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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 12 mars 2011

Du ventre de la catastrophe - ou qu'est ce qu'une catastrophe nucléaire ?



(La centrale de Techernobyl peu après l'explosion)



Dans les pas de l'Autre, j'ai vu ma propre empreinte et j'ai pleuré . (http://www.habaquq.com/saison2007/images/DPTcherno07.pdf)


Rien. De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier. De même, j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierais, de même que dans l'amour….Comme toi, j'ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l'oubli, comme toi j'ai oublié …Comme toi j'ai désiré avoir l'inconsolable mémoire, une mémoire d'ombre, de pierre. J'ai lutté pour mon compte, de toutes mes forces, chaque jour, contre l'horreur de ne plus comprendre du tout le pourquoi de ce souvenir. Comme toi, j'ai oublié. Pourquoi nier l'évidente nécessité de la mémoire ? Écoute - moi, je sais encore : ça recommencera 200 000 morts, 80 000 blessés en 9 secondes, ces chiffres sont officiels, ça recommencera. Il y aura 10 00 degrés sur la terre, 1000 soleils dira-t-on.

Hiroshima mon Amour - texte de Marguerite Duras .



Témoignage :

Et vous avez décidé d'écrire sur ce sujet ? D'écrire sur cela ? Pourtant je ne voudrais pas que l'on sache ce que je ressens...ce que j'ai éprouvé là bas...mais d'un autre côté, j'ai envie de m'ouvrir, de raconter tout jusqu'à la fin . Et néanmoins, je sens que cela va me mettre à nu et je ne le veux pas .

Chez Tolstoï, Pierre Bezoukov est tellement bouleversé par la guerre qu'il avait le sentiment d'avoir changé à tout jamais, tout comme le monde qui l'entourait . Mais le temps passant, il a fini par se dire "je vais continuer à tancer mon cocher ; à ronchonner, comme avant ." Alors pourquoi les gens se souviennent-ils ? Pour rétablir la vérité ? La justice ? Se libérer et oublier ? Parce qu'ils comprennent qu'ils ont participé à un évènement hors du commun ? Cherchent-ils à se réfugier dans le passé ? Mais les souvenirs sont fragiles, éphémères, ils ne forment pas un savoir exact, mais plutôt ce que l'homme devine sur lui-même . Ce ne sont pas encore des connaissances, seulement des émotions .

Mon sentiment...je me suis tourmenté, j'ai fouillé dans ma mémoire et je me suis souvenu...

Je me suis souvenu de la chose la plus horrible qui me soit arrivé pendant mon enfance...la guerre...

Je me souviens d'avoir joué, gamin, au papa et à la maman : nous déshabillions les bébés - les premiers enfants nés après la guerre - et nous les couchions les uns sur les autres...tout le village savait tout sur eux, les mots qu'ils avaient appris, le moment où ils avaient fait leurs premiers pas, parce que les enfants avaient été oubliés pendant la guerre (...)

J'ai aussi vu une femme se tuer elle même, dans les buissons, près de la rivière . Elle se fracassait la tête avec une brique . Elle était enceinte d'un supplétif des allemands, que tout le village haïssait... (...) je me souviens de mon père fusillé, que l'on emmenait dans un pull tricoté par ma mère (...) on se battait dans les alentours . Des cadavres d'hommes et de chevaux gisaient dans les rues .

Ces souvenirs me semblent tellement lourds que je n'en ai jamais parlé à personne ...

Je percevais alors la mort de la même manière que la naissance . La délivrance du veau ou des chatons provoquait en moi des sentiments similaires à ceux ressentis lors du suicide de la femme dans les buissons...j'en ignore la raison, mais cela me semblait la même chose...la naissance et la mort .

Depuis mon enfance, je me souviens de l'odeur du cochon que l'on tue . Il s'en faut de peu de choses pour que j'y retourne, que j'y tombe...Dans le cauchemar... Dans l'horreur...J'y vole .

Je me souviens des femmes qui nous emmenaient aux bains, quand nous étions petits . Les parties génitales de toutes ces femmes, y compris ma mère, tombaient (nous le comprenions déjà) et elles se bandaient le vagin pour les maintenir . J'ai vu cela . Les parties génitales tombaient à cause du travail trop lourd . Il n'y avait pas d'hommes . (...) Et il n'y avait pas de chevaux non plus . Les femmes étaient contraintes de tirer elles même les charrues . (...)

Devenu adulte, lorsque j'avais des rapports avec des femmes, je me souvenais de tout ce que j'avais vu aux bains...

Je voulais oublier . Tout oublier...je pensais avoir déjà vécu les choses les plus horribles...la guerre...

Et puis j'ai visité la zone de Tchernobyl . Je m'y suis rendu à plusieurs reprises...Et là, j'ai compris que je n'étais pas protégé . Je suis en passe de me détruire . Mon passé ne me protège plus, là bas .

Piotr S, psychologue, in La Supplication de Svetlana Alexievitch .


Bibliographie :

Jean Pierre Dupuy : retour de Tchernobyl, Seuil , 2006.
Svetlana Alexievitch : La supplication, 1997 en poche .
Jacques Blamont : introduction au siècle des menaces, Odile Jacob, 2004 .
Reportage photo à Pipriat : http://www.grcade.com/viewtopic.php?f=7&t=2217


Cours de l'Université de Paris I : Hervé Bredif .

http://e-cours.univ-paris1.fr/modules/uved/risques-naturels/html/3/31/311.html

Les premiers jours, c’était un véritable désarroi, car les références au passé n’étaient d’aucun secours. Notre connaissance de l’horreur, c’est bien sûr la guerre. Et là, tout était en fleur, les plantes continuaient à pousser, les oiseaux continuaient à voler, et pourtant l’homme se rendait compte que la mort était partout : invisible, inaudible. Il se rendait compte qu’il n’était pas adapté à ce nouveau monde, à ce nouveau visage de la mort, à ce nouveau visage du mal. Et ce désarroi était paralysant. Je pense que cette énorme quantité de blindés, d’hélicoptères, ces centaines de milliers de soldats, c’était une défaite totale du passé. La direction soviétique agissait selon la logique du passé : beaucoup de moyens techniques, beaucoup de militaires, mais tous ces grands moyens étaient impuissants. Cette image de guerre, cette culture de guerre du passé s’est effondrée à mes yeux. (Extrait du témoignage de l’écrivain Svetlana Alexievitch, auteur du livre La supplication, in Les silences de Tchernobyl, Autrement, 2004).

Commentaire :

Une catastrophe nucléaire est sans référence au passé, malgré le passé de Tchernobyl . Une catastrophe nucléaire est, de manière aveuglante, la présence du mal au cœur du présent cycle, la manifestation de l'Âge de fer . Elle a cette analogie d'avec le processus industriel d'extermination du III Reich d'être un mal au delà de toute la puissance des mots, des larmes et du cœur .

Les médias sont tétanisés . Ils ne peuvent même pas dire cela . L'énorme machine du Spectacle a des ratés, se retrouve dans l'incertitude, avant de basculer . Spontanément, cette machine montre sa complicité avec les mensonges, les mots de l'Empire, la langue instrumentalisée comme outils de domination du sous système politique et bureau-technocratique . Mais c'est notre capacité de perception même, de compréhension même, qui est atteinte . Le précédent de Tchernobyl a été nié, voilé dans le Système, de même que le Spectacle est en puissance de négation perpétuelle de toutes les horreurs de l'histoire, de même encore que
l'âme de l'homme n'est pas faite que pour la vérité, mais aussi pour le mensonge, pour le voilement, pour l'oubli de ce qui tombe comme des rocs au fond de l'âme, au risque d'empoisonner l'esprit .

L'homme est frère du mensonge, au contraire de l'esprit . L'esprit est cette puissance de dévoilement, de déchirement qui apparaît cruel, avide comme les crocs du loup, ou les griffes des fauves . L'esprit ne recule devant aucune souffrance pour saisir la vérité ; et l'homme spirituel, qui s'est exténué lui-même pour laisser vivre le souffle, l'esprit à travers lui comme le Typhon, est celui qui place la lucidité au dessus de tout – et donc est frère ambigu de l'ombre et du mal, qui doivent être aussi proches de lui que le serpent du talon de la femme, s'enroulant sur sa jambe comme un tronc, pour percer la fleur de sa tête en forme de glaive .
Le désir de lucidité est celui là même du Diable, comme Lucifer, ou Serpent, scrutant vers l'origine, dont l'analogue humain est le sexe ouvert de la femme .

Le rapport de l'homme à la vérité est un rapport érotique, de désir et de voilement . La puissance qui passe au travers du séducteur métaphysique est celle même de l'éros originaire – vous serez comme des dieux, connaissant le Bien et le Mal .

Quand une information dépasse les cadres de la perception normale de l'homme moyen, elle est violence, elle peut d'abord être niée . La violence, la virulence de la langue prophétique est là . La guerre métaphysique est là . Le porteur de lumière doit être violent pour faire voir la lumière, pour dire simplement :
et pourtant cela a eu lieu, cela est .

Les secrets de famille inavouables, qui serpentent dans les arbres généalogiques, révèlent la cruauté de ce rapport à la vérité, et la complicité radicale, l'union entre la puissance des vieux hommes, des derniers hommes, et le mensonge, et la négation de la cruauté intime du monde . Les versions totalitaires du Système illustrent aussi le fonctionnement présent du Système général . La nuit et le brouillard ne recouvrent pas que les déportés, mais la part d'ombre de l'histoire, et la part d'ombre de chaque ego .

La vérité est souvent cruelle, mais elle est la puissance de transformation même, le seul feu alchimique valable . La vérité est voie et vie . Comme le feu détruit, blesse en ouvrant la peau, bouclier du corps, et réchauffe, et éclaire, de même la vérité est destruction de l'ego, chaleur et lumière des lumières . Mais l'ego existe, comme le fleuve et la brume, et mérite d'être pris dans les éboulements de la destruction, par justice, selon l'ordre du temps . Si la vérité libérée de ses chaînes passe, par sa puissance excessive, au travers des défenses de l'ego et des frontières de celui-ci, elle est minimisée au commencement, puis envahit, puis dissout lentement la pensée constituante du moi et du monde -
ses conséquences se déroulent en anneaux spiralés, lentement d'abord, puis avec l'ampleur de la puissance, comme l'effondrement d'une falaise .

Et l'effondrement entraîne, fait tourbillonner vers l'abîme, les vivants, leurs ego, leurs histoires et leurs mondes .
Analogiquement à la relation d'exception dans le microcosme de l'âme, le temps, figure de la destruction des créatures, se manifeste un instant sans voiles .

Les pensées demeurent d'abord par force dans la normalité, avec des cadres d'habitudes, des actes et des propos accessibles . Puis le temps est suspendu, comme dans l'instant de la mort, où se récapitulent l'ensemble des mondes et des temps . Puis vient alors la réalisation de la promesse des fleurs, la compréhension et l'acceptation de la puissance du lien, de l'Aube d'été, le Kairos .

Le Temps, Verbe et comme Lumière, comme Printemps toujours déjà présent au cœur du monde, peut alors se manifester sur la cendre fertile des mondes passés . Le renouvellement des fleurs, des arbres, des amours et des histoires, images vivantes de l'éternité . Qui, quoi en nous a peur de la fin ? Avons nous peur pour les fleurs, les arbres ? Aimer la vie d'amor fati est ce creusement de l'ego qui l'exténue lui-même comme un torrent de montagne, dans lequel le saumon fait retour à l'origine cycliquement, et fait aimer la vie . Les délices infinis des baisers de l'Aimée . L'éternel retour, dont le cycle solaire est analogué . L'homme meurt, le passé est emporté par les ondes, et non la vie, ce feu qui se renouvelle à l'infini . Cette liqueur est d'une âpre saveur – mais est la seule qui me permette d'exiger jusqu'à la mort d'être à chaque instant sous le soleil exactement – d'être intensément présent, comme dans l'entrelacement du lien d'exception, intensément vivant, du feu de la Vie de la vie .

Le Système touché depuis toujours par le Dragon, lové en son cœur, entrevoyant avec stupéfaction son souffle toujours déjà présent, a nié, minimisé, renvoyé aux ténèbres archaïques, à l'étranger dans la maison, ce mal intense, cette destruction abyssale qu'il porte comme la soif de sang d'un Baal de bronze . Alors, il nie, il nie, il nie . Tout va bien . Tout va très bien ! Hitler ne pensait pas ce qu'il disait, disaient les apôtres de Munich . Staline était le petit père des peuples . Le progrès va résoudre le siècle des menaces, et éviter l'iceberg à notre Titanic ivre, notre monde .

Par exemple ? Il nous faut d'autres sources d'énergie : très bien, mais lesquelles ? Il n'en existe aucune durablement disponible . Abandonner l'électricité, le nucléaire, c'est, un jour, tout abandonner de la mythologie et des réalisations babéliennes du Système . C'est dérouler une liste infinie de conséquences qui touchent aux racines des mondes humains actuels, à la survie même, physique et mentale de grandes masses de peuples . C'est une révolution matérielle, idéologique, spirituelle . Cela ne se fera pas avec les bergers du Système . Cela n'est sans doute pensable que par l'épreuve violente, indescriptible, des limites de la réalité matérielle, car le Système est absolument prêt à sacrifier l'âme et l'esprit pour survivre – survivre, même vide de toute vie véritablement humaine, même en compressant l'humanité vers l'exténuation indéfinie, vers l'être-chose organique-mécanique entièrement réduit à l'état de fonction du Système, si cela était possible . Rappelez vous, quand vous entendrez des mots comme l'esprit n'est rien de plus que le produit du fonctionnement du cerveau - le réductionnisme n'est pas une simple position scientifique, il est l'expression fonctionnelle du Système, sa destination et sa fin . Il est également vrai de dire : le fonctionnement du cerveau est, lui, une construction de l'esprit . Mais la coupe n'est pas encore bue jusqu'à la lie .

L'agitation vide des pantins du spectacle se perpétue, mais de plus en plus artificiellement . La plus grande ville du monde industriel, Tokyo, 31 millions d'habitants dans l'agglomération, des mondes, des histoires, des rêves, des trésors de science et de savoir, le cœur du pôle asiatique du Système, pourrait devenir zone interdite pour des siècles . Voilà se qui se joue . Les conséquences d'une telle catastrophe ne sont pas pensables aisément .

Les fondements de la vie humaine sont atteints, comme si un abîme s'ouvrait sous nos pieds, et que nous marchions un instant dans le vide, en personnages dérisoires de Tex Avery - c'est une catastrophe physique, mais aussi métaphysique .

Les liens les plus intimes de l'homme sont atteints . La construction de l'ego, du monde, de ce que les philosophes appellent le sens, le nuage idéologique de l'histoire du Progrès et du Système, sont atteints . Les capacités de résistance et de vie des hommes sont atteintes . Au delà de ces limites se trouve l'inhumain, non l'inhumain supérieur, mais celui de la mort et des cendres .

Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination . (...) Prenez vous en main ! (La supplication, 4ème de couverture).

Les hommes passent en objets, et en objets nuisibles - objet en trop, objets à détruire . La destruction qui est le cœur du Système se montre au jour, et tous les soutiens du Systèmes, tous les hommes donc, se voilent les yeux pour ne pas voir .

Nul ne connaît la suite, mais l'histoire est en route .

Un médecin de Pripiat, près de Tchernobyl, déclare : Durant toute notre vie, nous avons cherché des ennemis, à l’intérieur, à l’étranger, mais en fin de compte, l’ennemi, c’était notre système. (in « De la gestion de l’accident à la réhabilitation des conditions de vie, Gilles Hériard-Dubreuil et Henry Ollagnon, in Les silences de Tchernobyl, Ibid.).






(Pipriat)


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