est ce qui manque ? Et que faire ?Il paraît aux jeunes gens, élevé dans le culte de l'action par le Système, inacceptable et lâche de ne rien faire . Tout est dans ce mot, faire .

Tout semble avoir été fait, et pourtant rien n'a été fait . Nous sommes réduits à l'impuissance par la supériorité de l'appareil d'État moderne, par son vacarme dirigé sur les cinq sens, par la saturation sensorielle hypnotique qui semble peupler le vide d'un Spectacle fascinant, par ses capacités de défense et de surveillance disproportionnées à nos forces nues . Nous sommes réduits au silence - un silence vide, inhabité - par l'appareil de propagande du Système, par son omniprésence idéologique . Qu'est ce qui manque ? Peut être le silence et le vide essentiel :

"Et si tu peux une heure durant faire silence de tout ton vouloir et de toute ta pensée, alors tu entendras les paroles inexprimables de Dieu." Jacob Böhme, de la vie au delà des sens, I .

En invoquant le non-agir du Tao, je rappelle qu'il n'est pas urgent de faire, mais il est urgent de se libérer de l'urgence de faire, car tout le Système est urgence, et urgence de faire, arraisonnement du temps comme manifestation de l'Esprit . Il n'est pas urgent, comme sur les forums, de dire sans réfléchir ce que l'on pense de ceci ou de cela . Donner son opinion, en général, est une activité dépourvue de sens . Il n'est pas urgent d'avoir un avis sur les « débats de société » que livre le Spectacle, ni sur la marche spectaculaire du monde . Il est urgent de faire silence et de penser, de tirer les conséquences de toutes les impasses et de toutes les promesses du passé . Il est urgent d'apprendre à discerner comment, ici et maintenant, commencer à vivre dans la vérité, extérieurement au Système . Et cela peut commencer dans les plus petites choses . Par exemple, ne plus regarder la télévision, ne plus utiliser la vidéo comme mode de communication sérieux, mais toujours détourné .

Ce monde est un monde en guerre . Le Spectacle des attentats ou des incendies semble l'attester, mais Michel Drac note justement dans sa réponse : l'État fédéral est en guerre contre son propre peuple . Il est possible d'élargir, et de dire, en paraphrasant Arendt, que tout le Système se comporte comme une armée d'occupation avec les peuples du monde . Il y a le Spectacle de la guerre, et il y a cette guerre silencieuse de la domination, de l'humiliation de l'espoir, de l'exploitation, visible sans doute possible à l'homme noble, guerre civile mondiale selon les mots de Jacob Taubes reprenant Carl Schmitt . Souterraine, elle est braise invisible et continue sous la cendre du siècle des catastrophes . Comme elle repose sur la tromperie, l'ennemi est d'abord en soi-même, dans notre crédulité et dans notre désir intime de croire les fables du Spectacle et de l'école .

La guerre civile mondiale est idéologique par nécessité, et d'essence métaphysique . Son enjeu est la liberté humaine face à l'asservissement généralisé du Système, ce monde moderne dont la finalité unique est le déchainement de la puissance matérielle . L'enjeu de la guerre civile mondiale est la sauvegarde de l'humanité spirituelle . La liberté humaine est de l'essence de l'homme .

Le dépassement de l'homme dans la guerre est sans conteste une des premières voies, et cette voie est à la fois noble et au bord de l'abîme . La guerre est d'abord une guerre contre soi-même, car comme une médaille, tout homme de ce temps porte dans sa chair et son esprit les emblèmes du Système . La guerre ne peut être une voie en commençant par la définition d'un ennemi qui me rend bon à peu de frais, par la haine et la caricature . Enlève la poutre qui est dans ton œil, avant d'enlever la paille qui est dans l'œil de ton frère .

***


Une autre grande illusion est la recherche d'ennemis ; et plus encore, la recherche de puissances d'État censées contrebalancer la puissance du Système .

La nostalgie essentielle est répandue obscurément parmi les hommes, et participe alors aux illusions du siècle . Bien des hommes sentent obscurément à quel point le monde moderne est fait de vide . Alors, ces hommes cherchent à pointer un ennemi, un obstacle au règne attendu du Bien, que les hommes du Système jugent mériter . L'illusion la plus banale des hommes du Système, aux perspectives fonctionnelles étriquées, est de croire que seul est mauvais ce qui s'aligne sur leur focale de cristallisation du mal moral, et aussi ce qui perturbe l'accomplissement de leurs tâches fonctionnelles . A contrario, du sage, le Tao dit : Dix mille êtres éclosent, et il n'en rejette aucun . Un pauvre bloom, croire avoir la puissance de rejeter le mal... Cette illusion est exterminatrice et technicienne dans ses résultats : le bloom croit distinguer le bien du mal, mieux que tous les autres hommes, et croit que l'on peut opérer et guérir le monde par la force, la technique jouant le rôle du bistouri arrachant et jetant au feu les parties corrompues - les koulaks, les juifs, les dictateurs...– Ces hommes fonctionnels croient, conformément à l'idéologie racine, que le monde est fait de parties indépendantes les unes des autres .

Dans les faits, le déploiement de la chirurgie technicienne ne fait qu'intensifier la destructivité des temps, par exemple lors des prétendues « guerres contre les Tyrans pour établir la paix définitive », farce jouée depuis des siècles par les Tyrans plus puissants que les autres . Celui qui croit éliminer le mal du monde, qui croit pouvoir le définir, l'isoler, le mettre à part, le détruire par un processus technique est aveugle à son propre mal en lui, qui devrait suffire à l'alerter de la vanité de son œuvre . Il se trompe, car intelliger, comprendre, c'est relier . Mais l'essentiel est insaisissable .

La recherche de l'ennemi est un mécanisme de défense de l'ego, un processus d'enfermement de soi sur soi typique de la psychologie du bloom, l'homme fonctionnel au Système . Ce processus de scission du mal de soi par projection vers l'image d'un autre, est la neutralisation intime du mal, sa réduction à l'impuissance comme force de transformation de soi – et pas son élimination, bien au contraire . C'est pourtant le péché qui permet le repentir, et qui est une force alchimique . Le bloom a une psychologie clivée, puritaine, celle de celui qui se pense bon et autorisé à juger et même à éliminer les hommes mauvais, les traitres, et j'en passe . Cette structure est celle de toutes les formes de racisme, y compris de cette vieille lune antisémite . Je ne reprendrais pas les propos de Nietzsche à ce sujet . Ni ceux de Guénon, reconnaissant sans discussion la valeur traditionnelle incontestable de la tradition hébraïque . Je ne doute pas de ce savoir chez des frères ; mais je ne veux plus accepter d'associer par complaisance envers des chiens de garde le nom de Guénon à des propos qui ne sont pas antisionistes, mais clairement antisémites .

Tout homme qui adhère à sa fonction dans le Système est un serviteur du Système, et cela quelle que soit sa culture ou sa provenance – le Système est en lui même la négation de l'enracinement . Ce sont des hommes « de race blanche » qui ont conduit la construction du monde moderne, pour l'essentiel, qui par exemple ont détruit la chrétienté . Dans l'optique traditionnelle, un homme de « race noire, ou juive » peut être un sage, un pôle du monde – il s'agit de positions spirituelles et Ibn Arabi, le maître de Guénon lui même, en témoigne . Le retour actuel vers l'antisémitisme, et l'explication ethnique du kali-yuga ne peut recevoir aucune autorité ni objective, ni traditionnelle . Les considérations ethniques deviennent parfaitement ridicules, quand on demande à des personnages fonctionnels du Spectacle, au motif que dans le Spectacle ils sont représentants d'une ethnie ou d'une autre, de présenter la sagesse supposée possédée ethniquement . Que dire quand un homme qui se veut sage semble attendre d'un histrion ou d'un footballeur « arabes » qu'il représentent la sagesse de l'Islam ?

D'un pur sportif moderne on ne peut attendre grand chose, ethnie ou pas . Guénon a assez noté, dès son époque, que la plupart des orientaux n'étaient plus que des occidentaux spirituels . Il n'est pas de peuple élu pour nous protéger du Système . L'Islam effectif, occidentalisé sous sa forme extrémiste, trouvera, hélas, les formes d'adaptation à la société de contrôle, comme déjà le montrent les « révolutions arabes » . Définitivement, tous les retours à la lecture ethnique du monde moderne sont une impasse, une impasse radicale .

Cette impasse est originaire . L'Europe a eu, plus que toute autre civilisation, l'occasion de fonder un Empire d'une grandeur bien au delà de l'Empire Romain ; mais sa pensée ethnique a produit et les divisions nationales dans laquelle elle s'est vainement épuisée, et son impuissance à intégrer les peuples innombrables qu'elle avait conquis et qui pour la plupart l'aimaient et l'admiraient . Il est un vice originaire de cette pensée européenne, un vice empêchant toute amour hiérarchique de la diversité infinie du monde, seule voie d'imposition d'un Empire possible . Dix mille être éclosent, et il n'en rejette aucun …. La pierre qu'ont rejeté les bâtisseurs est devenue la pierre d'angle . L'idée d'un Empire se fait par le dépassement des lectures ethniques, et non par leur intensification . Seuls certains russes comme Alexandre Douguine semblent avoir conservé cette compréhension de la nécessaire hétérophilie impériale . La Russie nous est ainsi un espoir commun, un lointain espoir .

Les absurdes conflits entre nations ont fragmenté l'Europe et la mènent au déclin et à l'asservissement libéral, car le Système et la fragmentation sont une et même chose . L'État nation n'est plus qu'un spectacle de souveraineté nationale utile à remplacer la souveraineté originaire, un échelon intermédiaire fonctionnel du Système . De même, les conflits d'États armés dans le cadre du Système ne sont jamais libérateurs . En 1914, l'Allemagne se réclamait de la culture face au matérialisme anglais, comme de l'idéalisme face au capitalisme en 1939 . Mais le seul effet des guerres industrielles est l'inflation symétrique de la puissance matérielle, et les guerres mondiales n'ont été rien d'autre que la destruction de l'Europe .

Aujourd'hui, les courses aux armements locales passent par l'industrialisation maximale ; et il est absurde pour les Avants-gardes de croire un instant qu'une guerre avec l'État Iranien ou contre l'État Iranien est plus libérateur du Système que les guerres mondiales . Cela n'empêche pas de dévoiler les mensonges de la propagande des États, quels qu'ils soient . Quant à la montée des tensions entre les États Unis et la Chine, il s'agit d'un processus typique de la croissance de la puissance dans le cadre du Système et des affrontements qui se produisent de ce fait . La Chine et les États Unis sont aussi les deux faces de la même pièce, pièces aux faces en nombre indéfini, puisque l'Union Européenne en est une troisième .

Il n'est pas urgent pour les nous de se situer par rapport à des États et à des ethnies, mais par rapport à la puissance sacrée, à la fontaine de vie qui n'appartient à aucune puissance de ce monde .

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La pensée, la doctrine, parmi les causes de la position négative que l'homme noble occupe normalement dans ce monde, n'est pas première . Ce qui est premier, c'est le sentiment de la vie . Tout ce qui donne à la vie son prix, son intensité, la violence des contrastes, la proximité du danger, le désir, l'engagement, la beauté, la contemplation, l'ivresse sacrée, la profondeur de la mort, et j'en passe, tout cela est nié, occulté, interdit dans le monde moderne . La construction moderne de la vie humaine est la construction d'un espace anesthésie, blanc, sans relief, sans contrastes, et horizontal . Le monde du Système permet tous les oxymores, la filiation homologue, le développement durable, l'entreprise citoyenne, la discrimination positive, l'éthique du mensonge systématique dans le politiquement correct, et j'en passe encore .

Il ne s'agit pas d'une alliance héraclitéenne des contraires, mais bien d'une annulation idéologique de la contradiction ; et comme la réalité résiste, reste contradictoire en elle-même, l'idéologie racine pose la légitimité de tout déploiement de puissance destiné à cette annulation, que cette puissance soit législative, ou technique . L'idéologie technicienne retrouve ainsi son illusion de pouvoir par force déraciner ce qui lui résiste, et qu'elle nomme « mal », y compris le temps et la mort . Le monde moderne est contraire des contraires ; en croyant nier la contradiction il accumule dans ses abysses nocturnes, dans la part d'ombre de tout homme pas complètement réduit à sa fonction, la puissance qui se retournera tôt ou tard contre sa déploiement . Mais auparavant, il annule toute couleur, tout mouvement du monde . Sa blancheur est ténèbres et expansion de ténèbres .

Or vivre libre, c'est apprendre à mourir . Être mature, garantir sa propre liberté entre en résonance avec la mort . Est libre celui qui a appris à apprivoiser sa mort, par la méditation et l'exercice, selon la voie des guerriers ou des sages . Car, comme le citoyen grec antique, il place sa dignité humaine au dessus de sa vie biologique, et ne peut plus être réduit en esclavage . Là se trouve la source vive de toutes les résistances de nos âges de catastrophes . La mort et la liberté sont deux faces de la même médaille . Le monde moderne rejette la mort, et ainsi ignore la liberté, l'antique liberté humaine, mot qui n'est plus que le fond de la rumeur de l'idéologie-racine, spectacle et mensonge, la liberté du consommateur, la liberté de celui qui signe un contrat de travail poussé par la nécessité . "Les mots sont usés, on ne peut plus les dire", dit l'Ecclésiaste . Dans notre monde, l'île aux fleurs est une décharge où se nourrissent les enfants des bidonvilles, le domaine des dieux un lotissement d'affairistes, la liberté un mot du discours de la langue du Troisième Totalitarisme .

Face à l'asservissement du monde anesthésié, il peut sembler que le courage physique et le culte de la mort soient libérateurs . Ceux innombrables qui ne peuvent tenir d'eux-même leur propre liberté sont dépendants, des sujets, voire des esclaves . Épictète le fut, et ce n'est pas honteux d'être esclave par les accidents de la vie ; il est honteux par contre de le savoir et de rester passif : de renoncer à la dignité humaine . Celui qui se révolte contre l'asservissement du monde moderne, celui là est dans son droit, et manifeste une grandeur . Mais celui qui se révolte sans âme face aux puissances du siècle est, sans liens ni repères, condamné à l'errance comme Spartacus et ses hommes à travers l'Italie .

Reconnaître la guerre civile mondiale est un critère d'appartenance, mais aussi d'une fraternité dangereuse, d'un baiser mortel, si l'on s'égare . Car nous pouvons être séduits par des poses purement physiques . Nous sommes si misérables, nous avons tant besoin, tant de désir de nous endurcir . La condition de l'homme moderne est celle du bloom, être faible, dominé, féminin, fasciné par la puissance, la virilité et le courage physique . Mais fascination n'est pas possession de la puissance, de la virilité, du courage, du mépris du monde et de la mort . Et quand bien même une créature y parviendrait-elle, serait-elle le surhomme, serait-elle le sage, le modèle de ce que je veux advenir, ou une figure du superhéros moderne, une image encore née de ce monde, une illusion ?

Cette question du courage, du courage physique reste très marquante parmi les penseurs, et surtout mais pas seulement à droite . Cette survalorisation du courage subsiste sur des incompréhensions de sa nature, et de la différence entre le courage du guerrier et le courage du spirituel .

Pour le spirituel, rien ne peut être plus grand que l'Esprit - Les meilleurs préfèrent l'Un à toutes choses, la gloire sans fin aux choses mortelles - Héraclite (fragment 29 Diels) . Dans l'idéologie racine, l'esprit n'est rien, il est exténuation, absence, épiphénomène d'un fonctionnement cérébral matériel ou logique . Le culte du physique moderne n'est pas d'esprit grec, où le physique est le miroir et le signe de l'âme . Le culte moderne du physique s'arrête au physique, et il n'est pas nécessaire, voire même il est pénalisant, d'être spirituel dans le monde moderne . De ce fait, le culte excessif du physique peut être, chez l'homme noble, un signe de haine de soi, de perte de confiance dans la puissance spirituelle lié aux conditions réelles du monde . La valeur d'un penseur est dans la pensée, la valeur du poète est dans la poésie, pas dans le combat de rue ou dans la présence physique sur des lieux d'opérations militaires, préoccupation spectaculaire que des gens « subversifs » partagent avec BHL .

Nous voyons des écrivains aller en Syrie, en mission en Afrique Équatoriale, comme hier en ex-Yougoslavie – et la cacophonie de leurs retours ne permet en rien de mieux comprendre ce qui se passe au loin . Amer savoir, que l'on tire du voyage . C'est une illusion de plus de croire que le simple fait d'un déplacement de lieu ouvre à une compréhension supérieure . Nous devrions le savoir comme amateurs d'art, l'œil ne voit pas mieux en se rapprochant indéfiniment . L'esprit, l'œil qui regarde, n'est pas dans l'espace . Le pèlerinage est le déplacement de l'âme à travers l'analogie de l'espace, et pas seulement un déplacement unidimensionnel . En tous lieux, l'homme n'a jamais accès qu'à son propre monde . Stendhal, par sa description de la vision chaotique de Fabrice perdu dans le champ de bataille de Waterloo, a posé un modèle de la présence égotiques au milieu d'évènements infimes, désaccordés, intelligibles . Quelle naïveté de croire, alors que la vie de la grande masse des hommes vivant sous nos yeux, et même la nôtre, s'éloigne dans la représentation, s'enfonce sans cesse davantage dans les illusions du Spectacle en vivant une mondéité subsistante, que le déplacement va rendre la vie plus concrète et plus puissante !

Aller en zone de guerre pour différer la rage impuissante d'être plus ici et maintenant, en ne faisant rien de plus que les journalistes que l'on croit condamner . C'est une attitude banale au présent cycle de sembler croire que le courage physique serait une qualité indispensable au penseur . Or, cela est incontestablement issu d'une incompréhension de ce qu'est un spirituel . Le courage physique du spirituel consiste dans le dépassement de la crainte de la mort, et nullement dans la pratique du métier des armes ou la recherche de la mort . Le courage physique du Christ, l'homme qui se lamente de son abandon, n'est pas celui de Du Guesclin . Et le dépassement de la crainte de la mort, nul ne peut savoir s'il le possède avant le terme de sa mort . Le Hagakure raconte des effondrements psychiques de guerriers, effondrement redoutés au moment de la mort . Poser que la pratique du métier des armes est au dessus de la pensée et de l'art résulte d'une véritable malédiction pour un penseur ou un artiste . London boxait, Mishima pratiquait la musculation, mais ce sont leurs œuvres qui demeurent . Le physique est une voie moderne de l'art ou de la pensée, non la pensée au service du physique, sinon dans l'inversion de l'idéologie racine . Même le Hagakure ne l'ignore pas .

Le courage du guerrier vient de son engagement dans le Temps ; le mépris de la mort du spirituel s'enracine dans la vie de l'éternité . Les meilleurs préfèrent l'Un à toutes choses, la gloire sans fin aux choses mortelles .

Le Temps et ses cycles sont des explications de l'implication originaire, et tout ce qui est dans le temps est puissance de symbole de l'éternité, mais aussi illusion . Guénon note : la fin d'un monde est aussi la fin d'une illusion . Chatoyantes, fascinantes, sublimes sont les spires du dragon, du temps qui se déroule – mais aussi feu, ombres projetées, et maya dans son essence . Seule l'éternité compte .

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Dans le Système qui ne cesse de se faire totalisant, qui pose en lui même des figures valorisées du Rebelle et du Méchant, il est extrêmement difficile de fonder une extériorité authentique . Et il semble par principe paradoxal de la faire reconnaître par le Spectacle . Car l'extériorité reconnue par le Spectacle est par principe un spectacle d'extériorité .

Je ne décrirais pas la figure du Rebelle de tapisserie, le Rebelle hédoniste solaire vendu en supermarché pour aller à la plage . Elle ne nous concerne pas ici . Par contre, la figure du méchant de Spectacle est une tentation, tentation sensible quand il s'écrit que la fin de Ben Laden signifie qu'une étoile a disparu . Le méchant du Spectacle est construit comme le méchant du film d'action de base, par oppositions sémantiques binaires avec le Bon et le Juste . Le méchant moderne est donné comme fanatique, cruel, impitoyable, voire psychotique . Ben Laden, Saddam Hussein, Khadafi ont été les objets d'une telle construction du méchant de Spectacle .

J'ai écrit dans mon texte sur le 11 septembre cette description du méchant dans le Spectacle et de sa construction : Le Spectacle dit que la guerre est accidentelle, que l’empire veut la paix, est forcé à la guerre, et que ce sont les méchants qui veulent la guerre, par méchanceté, fanatisme et aveuglement. Les terroristes sont extérieurs au Système, et ne sont soutenus par personne. Ils sont les nouveaux barbares, au-delà du Limes, la frontière fortifiée de l’Empire romain. Pourtant le 11 septembre est d’abord un coup médiatique à prix de sang opéré à New York. La guerre informationnelle est une vraie guerre, avec des morts, parce que ses enjeux sont ceux de toute guerre : le pouvoir, la puissance. Pourtant les hommes de ce coup médiatique sont des ingénieurs, des étudiants en science, des hommes éduqués du Système. Pourtant Oussama Ben Laden connaît bien l’Occident, a été formé par la CIA, et ses circuits de financement et d’information passent par les réseaux internationaux du Système. Et à sa mort spectaculaire, il se trouvait en plein cœur de l’État pakistanais, ancienne colonie anglaise et pilier des alliances régionales des États-Unis .

Ce que Michel Drac souligne lui-même, c'est qu'il est manifeste que les attentats du 11 septembre 2001 ont beaucoup plus servi les intérêts bien compris de l’impérialisme que ceux de ses adversaires, et cela dit sans préjuger aucunement de l’héroïsme éventuel de leurs exécutants. Dans une guerre, ce qui compte, ce sont les résultats. Comme l'avait fort justement constaté le défunt général Patton, "aucun connard n'a jamais gagné une guerre en mourant pour son pays", mais quant à nous, dans l’ouvrage cité implicitement par monsieur James, nous n’avons porté aucun jugement sur les exécutants supposés.

Le rôle du méchant du Spectacle est aussi indispensable à la propagande que le rôle du méchant dans un film d'action . Le méchant du film d'action est produit par le réalisateur du film, tout comme le héros, et comme le décor – et de même, le méchant du Spectacle est produit par le Spectacle . Le méchant est la justification permanente de l'État d'exception, de la légalisation de l'illégalité, comme la torture et les prisons sans jugement . Il est aisé de voir que le méchant est traité de manière résolument injuste, caricaturale et inhumaine . J'ai écrit dans le livre en cause :

Ben Laden comme Khadafi ont été abattus comme des desperados de western par le shérif, sans procès ni recours, contrairement aux objectifs officiels de paix, de droit et de justice auxquels personne ne croit. Parce qu’il était impensable de les interroger publiquement dans un procès – parce qu’ils étaient passé derrière le miroir, vu leurs liens avec nos dirigeants, et pour le cas de Ben Laden, sa formation auprès de la CIA. Khadafi lui a été formé à Londres. Le décor peut exploser, brûler, mais les fils des marionnettes doivent rester voilés. Et au fond peu importe.

Il est tentant pour l'homme révolté de le défendre, voire de le rejoindre . Mais ce n'est que rejoindre la place assignée par le Système .

Cette compréhension n'a rien de complotiste - j'ai écrit un texte sur ce sujet auquel je renvoie . Je crois complètement faux d'écrire une chose pareille :

Je pense qu’elle résume assez bien ce que je veux dire : proclamer systématiquement que l’Amérique est la plus forte et la plus intelligente, c’est s’avouer par avance définitivement vaincu – et je me demande si ceux qui proclament ces idées-là ne sont pas en définitive payés par l’Amérique (à complotiste, complotiste et demi). Contre les situationnistes qui certifiaient que tout acte anti-spectaculaire ne pouvait qu’être récupéré par le Spectacle, certains disaient que cette affirmation ne conduisait en fin de compte qu’au découragement général, et qu’il existait au moins une bonne manière de lutter contre le Spectacle : exterminer physiquement tout être porteur d’une carte de journaliste.

Pourquoi est-ce faux ? Parce que l'expression suppose que toute action contre le Spectacle est un acte, un acte spectaculaire . Parce que la force matérielle n'est pas l'intelligence, et encore moins l'Esprit . Sun Tsu dit : Tout l'art de la guerre réside dans la duperie . Exterminer physiquement les porteurs de carte de journaliste est typiquement se diriger vers la position de méchant du Spectacle, voyez les cas syriens . Nous n'écrivons pas pour élaborer des arrières-mondes, mais pour accomplir la lucidité la plus dure, même si elle doit être cruelle . Dans l'illusion, il est urgence de comprendre et de voir, et rien d'autre . Le brouillard ne se tranche pas à coup de révolver . Être réaliste n' a rien de décourageant, être réaliste est la puissance d'adapter sa stratégie .

Au nom de la tradition, il faut encore une fois rappeler le non-agir taoïste . Il n'est pas urgent de répondre à l'arraisonnement du Spectacle, de trouver des actes spectaculaires anti-spectacle à passer en vidéo . Au nom du réalisme politique le plus glacial, je rappelle ce principe de stratégie fondamentale dans une guerre asymétrique : il ne fait pas laisser l'ennemi imposer le champ de bataille – il ne faut pas affronter l'ennemi sur les terrains où il est le plus fort, c'est à dire dans le cas qui nous occupe au plan de la puissance matérielle, mécanique ou informationnelle .

Très clairement, affronter le règne de la quantité sur le plan quantitatif n'est que cela, illusion, maya . Et je le dis aussi pour l'exemple japonais, comme pour l'exemple allemand . La défense militaro-industrielle d'une civilisation traditionnelle n'est que le service du Système . Le Système est la maximisation du déploiement de la puissance matérielle, le règne de la quantité, et pas une puissance nationale . La Tradition ne peut que perdre à tomber dans le piège de la guerre quantitative . En cas de défaite militaire, les bases traditionnelles restantes sont détruites et associées à des crimes – crimes que même Évola ne prend plus la peine de défendre à la fin de sa vie . En cas de victoire, le pays victorieux s'est entièrement mobilisé au service de la production quantitative, et a instrumentalisé des mots ou des idées traditionnelles au service du règne de la quantité . Par exemple, le Hagakure ne peut être lié à la figure du kamikaze japonais sans discussion – le suicide rituel n'est pas identique à l'attaque suicide . Ce qui est l'envahissement du monde moderne, c'est l'envahissement de la Terre, de l'Eau et du l'Air par le fer, par les métaux, note Guénon, pas l'illusion d'un parti à prendre dont lui-même s'est soigneusement gardé . Il n' y a dans cette voie que des défaites, des défaites de l'esprit . Dans les années 1930, le libéralisme était intellectuellement à genoux, et le soleil noir du nazisme, cette aspiration du vide, l'a remis sur pied pour des dizaines d'années .

La tentation d'aller rejoindre le méchant du Spectacle est la recherche d'une extériorité dans une impasse . A l'extrême cette recherche d'extériorité peut naître l'invocation des catégories morales de sauvagerie et de mal . Voyez aujourd'hui Ellroy, et sa fascination pour les hommes mauvais . Le danger est alors de glorifier une cruauté qui mène non au dessus de l'humanité ordinaire, mais hors de l'humanité tout court . La sortie hors de l'humanité par la cruauté, au nom des puissances de dépassement qui sont en l'homme, cela nous intéresse et nous concerne, car cette voie est une tentation de l'âge de fer . On en retrouve l'ambivalente présence chez Nietzsche ; et c'est précisément ce type d'arguments que développe Himmler au sujet de l'assassinat des populations européennes identifiées comme « juifs » par sa bureaucratie .

Dans la pensée traditionnelle, chaque âme n'a qu'une voie donnée par un seul homme, par son Guru, , le messager de la grâce, qu'il peut chercher toute sa vie . Il est des rencontres décisives, des voies qui passent en un instant et permettent d'initier le retour vers les montagnes de l'horizon . En Inde, on raconte que parfois un homme a connu samadhi, l'expérience du Soi, en croisant un instant son Guru sur le quai d'une gare, et rien de plus de sa vie entière . Il m'a été donné par Dieu de comprendre, alors que je m'intéressais à l'ordre noir italien et à la stratégie de la tension, qu'en commettant un attentat comme celui de la gare de Bologne le 2 août 1980, à 10h25, que l'homme qui tuait ainsi en masse pouvait tuer son homme de destin sans le savoir, commettre l'irréparable – pouvait s'enfermer éternellement dans ce monde de mort .

Il n'y a pas de sortie par le fait de strage, de massacre . Cette sortie est un mensonge et un piège du Système, et aussi du Diable .

***


Résister à la crise du monde moderne, comme les dissidents de l'Est l'ont éprouvé avant nous, c'est d'abord retrouver les voies d'une vie spirituelle dans l'immédiateté du quotidien, trouver les voies d'une désobéissance civile, apprendre à ne prononcer de paroles qu'accompagnées de leurs conditions sincères de réalisation – c'est vivre dans la vérité, alors même que le Spectacle et toute notre éducation nous apprennent l'impuissance des mots et la validité des arrières mondes du Spectacle pour compenser la néantisation de la vie .

Car tant de jeunes gens de ce temps ont une vie anéantie, et sont princes et princesses dans les différents degrés des mondes virtuels du Spectacle . Mais pour reconquérir l'être, il nous faut anéantir les arrières-mondes, même au prix du désespoir . Rien ne doit émousser ou anesthésier la laideur de la vie dans le monde du nihilisme accompli, parce que nous devons assumer que ce monde n'est pas vivable, et ne peut pas être aménagé . Redonner de la valeur aux mots passe par la consistance du verbe et de la vie – nous parlons non pour élaborer des arrières-mondes, mais pour aimer notre destin – aimer la lucidité la plus dure, puisque c'est dans la cruauté envers l'illusion; dans la dureté envers nos désirs vides de se la raconter que nous pouvons trouver une voie de l'accomplissement .

Le cadre du Système d'asservissement et de déshumanisation, du règne de la quantité, dépasse très largement le problème des États-Unis . Nous avons sur ce point l'exemple frappant de René Guénon, l'exemple d'une vie sans acte ni appel à l'héroïsme, ni la moindre complaisance envers aucune puissance du monde . Un autre sage strictement traditionnel, Ramana Maharishi, interrogé à propos de Gandhi, a jugé son « être dans la vérité » légitime, mais a souligné que sa propre méditation avait accompagné invisiblement la révolte de Gandhi . Ce que j'en conserve, c'est l'homme nu filant la trame de ses linges, suivant le modèle du dieu tisserand, et marquant ainsi son refus de l'asservissement au commerce anglais .

L'héroïsme du spirituel c'est le dépouillement de l'illusion . Évola manifeste cet héroïsme en écrivant : de même qu'a cessé d'exister l'État véritable, l'État hiérarchique ou organique, de même il n'existe pas non plus à présent aucun parti ou mouvement auquel on puisse adhérer inconditionnellement et pour lequel on puisse se battre avec une conviction totale parce qu'il se présente comme le défenseur d'une idée supérieure .

Tout se résume dans une vérité, et dans le divertissement d'une vérité . Nous sommes prisonniers d'un ordre dominant par la force, qui nous est étranger, et sans appui sûr dans monde étranger à tout Haut désir . Tout le poids de la révolte moderne passe par l'individu . Il appartient à l'individu de se préparer, de s'organiser, même complètement isolément . Évola veut poser, par un coup de génie, le problème d'ordre personnel et pratique qui se pose (…) à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas couper les ponts avec la vie actuelle et qui ont de ce fait à résoudre le problème du comportement à adopter dans l'existence, ne serait-ce que sur le plan des réactions et des relations humaines les plus élémentaires . (Chevaucher le Tigre, fr. p 10)

Il nous faut, pour être libre, anéantir le néant et reconquérir le réel, la vie immédiate. Le plus puissant attentat contre le Spectacle est la libération du Spectacle – en rupture d’abord intérieure avec le monde . Sortir de l’aliénation induit travail psychique, douleur et angoisse. Sortir de la passivité du spectateur, se retourner vers la vie qui est lumière, saveurs, odeurs, sensations, bruits est un grand risque de solitude, au milieu des hommes pour qui le Spectacle est l'expression de la réalité. La révolte est devenue aventure intérieure de reconquête du monde réel, de la pluralité des mondes, de l'Un et de l'être . Car l’intérieur conserve encore l’insaisissable – ce qu’aucune puissance, aucun empire ne peut maîtriser.

Évola pose les véritables urgences de la dissidence . (…) étant donné l'impossibilité d'ordonner organiquement et avec cohérence sa propre existence dans le climat de la société, de la culture et des coutumes modernes, il reste dans quelle mesure on peut accepter pleinement un état de dissolution sans en être touché intérieurement . Il conviendra d'examiner (…) ce qui (…) peut être choisi, séparé du reste et assumé en tant que forme libre d'un comportement qui extérieurement, ne soit pas anachronique, et permette même de se mesurer avec ce qu'il y a de plus avancé dans le domaine de la pensée et des mœurs contemporaines, tout en étant intérieurement déterminé et régi par un esprit complètement différent (…)

Il s'agit d'élaborer le manuel du résistant, adapté à soi même, pas un mode d'emploi, mais le guide de l'attitude intérieure protégée, le refuge intérieur de l'âme . Et le guide de la concentration vers l'unité du vouloir et du désir, d'un fanatisme non lié à une croyance . Le Hagakure (livre II) note : (…) le seigneur Nabeshima dit un jour : la puissance est une question de fanatisme . Cette affirmation étant en accord avec ma propre résolution, je résolus de devenir de plus en plus extrême dans mon fanatisme . Il ne faut pas négliger ce conseil .

Les hommes de ce monde ne peuvent être des hommes nobles sans faire silence l'espace d'un instant, l'espace d'un monde, sans se tourner vers l'intime de l'âme . Le retour vers l'extériorité ne peut être un préalable . Origène disait déjà, à ceux qui lui demandaient comment lutter contre l'Empire : transformez vous ! Le bloom qui se tourne vers l'action sans effort de transformation ni sans cruauté envers lui-même, pour se voir comme illusion – qu'il croie agir avec espoir comme avec désespoir, est toujours déjà perdu dans la forêt obscure, le labyrinthe des ténèbres .

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Que faire ? Cette question n'en est pas moins légitime, et tout à fait essentielle pour qui veut croire en un puissant mouvement de dissidence, de sortie de ce monde .

Il est aujourd'hui deux kairos de la dissidence . Le premier est celui de la réconciliation des traditions critiques issues de l'héritage de la droite ou de la gauche, mais enracinées dans le tronc de l'expérience existentielle du vide . J'ai traité ce problème dans un long texte inachevé, que je ne peux citer intégralement .

En clair, le vaste héritage des combats et des réflexions issus de la droite doit être repensé dans l'optique du fonctionnement effectif du Système et de l'idéologie racine . Trop de pièges, trop d'illusions l'ont égarée . Les personnes issues de la droite devront se résoudre à cet exercice pour relancer une dissidence capable de faire basculer l'histoire . En particulier, il est indispensable, dans l'optique de la réconciliation des dissidences – et c'est soit la réconciliation, soit l'impuissance – de cesser de revenir sans cesse à la nostalgie plus ou moins avouée des totalitarismes, du terrorisme de droite, ou aux considérations « raciales », de nature strictement matérialistes, c'est à dire anti-traditionnelles . Il est indispensable de cesser de faire semblant de croire qu'un massacre est une bagatelle, et aussi de croire que revendiquer l'héritage raciste est la seule manière d'être radical dans le monde moderne .

Dans le roman le plus puissant que je connaisse sur le présent cycle, Gullo Gullo de Bulatovic, le portrait de l'extrême-droite apocalyptique est ainsi tracé . Livre visionnaire s'il en fut, Gullo Gullo ignore la guerre froide, mais prédit l'orgie exterminatrice de la purification ethnique . Le groupe Gullo Gullo lit les tracts de groupes terroristes :

Grec : « Si tu es un vrai fils d'Hellas(...) tue tous les Grecs qui répondent au salut d'un Turc... »
Basque, Breton . Palestinien : « Au nom de la fraternité musulmane (…) renverser tous les rois (…) leur trancher la tête devant le peuple assemblé(...) brûler toutes les ambassades, toutes les légations , toutes les compagnies aériennes où un juif ou un chrétien on put mettre le pieds, toutes les institutions (...) » Allemand, Italien : « nous rendrons à la couleur noire son éclat et sa gloire ou nous périrons jusqu'au dernier » . Espagnol . Arménien : « Nous tuerons des turcs partout où nous pouvons, (…) pendant les mille ans à venir » Juif dissident : « Nous sommes prêt à inonder Tel Aviv de sang, sans l'aide des (…) Arabes . Nous ferons un massacre inouï» . (…) Serbe : « Nous, les Serbes, (…) nous combattons avec acharnement le communisme, l'Islam, le catholicisme » (...) . Croate : « Le loup est l'animal mythologique croate . Le temps de son retour est venu . Le temps est venu du loup croate qui défendra sa tanière croate . Le temps est venu du bond du loup , pour qui il n'y a ni pitié, ni hésitation, ni discussion. »..

Le temps de la danse macabre est venu, de l'orgie démoniaque de la mort et de la destruction : telle est l'évidence du monde, et tel est le miroir du livre . Mais ce temps est toujours déjà présent, involué dans le temps de l'histoire comme le serpent est lové au centre de l'homme, comme l'explosif dans chaque vaisseau sanguin . Il est l'essence du monde capitaliste, que Bulatovic ne distingue absolument pas du nazisme .

Ce n'est pas l'action qui doit primer dans ce temps, car l'action est, face à la complexité du Système, un voyage dans un labyrinthe de miroirs, et de mirages, comparables aux sirènes pour Ulysse . L'action juste, le printemps à venir, ne peuvent fleurir d'un arbre aussi pourri . Il y a tellement de trésors dans nos héritages de la révolution conservatrice, sans parler de la Tradition, que l'on peut aussi abandonner ce qui sent tellement le vieux – ce qui sent le vieux était éphémère dès son principe, la Tradition étant toujours déjà printemps et aurore .

Quant à la gauche...La plus grande part de la tradition de gauche est née au moment où les Lumières, courant idéologique entièrement libéral, véhiculant l'essence de l'actuelle idéologie racine, combattaient la domination de plus en plus désenchantée de l'Église et des monarchies . Car j'y insiste : la révolution a été un châtiment légitime pour un figuier desséché, par la lente accumulation de facilités et de négligence . Le Hagakure note à plusieurs reprise la gravité de la faute de négligence .

Le progressisme idéologique justifiait la liquidation du règne politique, obstacle à l'auto-régulation libérale, et la liquidation des croyances stables, appelées "superstitions", mot fonctionnellement analogue au "tabou" moderne, en particulier celles qui posaient comme hiérarchiquement subordonnés aux besoins spirituels de l'homme la production et la consommation, moteur du développement du Système . Pour les milieux les plus pauvres des villes, le refus traditionnel de produire davantage était une condamnation à durer et endurer la misère . Ainsi est née une alliance idéologique durable entre les classes d'encadrement de l'expansion du Système et "la gauche", courant idéalisant, et transformant en client, le peuple des villes . Ainsi le Système avance-t-il de manière banale sous le masque de "la gauche" .

La "gauche", y compris marxiste, est d'abord d'inspiration politiquement libérale et progressiste, et basée sur l'opposition à l'exploitation de l'homme, au fond pour des raisons juridiques et éthiques traditionnelles tout à fait valides dans leur domaine, qui distinguent l'essence de l'homme de l'essence d'un objet matériel, et donc interdisent de rendre l'homme totalement fonctionnel au Système comme un outil . Mais la lecture de gauche de "l'exploitation de l'homme par l'homme" aveugle sur le fait que la fonctionnalisation-asservissement de l'homme ne passe pas nécessairement par la relation maître-esclave . Le cadre est asservi au Système comme l'ouvrier, et sans doute plus étroitement que l'ouvrier en lutte collective, étant isolé et sans défenses idéologiques .

Marx, penseur marquant mais à critiquer en profondeur, a remis la dialectique sur ses pieds, de réaction déformée qu'elle était, c'est à dire l'a inversée, en la rendant matérialiste, donc fonctionnelle aux aspects les plus avancés du Système . La gauche classique a très peu d'arguments contre l'extensification et l'intensification du Système, mais seulement contre l'exploitation brutale des êtres humains qui l'accompagne . Or on ne peut pas choisir, quand on s'oppose à un Système : l'opposition doit être totale, sous peine de faire le jeu du Système, en nourrissant sa puissance par le spectacle de la rébellion .

Ce n'est pas faire preuve de finesse de vouloir le développement économique et la conservation des formes de la société traditionnelle, comme la droite conservatrice classique, ou de vouloir la société moderne produite par le Système mais pas l'économie capitaliste, comme la gauche moderniste : c'est au minimum de la naïveté, parfois de la bêtise, et très couramment de l'intérêt bien compris . Car l'essentiel des hommes de droite et de gauche sont des cadres fonctionnels du Système . La gauche « moderne » ne peut plus croire changer le monde, et ne peut même pas imaginer vers quel genre de monde elle voudrait aller, sinon vers le monde du Système tel qu'il est . La gauche moderne est de plus en plus réduite à se la jouer rebelle .

Heureusement, de l'arborescence de la gauche ont germé des rameaux plus pertinents pour nous . Il était nécessaire pour cela que "l'intérêt des classes populaires" et le développement du Système soient compris comme réellement disjoints, ce que le monde moderne montre avec une certaine brutalité, la croissance du Système étant une croissance de la mécanisation de l'homme .

L'école de Francfort est particulièrement intéressante, qui a développé l'idée d'une dialectique de la Raison, plus exactement des Lumières, c'est à dire d'une auto-négation du processus de "libération" promis par les Lumières, ou d'une destruction des objectifs moraux de la gauche par la réalité du processus de développement . L'école situationniste est également très puissante . Des hommes comme Michéa, ou Lasch, sont indispensables à une pensée dissidente . Théodore Kaczynski, homme culturellement de gauche universitaire, complètement isolé, a pu poser des bases de la nature systémique destructrice du monde moderne . Hakim Bey a pensée des voies de réalisation et de lutte . Mais cette richesse est fortement atteinte dans sa capacité d'opposition par la complicité intime, ontologique, (ou liée à la conception de ce qui est et de ce qui n'est pas), de leurs idéologies avec l'idéologie racine du Système, qui a eu pour résultat que des principes "révolutionnaires" sont devenus progressivement des principes idéologiques reconnus du Système, et des hommes "révolutionnaires" des laquais du Système . En son temps, le groupe Tiqqun s'est approché, à l'en effleurer, d'une critique de cette complicité – mais à ma connaissance, n'a pas pu passer cette frontière, faute de personne pour leur tendre la main de l'autre côté .

Et il y a tous ces êtres humains exploités qui sentent confusément le vide, l'absence de droit et de justice, et parfois le disent puissamment, de manière nue, poignante, même s'ils sont très jeunes, et sans aucun savoir . Heureux ceux qui ont faim et soif de justice...tous ces frères humains, je ne peux admettre ni de les abandonner ni de les choquer, et ainsi de les renvoyer vers les masques de la justice trompeuse de ce monde . Bulatovic en parle ainsi :
Hanaff, reste toujours jeune, pure et astrale dans ce monde souillé et injuste...

Les modes de communication par le choc développées dans l'art contemporain ne peuvent être employées sans précautions, comme le savoir de Lucifer doit rester strictement ésotérique . Et le Maître dit : Si quelqu'un devait faire tomber dans le péché l'un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux qu'on lui attache au cou une de ces pierres de meule que font tourner les ânes, et qu'on le précipite au fond du lac. Quel malheur pour le monde qu'il y ait tant d'occasions de tomber dans le péché ! Il est inévitable qu'il y en ait, mais malheur à celui qui crée de telles occasions.

La dynamite intellectuelle des prochains siècles sera produite par ce chaudron de sorcière, l'alliance de la pureté rebelle, de la puissance critique dissolvante, issue du poignard révolutionnaire, et de l'océan contemplatif de l'ontologie traditionnelle . La puissance descendante, comme lors de la mort initiatique, participera de l'ascension harmonique d'un printemps . Les gardiens ont un rôle à jouer dans le déploiement des temps . C'est un travail dantesque, luciférien, digne de l'œuvre de l'Encyclopédie . Le sabre le plus puissant et le plus souple se forge d'une tresse d'aciers, aux propriétés rendues harmoniques par la gnose du forgeron . Le moment où la faillite de la civilisation industrielle paraît en pleine lumière est le moment où des hommes issus de différentes traditions révolutionnaires peuvent fraterniser, au lieu de se diviser entre eux une fois de plus, au profit du Système . Cette œuvre ne peut être individuelle, et doit passer par toutes les formes, toutes les expériences, tous les symboles . Nous ne pouvons voir dans les hommes nobles qui divisent par des actes irréfléchis, dans ceux qui lancent des propos qui tranchent les liens, que des complices de fait du grand enfermement . Le Hagakure dit : de ce qui est un évite de faire deux, c'est un principe qui vaut dans toutes les voies quelles qu'elles soient .

Nous avons signalé que les hommes les plus sages des derniers siècles ont rejeté le monde moderne, avec des mots divers, et une expérience unique de la saveur de cendres de ce monde . La position négative de ces hommes par rapport au monde est le signe que ce monde est désaxé, massivement, et qu'il n'existe plus d'autorité spirituelle concrète à ce moment du temps . Le caractère exténué, souterrain, invisible du spirituel ne peut être regardé en face, sinon comme un abîme . Le Dieu semble muré dans un silence éternel, premier analogué du silence de Merlin dans son tombeau .

Car dans un monde pourvu de l'axe du monde et de serviteurs de la Roue, à quelles racines s'abreuvait la révolte, sinon à celles même des ténèbres ? Comment, comme nous le voyons, voir des révoltes inversées, sans que le renversement des pôles ne soit accompli ? Ainsi au crépuscule la ré-volte devient bonne, mais l'absence d'axe provoque l'errance de la nef des fous, figure de notre monde . Et moi, qu'ai-je de plus pour m'orienter, me tourner vers l'Orient, vers la sagesse orientale ? Je n'ai pas d'autre réponse que celle-ci : la revendication de l'inerrance individuelle est illusoire, et relève de la logique d'une secte – et la logique de l'Empire à venir est le nomadisme solaire . Seul l'Un ignore l'errance, seul l'axe vide de la Roue est absent du temps et de l'espace . Le temps de la prophétie est clos . Il est clos, comme est clos le bouton de rose à l'appel du printemps .

Nous avons à tresser un faisceau puissant de forces éparses et de vestiges . Le Hagakure dit : Il est dit que ce que l'on appelle « l'esprit d'une époque » appartient au passé et ne peut être retrouvé . Le fait que cet esprit se dissipe peu à peu est du au fait que le monde progresse inexorablement vers sa fin . De la même façon, une année est faite de bien plus que d'un printemps et d'un été . Il en va de même pour une seule journée, qui change à chaque instant.

Pour cette raison, même si nous le désirons, il nous est impossible de donner au monde d'aujourd'hui l'esprit d'il y a cent ans ou plus . Ainsi, il est d'une importance extrême de tirer le meilleur de chaque génération . Ceux qui se contentent de regretter le passé se trompent par manque de compréhension . D'un autre côté, ceux qui ne connaissent que le monde présent et méprisent le passé négligent leur devoir
.

De la même façon, une année est faite de bien plus que d'un printemps et d'un été . Il en va de même pour une seule journée, qui change à chaque instant . Toutes les époques comprennent des cycles analogues, plus courts, imbriqués à l'infini . Ce sont d'analogues structures cycliques qui se répliquent indéfiniment . Abellio a noté : chaque époque, est à sa manière, une grande époque . L'illumination est une grande époque, quand chez un homme elle porte l'alliance du temps et l'éternité . Il est des liens, des amitiés, des amours, qui sont des printemps pour un être humain . Nous pouvons évoquer, retrouver les voies de renaissances, même au présent cycle . Et le Seigneur retrouve ce qui est perdu .

Nous n'avons rien et nous fondons notre cause sur rien . Nous créons un monde nouveau, dans l'analogie archétype du créateur parlant au dessus des ténèbres et des eaux - et c'est cela l'art . La puissance libératrice de l'art ne peut résider dans la production d'objets commercialisables, mais dans l'évocation de lois ordonnant des mondes . Il n'est pas d'action plus élevée dans le désert du réel que la production de puissances de mondes nouveaux . La liberté tient à la puissance de se voir enchaîné dans l'illusion, et à la puissance d'imaginer les mondes qui ouvre l'amplitude et l'exaltation indéfinie de l'être .

Je cite ces mots de Bulatovic...
-La liberté qui vous tient à cœur, Herr Ott!
-Ah oui, elle me tient à cœur, cette liberté qui a y regarder de plus prêt, diminue de jour en jour...(...) ce que nous nommons le ciel , les hauteurs, la seule chose qui nous appartienne après tout...
.

Je cite le projet de déclaration des devoirs envers l'être humain :

Une personne peut de droit antérieur à tout droit possible, participer indéfiniment de multiples demeures, de multiples mondes. C'est la pratique de la liberté et le destin. La liberté de choix dans un monde pré-donné et déjà construit est la liberté animale, celle des rats de labyrinthe, vendue par la tyrannie comme essence de la liberté. Le labyrinthe de la tyrannie est unidimensionnel.

Tout ordre qui se referme sur lui même mérite le nom de tyrannie. Tyrannique est l'ordre qui refuse toute extériorité.. Et c'est la tendance de tout ordre aveugle de se poser comme totalité sans reste, de passer de la vérité fragmentaire à la Vérité, de la subordination de la liberté humaine à la Souveraineté. C'est l'usurpation fondamentale impliquée dans l'ordre humain, la justification par avance de toutes les figures de Lucifer
.

Voyez William Blake à ce sujet . « Comme tout vrai poète, il était du parti du Diable sans le savoir . »

La production de mondes de choix à partir de situations de désespoir, de marée montante de la Destruction, l'ouverture de voies est la liberté humaine . C'est le combat désespéré entre les mâchoires de la mort . Là où le choix, la liberté est absente, l'homme essentiel produit les mondes qui la produisent à nouveau. Le choix de liberté est déchirement et co-engendrement de la personne, détermination, position et négation entrelacés, mort et résurrection.

Celui qui était avant le croisement des astres n'est plus celui qui foule le sol de ce rayon . Celui là est autre que lui-même.

La liberté ne peut être éteinte, comme la Lumière ne peut être voilée par aucune tyrannie. Elle peut seulement éloigner la lumière, plonger le regard dans les ténèbres. Aucune tyrannie ne peut enfermer la puissance. Seule l'Imagination permet ce refus réaliste des ténèbres .

Aucun homme ne peut de droit être soumis absolument, c'est à dire privé de mondes par l'oppression dans le monde des choses. Cette opération est matériellement possible par la négation des besoins élémentaires de l'homme. L'homme alors est écrasé vers l'animal.

Aucun homme né à la Gnose ne peut l'être de fait. A lui, au plus profond des ténèbres reste une étincelle. Mais l'étincelle n'est que souffrance quand rien de concret ne peut fleurir dans le réel.

Face à une pareille tentative de négation, la mutinerie est un droit strict d'application immédiate
.

***


Le deuxième kairos des dissidents est de fonder une union d'êtres humains à partir de leur cause nourrie souvent dans l'isolement du bloom . Évola, homme moderne revenu de tant d'abîmes du nihilisme, et des profondeurs du labyrinthe, a su montrer la voie .

(…) si les anciens principes pouvaient de nouveau agir sous des formes nouvelles (…) si ce n'était plus les patries et les nations qui unissaient et séparaient, mais des idées ; si c'était (…) un système de rapports loyaux, libres et fortement personnalisés (…) la seule perspective qui reste est celle d'une unité invisible dans le monde, par delà les frontières, de ces rares individus qui ont en commun une même nature, différente de celle de l'homme d'aujourd'hui, et une même loi intérieure . C'est presque dans les mêmes termes que Platon parle de la véritable Cité comme d'une idée (…) c'est le même type d'unité qui a servi de fondement aux ordres (…) si de nouveaux processus devaient se développer à la fin de ce cycle, c'est justement dans des unités de ce genre qu'ils trouveraient peut être leur point de départ . (…) l'appartenance à une même patrie ou à une même terre serait remplacée par l'appartenance ou la non appartenance à une même cause . (Chevaucher le Tigre,fr, p228)

Oui, c'est une cause qui peut nous relier, et non les patries défuntes . Se relier à une cause est aussi abandonner le narcissisme . Le plus grand mal du bloom est le narcissisme . Dans la recherche de la science, comme dans celle de la sagesse ou de la beauté, le narcissisme est la certitude de l'impuissance ou de la destruction . De même, le concept moderne d'art est la porte ouverte à toutes les insignifiances autistiques – la béatification du narcissisme .

Le narcissisme est le pendant de la théorie de l'ego tout puissant qui informe notre idée de la liberté, le « je fais ce que je veux » où les « j'ai bien le droit » . Le piège du narcissisme est exactement la plus solide chaîne de l'asservissement du bloom, asservissement à son désir, au désir instrumentalisé pour faire de lui un esclave du Système . On nous fait croire que l'on désire ce que l'on veut, alors que le désir et manipulé, et que tout nous incite à poser que ce que l'on désire est ce que l'on veut . Mais non, l'homme ne désire pas ce qu'il veut, c'est une évidence vécue tous les jours . Pourquoi les hommes sont-ils si envieux les uns envers les autres, pourquoi ne veulent-ils pas désirer ce qu'ils ont ? Pourquoi un hétérosexuel ne peut-il pas volontairement devenir homosexuel, ou un homosexuel ne peut-il pas devenir un hétérosexuel heureux sans difficultés ? Les antispécistes veulent croire qu'ils peuvent désirer une guenon, mais ils se mentent à eux-même pour la plupart, et ceux qui ne se mentiraient pas ne peuvent être admirés . Le désir entraîne la volonté, et peut l'asservir, aussi bien que la crainte de la mort .

Le narcissisme est le reflet de l'ego spectaculaire . La réalité, le non-moi de l'homme moderne est la fausse réalité du Spectacle ; et son moi, son ego, est le reflet, l'identité qui se détermine par les négations du Spectacle . Son ego est une aliénation reflet d'un monde entièrement fictif, où la vérité n'est présente que par fragments insérés dans le récit général pour faire vrai, comme un placage de pierre sur du béton, ou de peau sur du gel de silicone .

L'ego spectaculaire, c'est ce souffleur de théâtre qui parle par des matrices de discours entièrement prévisibles et croit exprimer son opinion libre et sacrée . Exprimer son opinion, en général, c'est être un reflet du vide, une activité dépourvue de sens . C'est cette vanité qui fait argumenter, et se réclamer de la vérité, non par amour de la vérité, mais pour avoir le dernier mot . C'est cette force de profanation qui pousse tant de blooms à mettre des commentaires ineptes sur ce qui les dépasse, comme un chien qui marque son territoire .

Le narcissisme est la force de morcellement, le règne de la quantité, à l'œuvre parmi les hommes, le reflet exact du Système . C'est pourquoi je pose qu'il est plus important d'être loyal à la cause qu'être original à tout prix, et même d'avoir du style . Guénon ne se réclamait ni du style, ni d'une pensée propre, ni d'un système . Qu'il est néant en vérité d'être original, quand il n'est grand que d'être originaire . Qu'un artiste, qu'un penseur ne sont grand que dans la mesure de leur effacement, qui rend leur œuvres tendanciellement éternelles . Qu'un homme puissant est avant tout un homme capable de liens inconditionnels . Que des liens inconditionnels ne sont pas la dictature, puisqu'aucun ordre traditionnel n'a jamais été une dictature . Une organisation puissante n'est pas totalitaire, ne tend pas à répliquer indéfiniment des individus isolés sur un modèle unique, dans une dynamique quantitative . Une organisation puissante est organique, elle fonde l'harmonie de toutes ses parties différenciées, sans même projeter de les réduire à un modèle unique . Elle sait que tout être a sa place, et qu'elle lui est parfaite, y compris le pauvre, le fou, par exemple, et même le méchant, le pécheur ou le saint, ou encore l'animal . Le principe d'une organisation puissante est là : qui vous accueille, m'accueille ; et qui m'accueille, accueille celui qui m'a envoyé .

C'est le narcissisme qui nous pousse à être le comédien de nous-même, qui nous pousse à être complaisant avec des poses déréalisées, spectaculaires . Il est des règles simples pour évaluer notre dépouillement du narcissisme, cette voie qui permet de mettre l'union et la puissance au dessus des rodomontades de celui qui se la joue puissant par des grandes proclamations guerrières qui restent vides – et le plus souvent, cela est sage, beaucoup plus sage que les propos .

Le premier est le respect du principe de congruence, qui fait que la parole qui ne pose pas rigoureusement ses propres conditions de réalisation est un spectacle, comme un long appel médiatique à faire silence médiatique, ou comme les cours magistraux de Deleuze contre le cours magistral .

Le deuxième est le respect du principe d'unité . Il n'est pas bon qu'un frère crache publiquement sur une œuvre qu'il n'a pas fait l'effort de comprendre – il est possible de se taire, ou de remontrer en privé, dans des discussions par amour de la vérité . Qu'une attaque publique contre un homme ne soit pas une décision légère, personnelle, ou isolée . C'est pourquoi ce texte ne doit pas être pris comme une attaque, ou un crachat, mais plutôt comme la forme d'une question cruciale – une question adressée à tout homme capable de le comprendre . Que jamais les brouillards de l'apparence ne fasse oublier que les grandes errances n'appartiennent qu'à l'homme noble, et que la pire transgression n'a pu être faite que par le porteur de lumière, Lucibel, l'Ange de l'étoile du matin qui annonce l'aurore .

Le troisième est le principe de rigueur . Aucune concession ne doit être permise contre le Système, et le discours sur ce sujet ne doit pas s'autoriser d'approximation ou de demi-mesure . L'activisme vide, sans pensée, ne doit pas être préconisé, et encore moins surévalué . L'absence d'organisation, le spontanéisme, ne sont que le reflet impuissant du narcissisme . De manière générale, l'hyperactivité n'est rien d'autre que l'analogie physique des diseurs d'opinions, une production dépourvue de sens . Oui, nous ne sommes pas, dans l'absolu, à deux siècles près, même si notre désir et notre impatience le sont . Et dans l'absolu, tout cela est inessentiel .

Mais je ne suis pas homme de l'axe du monde, homme silencieux aux yeux fermés en position du lotus – l'homme du centre éternel et sans lieu . Je suis du lignage des fidèles d'amor, homme nomade de nulle part, homme de la circonférence . Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix . Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va . J'embrasse le Serpent et la Torque, les figures de la Roue, les spires du Dragon . C'est le fond spirituel de la Gaya Scienza, l'amor fati – l'amour du destin est amour de la Roue . La vie est un cercle : on sort du Suprême, et on retourne vers le Suprême . L'amour du Suprême est aussi amour du cercle des mondes, de la chaîne d'or de l'être, comme l'amour de la source est aussi l'amour du fleuve . L'amour du destin est amour du dépassement éternel des cercles dans l'ellipse, l'essence de l'homme comme dépassement de l'homme .

Il n'est d'autre Lucifer qu'Adam . Adam transmet la sève, le sang et le souffle . Et cet Adam le rouge est aussi l'ami spirituel, l'amant divin : car toute vie est la vie du Suprême . Böhme a dit : Dieu voit et entend par toi . Ibn Arabi a dit : Seul Dieu est, seul Dieu agit, pour les hommes comme pour les anges .

Je laisse la conclusion à Bulatovic faisant parler le groupe Gullo Gullo :

Nous ne sommes pas une école(...) La force de notre mouvement, c'est qu'il a des tâches à remplir, mais que personne ne les impose, elles vont de soi . Vous leur montrerez(...) que seuls les lâches, les cons, les désespérés se mêlent de pendre, d'égorger et en général de tuer : ce n'est pas là notre affaire, nous sommes des moralistes, des visionnaires, des interprètes (...)il doivent comprendre que les vrais révoltés, les terroristes de l'avenir sont arrivés...

Annexes :

Laurent James sur Parousia : http://parousia-parousia.blogspot.com/2012/02/blog-post.html

Michel Drac sur scriptoblog : http://scriptoblog.com/index.php?option=com_content&view=article&id=787:reponse-a-laurent-james&catid=34:actualite-des-amis-du-site&Itemid=53

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