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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mercredi 12 octobre 2011

Le fétichisme de la marchandise, II . Concept systémique et Concept sémantique du lien .



(Michele Angelo 1967 - FB Amélie May Rose d'Hennezel)

Le premier article de ce travail posait la question des modes de dissimulation fonctionnelle de la domination dans le Système, dissimulation fonctionnelle tant pour en limiter les accrocs que pour en rendre durable et autonome le fonctionnement avec un minimum d'incertitudes pour le Système –ainsi il n'est pas indispensable d'apporter à tous des corrections pour conserver chez chacun un comportement compatible avec le Système . Il est certain qu'il a existé des systèmes sociaux plus coercitifs, basés sur une répression plus violente ; il n'en est pas moins évident que le Système moderne aggrave insidieusement la coercition, en particulier par la menace latente de la surveillance généralisée, et par des interventions destinées à servir d'exemple, dont un prototype est l'affaire Coupat .

De l'observation que des corrections plus ou moins marquées sont indispensables au fonctionnement du Système global, il faut inférer que les sous-systèmes psychiques présentent des puissances de développement qui pourraient contrarier le fonctionnement du Système au profit de l'oligarchie, c'est à dire que les liens dans le système social entre les sous-système psychiques et le système social général sont beaucoup plus laxes que dans un organisme . Une raison de cette laxité apparente est la réalité de la discrétisation des communications entre sous-système psychique et système général, comparée à la communication continue de l'organisme avec les organes . Pour limiter les effets de cet isolement relatif de l'homme au Système, l'occupation temporelle continue de la communication spectaculaire est sans doute un facteur important d'unité – l'interruption durable des médias support pourrait avoir à moyen terme des conséquences sérieuses sur l'ensemble de la domination du Système .

Les sous-systèmes psychiques sont rarement contraints à se mettre dans le flux de la communication issue du Système, et pourtant il le font de manière massive . Le besoin de se placer dans le flux est de l'ordre de l'addiction, c'est à dire que le fait d'en manquer est déjà une angoisse pour un certain nombre, avec la certitude de s'ennuyer ; ainsi le besoin alimente la consommation qui alimente le besoin et la dépendance . Ce phénomène est à décrire sous les termes de la communauté réelle du pôle dominant et du pôle dominé, c'est à dire en dépassant la représentation fonctionnelle d'intérêts radicalement divergents de ces pôles, sur le modèle d'un esclavage sadique fantasmé, pour comprendre les liens existant entre les maitres et leurs serviteurs .

Globalement, il est clair que tout lien entre des pôles suppose une communication entre eux, et donc que le lien de domination repose sur une communication du dominant et du dominé . Il doit exister un langage partagé et des comportements coordonnés . Plus clairement, il existe par principe une coopération entre dominants et dominés, et des bénéfices réciproques, donc des bénéfices d'être–dominé, dont un aspect est sans doute nommé masochisme en psychologie . Cet aspect est difficile à décrire, car dans l'ensemble le dominant représente dans la société la figure du désirable, et que le désirable inverse ne peut qu'être obscurci partiellement dans la représentation de la société par elle-même . De plus, une domination dite excessive paraît créer une victime, et il paraît infamant de poser que la victime est complice de son agresseur . C'est pourtant le cas général de la victimisation en criminologie . Je dirais même qu'une agression est d'autant plus traumatisante, perturbante pour l'identité personnelle, que la complicité a été la plus forte et la plus sensible, dans le cas où il est indispensable qu'elle soit niée pour la suite . Un cas douloureux est la participation de notables de la communauté aux opérations du génocide européen des juifs ; un autre est le puissant soutien populaire à Pétain, et l'avilissement de l'admiration devant l'agresseur . Car l'unité de l'image de l'ego est alors la plus atteinte . Le déni est alors une solution courante, le fameux tous résistants, complètement faux . Le syndrome de Stockholm montre cela : l'identification à l'agresseur, c'est à dire le soutien pur et simple de celui qui est définit comme l'agresseur par la réalité légitime . Il faut être conscient que le soutien des masses au Système peut être la forme générale et banalisée d'un syndrome de Stockholm . Il est probable que la véritable difficulté n'est pas le moment du syndrome vu de l'extérieur, la soumission à l'agresseur qui est alors syntone au moi, mais la violence de la dissociation du passage d'un système social de domination à un autre . Dit autrement, les masses seront aussi violentes – je dirais plus violentes - contre celui qui dévoilerait leur complicité à leur asservissement, que contre ceux qui les asservissent .

Ainsi tous peuvent être victimes, mais tous ne sont pas résistants ou dissidents .

Le lien de domination, le rapport entre dominant et dominé ne construit pas nécessairement une identité de victime . Pour qu'il y ait victime, il faut qu'il y ait transgression, un écart au système social qui doit être résorbé par l'homéostasie du système .

La question est celle de l'écart au système social et aux mécanismes de défense d'un système social . L'écart peut être une faute, et le transgresseur doit être puni ; il peut être une erreur, pardonnable si elle est corrigée, qui devient une faute si l'écart est maintenu ; il peut être une maladie, une passion sans responsabilité, et le transgresseur doit être soigné .

Le cas de la « victime » est la construction sociale d'une transgression sans responsabilité, où le retour à l'ordre prend la forme du soin . L'exemple des rapports entre les sexes, rapport systémique par excellence, peut illustrer le cas . Une séduction subie, mais sans violence, et fortement associée à une jouissance inconnue jusqu'alors peut être considérée comme une découverte légitime d'une identité nouvelle, ou, si l'entourage social le présente comme une horrible transgression, comme un trauma culpabilisateur . Cette séduction peut être une faute durement punie, une erreur (tu aurais du savoir qu'il ne fallait pas...) ou un événement dont on est la victime innocente . Le récit servi et imposé à la victime est constituant de la gravité de l'offense ; ainsi poser d'entrée la gravité de « l'offense » face à une « victime » qui ne la pense pas comme une offense n'est pas aider la personne identifiée désormais comme victime, mais poser un être comme victime, sacrifier « la victime » par la construction de son identité de victime à postériori, au maintien de l'ordre social . C'est très caractéristique de la propagande féministe-puritaine sur les campus des États-Unis, qui permettent à une femme consentante à un rapport sexuel de découvrir bien plus tard qu'elle a été victime . Pour garantir la coopération des « victimes », les sociétés leur donnent les bénéfices secondaires de la maladie, recherchés parfois dans les névroses, qui sont l'attention, le retrait de l'obligation de travail, le soin, etc...

Soyons très clair : chaque mode de traitement de l'écart est d'abord une réaction de défense du Système social avant tout . Ce phénomène est parfaitement net dans les sociétés puritaines qui condamnent très gravement certaines relations sexuelles, en protégeant par exemple les jeunes filles « séduites » tout en les stigmatisant ; ou dans l'interdiction de la drogue ou de la prostitution au nom des « victimes », qui ne se reconnaissent pas toujours telles . L'homme ou la femme rebelle sont alors ceux qui refusent d'être posés en victimes . Rimbaud mineur, séduit par Verlaine, affirme qu'il n'est PAS victime . Telle femme séduite fait de même, et proclame et qu'elle a désiré la chair, et la désire encore, et l'assume . Elle deviendra alors souvent prostituée, par exclusion de son groupe social d'origine, au XIXème siècle . Le désir est ainsi une voie de refus de l'identité octroyée par le système social . Dans l'hypothèse de la lutte des classes, le prolétariat est victime de l'exploitation : c'est à dire que les classes exploitées sont pensées comme victimes d'un écart au système social, et comme n'ayant aucune responsabilité, ni participation à leur exploitation . Cela est globalement une représentation morale, inexacte, du problème de la domination .

La proclamation de la lutte des classes, de l'absence de participation du dominé au lien de domination est une dissociation de la réalité telle qu'elle peut être décrite en termes systémiques . Cette dissociation n'est pas inconnue . Dans le procès de transformation, d'auto-constitution de l'homme en créature fonctionnelle du Système – processus qui est une réduction – de puissants processus dissociatifs sont à l’œuvre au niveau des individus, qui doivent nier des parties d'eux-même pour jouer le rôle fonctionnel attendu dans les théâtres du Système . Ces puissants processus dissociatifs, liés à une intensification de l'éloignement de la réalité immédiate, eux-même liés à une intensification de la nécessité de se la raconter – se la raconter innocent, indépendant du capital - pour maintenir les fictions fondatrices du Système en tant que sous-systèmes nécessaires à l'ensemble de son fonctionnement, provoquent de puissantes tensions intrapsychiques qui peuvent être résolues par des traitements médicamenteux, mais qui sont aussi présentés dans les récits les plus élaborés comme des fictions désirables . Présenter comme un progrès hyper-branché les nécessités du Système est un grand classique du Spectacle ; ainsi le deleuzisme, qui présente la dissociation générale des sous-systèmes psychiques fonctionnelle au Système comme un immense progrès de l'esprit humain, et la schizophrénie née non du refoulement conscient des désirs, mais du déni pur et simple de la réalité des désirs de chaque sujet, comme un modèle de l'homme, est-il en passe de devenir la théologie fonctionnelle des formes les plus avancées dans la dissociation et la décomposition du Système . Ajoutons que, de manière analogue à chaque niveau de développement du capitalisme, les formes les plus avancées se réclament de la révolution contre lui, tout en étant en réalité le produit et le facteur de poursuite de l'intensification du Système . Du point de vue de la description, le conflit se joue entre le récit de soi qui se structure sur la sémantique, et la réalité systémique des liens sociaux concrets .

Dans la constitution des polarités qui gravitent autour d'un lien dans un système, nous devons noter toutes les difficultés qui opposent la constitution systémique et la constitution sémantique du monde . Dans la constitution systémique, les pôles n'existent que par le lien, et celui-ci est prioritaire ontologiquement ; les pôles forment donc une unité de fait, globale, qui doit être comprise globalement pour donner accès aux parties . Dans la constitution sémantique - sémiotique du monde, les pôles sont des unités, encore plus sous l'aspect vocal des mots ; les sèmes s'opposent binairement, comme si les pôles pouvaient être de manière autonome, comme objets suffisants en soi, selon la définition du nominalisme de Goodman, « le refus d'admettre toute entité autre qu'individuelle », ce qui exclut les liens du champ des entités, et fait des organismes soit des collections d'entités individuelles, soit des entités individuelles sans parties réellement existantes – la grande illusion du nominalisme moderne, et ses fausses et illusoires évidences . Le nominalisme est le tronc commun des idéologies politiques des modernes – ce point a été déjà largement argumenté ici, ou par André de Muralt : l'unité de la philosophie politique .

Par ailleurs, la stricte opposition qui construit le sens dans l'ordre sémantique rend peu intelligible le lien pourtant nécessaire en systémique entre les opposés, nommés dans l'ordre de la sémantique par nécessité . La sémantique binaire aveugle en permanence sur la réalité systémique des fonctions sociales complexes . L'ontologie nominaliste est incompatible avec une science poussé des modèles systémiques des puissances sociales, pourtant indispensables à leur description réaliste, et non idéologiquement fantasmée, et jouée en continu dans le Spectacle . L'ontologie nominaliste est par nature l'ontologie de la propagande – elle est l'essence du Spectacle . Le nominalisme est en quelque sorte l'ontologie de la sémantique, qui s'oppose à l'ontologie de la syntaxe en croyant ruser avec la langue, et dépasser ses limites, alors que l'ontologie ne peut sortir du sens, dépasser le sens que dans un spectacle fictif de dépassement qui sera encore fait de parole, comme le fait de parler, au singulier, absurdement, d'UN plurivers – le sens ne peut sortir du sens .

Le fétichisme de la marchandise pense la domination, et dès ce terme de fétichisme le problème de la médiation de la domination est pensé dans l'ordre du nominalisme et de la sémantique, c'est à dire dans la perspective d'une opposition, d'une étrangeté radicale des pôles qui de ce fait sont pensés comme étant en lutte . Cette perspective est également typique du darwinisme et de son principe de la sélection naturelle, qui se pose sur l'horizon, également propre à l'idéologie libérale comme à l'idéologie nazie, d'une lutte universelle basée sur le caractère incompatible des intérêts . Cette perspective est puissance d'illusion extraordinaire, sensible dès le Manifeste du Parti Communiste :

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte
.

Car pour un peu que l'on accepte d'y réfléchir à tête reposée, la règle de base de toute société humaine hiérarchisée est la paix, quand bien même des conflits limités ne cessent de naître ; c'est à dire que la lutte est en général bien dissimulée, très bien dissimulée . La vérité est que les conflagrations révolutionnaires sont exceptionnelles, et que l'entente relative est la règle véritable . La thèse de la lutte des classes dissimulée permet de faire de tout conflit le signe de la lutte des classes omniprésente, et efface les immenses périodes historiques sans troubles, que par exemple les historiens de l'Égypte nomment périodes intermédiaires entre le rayonnement des Empires . Les guerres ont été permanentes dans le monde entre des organisations hiérarchisées, infiniment plus que les guerres civiles – et les représentations des civilisations sont de la normalité des guerres étrangères, et de la pathologie des guerres civiles .

Nous avons sous nos yeux, depuis 1945, l'image d'États extrêmement puissants, exploitant des masses d'hommes au profit d'une oligarchie infime dans une propagande assourdissante et mensongère, mensongère à un point jamais atteint dans l'histoire, au point de produire la réalité virtuelle qui rend légitime à priori le discours de légitimation du pouvoir . Dans ce discours spectaculaire qui éloigne la réalité dans une représentation toujours plus lointaine et insaisissable, les hommes se la racontent vainqueurs des religions, des puissances fantastiques de tromperie de l'homme, alors même que ces puissances de tromperie modèlent l'ontologie culturelle elle-même, le logiciel fondamental de toute pensée de l'être . Ces puissances mènent une guerre d'annihilation à la plupart des héritages des civilisations les plus riches de l'histoire, et on ne compte plus les hommes nobles qui en ont condamné des aspects . Les paroles de ces hommes sont en libre accès de manière universelle . L'exploitation des masses d'hommes détruit à vie allure les ressources de la vie matérielle, symbolique et spirituelles des hommes . Des images de catastrophes inconnues se propagent en masse, certes incomprises, mais horribles à voir . Et il ne se passe rigoureusement rien d'autre que la formation infime d'une dissidence hésitante et complexée .

Loin d'assister à des révoltes communes, que ce soit dans le IIIème Reich, ou ailleurs, que ce soit dans les États Européens actuels, en Grèce ou ailleurs, la vérité est que la révolte est certes souvent visible, mais au fond très faible, inorganisée, et incapable de s'opposer réellement à l'idéologie officielle . La vérité est que seule une dissidence infime tente réellement de s'opposer aux énormes appareils idéologiques d'État . Très souvent, comme les spirituels du Moyen Âge, l'opposition apparemment la plus radicale condamne les temps au nom des valeurs du temps, et donc fondamentalement ne menace pas l'essentiel du pouvoir en place . Plus même, l'opposition apparemment la plus radicale permet au Système de s'approfondir, d'aggraver son emprise, sous les masques de la contestation et de la révolution la plus sincère, à travers les travaux de stipendiés de l'appareil idéologique d'État – voyez la déconstruction, et la réalité du libéralisme radical et orthodoxe d'un Deleuze derrière la pompe progressiste .

Théodore Kaczinski, que l'on peut trouver brutal mais qui pose quelque une des questions fondamentales d'une théorie révolutionnaire, le note ainsi :

Le gauchiste du type sursocialisé essaye d'enlever sa laisse psychologique et d'affirmer son autonomie en se rebellant. Mais il n'est ordinairement pas assez fort pour se rebeller contre les valeurs les plus fondamentales de la société. En général, les buts des gauchistes d'aujourd'hui ne sont PAS en conflit avec la morale acceptée. Au contraire, le gauchiste prend un principe moral accepté, l'adopte comme sien et accuse ensuite la société de violer ce principe. Exemples : l'égalité raciale, l'égalité des sexes, aider les pauvres, la paix par opposition à la guerre, la non-violence en général, la liberté d'expression, la bonté envers les animaux. Plus fondamentalement, le devoir qu'a l'individu de servir la société et le devoir qu'a la société de s'occuper de l'individu. Tout ceci sont des valeurs profondément enracinées dans notre société (ou au moins sa bourgeoisie ) depuis longtemps. Ces valeurs sont explicitement ou implicitement exprimées ou présupposées dans la plus grande part de ce qui nous est présenté par les médias grand public et le système éducatif. Les gauchistes, particulièrement ceux du type sursocialisé, ne se rebellent normalement pas contre ces principes, mais justifient leur hostilité à la société en assurant (avec un certain degré de vérité) que la société ne vit pas en accord avec ces principes.

Poursuivons dans une perspective systémique . Hilberg, dans la destruction des juifs d'Europe, note à quel point l'encadrement des camps de concentration est d'effectifs faibles par comparaison avec la masse écrasante, accablante des victimes, et la violence des actes commis . Les victimes ne pouvaient même pas partager l'idéologie nazie ; et pourtant il a fallu une immense résolution, et une préparation lente, aux meilleurs cadres du ghetto de Varsovie pour organiser la lutte armée . Encore une fois, je ne veux dire par là que ceci : la règle la plus commune, la plus évidente, n'est pas la lutte entre dominants et dominés, mais bien la soumission . Être résistant ne fut pas le fait de tous, et est une épreuve dure, amère, d'isolement au départ, et même parfois plus durablement . Regardez les gens des zones contaminées de Fukushima : le Spectacle nous a présenté avec faveur leur « discipline », la « discipline japonaise » ; nous avons vu le spectacle d'une politique industrielle capable de prendre le risque de détruire une immense cité de plus de trente millions d'habitants sans provoquer la moindre révolte . Le Spectacle nous présente avec la même faveur des êtres humains continuant une vie quotidienne dirigée vers la mort comme si de rien n'était, comme si les messages rassurants du Spectacle étaient plus vrais que la réalité de la mort insidieuse autour d'eux . Cette faveur pour la discipline, c'était la même que le bourrage de crâne de 1914 pour la discipline des soldats allant à l'abattoir absurde des premiers combats, robe rouge et casque brillant sous le feu des mitrailleuses – c'est encore la même fascination avouée pour les grandes cérémonies de Nuremberg . Dire cela, je le sais, est impossible à admettre par la plupart des hommes de ce temps ; les hommes ne seraient plus aussi crédules qu'au siècle des catastrophes . Mais celui qui sait voit, à l'évidence, que la seule véritable différence est la barrière des défenses de l'ego, ce refus viscéral, atroce, d'être un homme trompé, une victime de l'histoire . Admettre la tromperie réelle du Spectacle est aussi amer qu'admettre la tromperie d'un conjoint au terme d'un lien, ou la tromperie d'un parent à la fin de l'enfance, car la perte, tout le temps de la vie passé dans la créance du Spectacle, est irrémédiable . Les vieux dépourvus de sagesse préféreront y croire jusqu'à la fin .

C'est en effet une autre observation qu'il faut ici apporter . Les hommes activent leur mécanismes de défense de l'ego plus que jamais quand leur monde est menacé . Il n'y a pas eu de nazis plus fanatiques qu'après Stalingrad, et encore plus en 1945 ; il n'y a pas eu de communistes plus fanatiques qu'aux périodes de grandes difficultés de la Révolution, alors que l'érosion de la foi communiste était très avancée dans l'oligarchie de la fin des années 80 ; il n'y a pas de libéraux plus fanatiques qu'aujourd'hui, au moment où les abîmes ne cessent de s'ouvrir sous les pas du monde libéral, au moment où l'absurdité radicale d'un monde de mobilisation totale en temps de paix, qui ne cesse de s'autodétruire, par le fanatisme du travail, dans une course illusoire à la jouissance sans travail – au moment où la conservation de la liberté individuelle amène à encadrer toujours davantage la liberté individuelle, au point de tendre idéalement à standardiser les comportements comme sont standardisées toutes choses, et les âmes encore plus – bref, au moment où se manifeste l'éclatante faillite du monde libéral, bien au delà des faillites financières, on retrouve des catéchismes de doctrine libérale . Écrasé par le poids de difficultés inintelligibles dans son idéologie, l'homme moyen cherche à s'en sortir par davantage d'idéologie, alors même qu'à l'évidence ses difficultés sont causées par l'idéologie qu'il veut conserver jusqu'à la mort . Comme si une idéologie était comme une vraie personne, le pôle d'une fidélité possible .

Voilà l'enjeu d'une pensée du fétichisme de la marchandise : c'est l'étude de la manière dont les liens fonctionnels de domination des hommes dans le Système sont constitués dans la représentation du Spectacle et des sous-systèmes psychiques, au point que même une situation aussi ténébreuse que celle du monde moderne – le monde de Fukushima, par exemple - ne provoque aucune réaction sensible . Cette situation est analogue à la léthargie de tant d'européens face à l'identification, la sélection et la destruction industrielle d'être humains opérée devant leurs yeux, alors que toutes les forces de leurs héritages spirituels auraient du leur faire éprouver une honte et une tristesse à mourir – sentiments, réactions, qui furent présents chez quelques hommes, mais simple arrière goût refoulé chez la plupart – sans parler de l'immonde jubilation des autres . Nous devrions être horrifiés de voir des petits enfants aller à l'école avec des détecteurs autour du cou, dans des régions dont le niveau de contamination radioactive avait poussé l'URSS, peu économe de la vie humaine, à évacuer ses propres territoires . Nous devrions être horrifiés de nos vies sans fidélités, sans esprit, sans souffle, de ces cages mornes, horrifiés de la bassesse matraquée du Spectacle, horrifiés de l'arrogance bestiale de la bêtise . Nous devrions vomir ceux qui empoignent les grands mots de noblesse et de liberté pour s'emparer de richesses au prix de vies humaines, et de ceux qui parlent de droit en pratiquant des assassinats ciblés au missile .

Un jour ce mépris de la vie humaine se tournera contre nous-même, à nouveau, tout simplement par hasard de l'histoire .

Indignés, encore un effort si vous voulez sortir de votre sommeil théorique !

La guerre est la lutte de l'esprit contre l'esprit, car l'esprit a trahi la vie et l'homme .

Le prochain article abordera la question du fétichisme dans la perspective théorique de la systémique sociale et du dispositif de domination .

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