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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

dimanche 15 mai 2011

Les grands cimetières de lumière .



(Vermeer)


Le musée n'est pas le contenant neutre de l'art, mais une idéologie de l'art .


Sur les lieux dits "de culture" : l'arrogance de ceux qui croient être à leur place, l'allure affairée des "amateurs authentiques austères", l'intimidation respectueuse et habillée en dimanche des pauvres - et ceux qui se sont perdus . Parce que le rapport à la "culture" est devenu essentiellement une affaire d'image de soi sociale, et de narcissisme, ou de croyance de "se faire du bien", de "s'aimer" . Ainsi on consomme de la beauté, du beau paysage, des oeuvres, comme on se fait du bien avec des soins ou avec son analyste .


Sur les lieux dits "de culture" : pas de spontanéité, de légèreté, de rire, de liberté - de jouissance. Et un ordre bureaucratique : caméras, vigiles, merdophone à l'oreille pour vous dire quand c'est beau, règlement...j'aime et je n'aime pas ces lieux. Lentement ils se rapprochent du supermarché.


Décontextualisées, les "oeuvres"proposent spontanément la comparaison et la classification . La décontextualisation est la conséquence directe de l'idéologie de la chose, qui est négation des liens entre les pôles, et fait de toute entité une chose indépendante qui porte sa signification en elle-même ; alors que le signe est toujours par nature la part d'ombre de l'étant, le renvoi obscur vers ce qu'il n'est pas, comme la fumée qui s'élève dans le ciel signale le feu, comme l'Ecriture est à la fois voilement et dévoilement de Dieu, comme la lettre et la carte du tableau de Vermeer sont la présence qui creuse l'absence du monde et de l'aimé .


Ainsi la décontextualisation est aussi le désenchantement du monde, la fermeture du livre, comme si chaque lettre, chaque mot, chaque phrase pouvaient être placés en dehors de la spirale infinie des signes,en dehors du monde vivant de la Cité, en dehors de toute incarnation .


La décontextualisation est aussi l’arraisonnement double des modernes sur le monde .


Arraisonnement par l'appropriation, qui suppose le bien mobilier, pouvant me suivre, séparé du lieu, et centré non sur le monde, mais sur moi, sur mes déplacements, ma mobilité de main d'oeuvre pour le marché du travail, principe du déracinement général des hommes . L'appropriation est l'aspect du narcissisme moderne, cette centration vide sur l'ego vide, comme lieu d'accumulation de biens et de puissance matérielle, voire symbolique - quand on ne constate pas la tentation de faire de l'ego le lieu même du jugement dernier du monde, et de sa perspective la perspective sans perspective - la tolérance se réduisant à n'être que la reconnaissance neutre de la liberté du caprice individuel .


Ce n'est plus seulement la chose alors qui devient isolée, déracinée, vidée de substance : c'est l'homme lui-même . Car telle est la logique de l'appropriation dans le cadre de la technique et de l'idéologie racine : ce qui se montre comme maîtrise du monde est sa destruction, et celui qui maîtrise, l'homme, se retrouve bientôt objet du processus, se vendant sur le marché du travail, comme propriétaire de sa force de travail, ressource en tant que corps comme propriétaire de son corps - celui qui impose la forme à la matière, l'agent, devient matière broyée d'un agent sans sujet, le Système . Voilà ce que signifie être pauvre, et propriétaire de son corps, de sa force de travail .


Et arraisonnement par la commercialisation, qui suppose un objet fini fermé sur lui même, donc neutre vis à vis de l'espace, dont le nom est un nombre, la valeur ; et cette ontologie qui réduit ainsi l'étant, d'abîme et de signe qu'il est dans la lumière, à n'être qu'un nombre et un serviteur du narcissisme dans l'exhibition de soi comme amateur d'art, voire amateur fortuné, n’apparaît pas plus radicalement contradictoire avec la puissance de l'activité de l'homme comme poiésis du monde que dans le marché de l'art .


Comparaison plastique, d'où l'étude des arts plastiques ; classification, entre arts majeurs, identification par un auteur, et enfin classification temporelle, qui propose l'histoire de l'art . Ce qui est voilé par cette opération est l'oeuvre comme acte commun de la puissance humaine et de la puissance non-humaine de la matière, et de la matière symbolique ; ce qui est également voilé, c'est la puissance de l'art à intensifier un espace, à la creuser, à en construire des lignes de force d'un lieu où respirer et vivre : bref, l'art comme construction de la vie, ou encore le fait que toutes les activités humaines soient des arts, ce qui est la conception traditionnelle des arts . Le musée est un culte de l'art qui le neutralise, qui l'éloigne définitivement de la vie humaine ordonnée par la technique et le nihilisme .


L'objet d'art du marché est neutre par rapport au lieu, or l'habitat de l'homme est le lieu . La neutralisation de l'art comme construction de la vie humaine et du lieu, vérité de l'art tant qu'il a été le nom de toutes les activités humaines, est la séparation de l'art d'avec la vie . Le musée est un cimetière, c'est à dire un lieu de séparation d'avec ce qui est mort . Dans une pièce de Jon Fosse mise en scène par Patrice Chéreau, avec le soutien du musée du Louvre, rêve d'automne, toute l'action se déroule dans un lieu unique, un cimetière ; mais le décor choisi est celui d'un musée . Ce n'est pas par hasard : cette identification est obscurément comprise .


L'art séparé de la vie ouvre la porte au règne effectif de la technique . Les derniers vestiges de l'art, c'est la "décoration", les cadres standardisés posés où il y a de la place, les affiches clinquantes de l'industrie culturelle, les pâtes "traditionnelles" qui couvrent les panneaux préfabriqués de carton et de plâtre des habitations modernes . Le béton des cages, et les cages de la technique . Il est de telles prisons sur la terre, et de telles prisons dans nos âmes, ces prisons de l'âme qui nous rendent les prisons des lieux techniques invisibles .


L'Ecclésiaste dit : qui augmente le savoir augmente la douleur . Vive la douleur qui libère et fait voir - vive la douleur qui me rappelle mon amour, la douleur qui empêche d'oublier Jérusalem - si je t'oublie, Jérusalem...


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