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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 8 octobre 2011

Le fétichisme de la marchandise comme clef et comme porte de l'espace théorique révolutionnaire .

(liens :la puissance de dévoilement du sadisme sexuel comme manifestation de l'essence de la domination)


La réflexion théorique révolutionnaire postérieure à Marx rencontre parmi d'autres deux ordres de difficultés . Le premier porte sur la théorie du négatif, sur la conception et la réalité du réservoir de puissance qui peut renverser le Système, quand le prolétariat perd son caractère visible et massif ; le deuxième sur la théorie de la domination et de son lien avec la théorie de l'aliénation, ou spectacle, de l'être-un-autre qui se creuse pour le dominé dans le Système . Tous ces thèmes sont étroitement liés à la notion dialectique de mouvement, puisque le négatif est la production de la puissance d'autre dans le même, et l'aliénation, comme le fétichisme de la marchandise, sont le creusement du spectacle dans la réalité, comme inversion du travail du négatif, le négatif passé dans le spectacle revenant comme puissance asservie au service du Système et puissance d'annihilation des contradictions réelles par la production d'une contre-réalité devenue réalité effective aliénée .

Le Spectacle comme le fétichisme de la marchandise doivent être confrontés à une pensée de dissolution des pôles dans le lien, ou encore une pensée qui refuse de voir une différence décisive entre le concept d'un lien entre des marchandises, des images, et le concept d'un lien entre des êtres humains .

Un tel travail au coeur de la théorie révolutionnaire doit se donner pour but la reconquête de la puissance révolutionnaire de la pensée, dans un Système global impérialiste et bloqué dans des orientations étouffantes et mortifères - dans un ensemble de processus qui ne cessent de reconduire la crise, et mènent dans une situation qui échappe au contrôle .

Citons les sources pour finir cette introduction :

« Le spectacle n'est pas un ensemble d'image, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » - Guy Debord, Société du Spectacle, I, 4.

Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil ; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.

Marx, le Capital, livre I, chapitre premier, 4 .

Un problème posé par la théorie de la forme moderne de la société est celui de l'objectivation de la domination . On appelle domination le fait que des hommes puissent obliger d'autres hommes à faire ce que les premiers décident – une réduction de la complexité au désir d'un petit nombre . J.K Galbraith, dans l'argent, distinguait trois leviers essentiels de domination : la conviction, ou publicité et propagande, la force physique ou l'intimidation, l'argent .

L'argent est un moyen de domination extrêmement courant : par l'argent, un employeur peut définir les tâches quotidiennes d'un homme pendant la majeure partie de sa vie . Il semble d'ailleurs que l'argent soit comme une délégation de domination : l'homme qui paye son serviteur lui permet de payer à son tour des dominés à son service . Il faut reconnaître que cette délégation est très réduite, en général . Mais elle motive.

Il semble évident qu'il existe dans la pratique sociale de puissantes dominations . Dans une société différente de la nôtre, par exemple dans la société romaine, ces dominations sont explicitées par la loi, par l'auto-description de la société ; il existe les clarissimes et les humiliores ; comme dans les villes italiennes médiévales on retrouve peuple maigre et peuple gras . En France en 2011, on apprenait simultanément qu'un homme soupçonné de blanchiment, détournement et trafic d'armes, possesseur d'immenses logements à Paris, Londres, etc - bénéficiait d'un soutien du roi pour sa présomption d'innocence, et qu'un ouvrier incarcéré pour meurtre, Dany Leprince, pour lequel de forts doutes se manifestent, avait vu refusée sa grâce présidentielle : selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir...

La domination dans le Système moderne est équivalente à celle de la société du Bas Empire ; mais elle ne se déclare pas aussi ostensiblement . Il semble que l'on puisse faire cette hypothèse : l'explicitation symbolique de cette domination était fonctionnelle dans la société du Bas-Empire, et la dissimulation de la domination est fonctionnelle à notre système de domination .

D'un point de vue cynique, il semble que la domination en général soit une forme d'organisation de la jouissance, les dominants ayant accès à la jouissance, et à la jouissance des dominés comme objets, les dominés en étant privés . Mais cela est trop simple, puisqu'il existe une jouissance de l'asservissement . Ainsi dans l'esclavage antique, le maître a un droit de jouir du corps de son esclave comme de jouir du travail du corps . La plupart des hommes jouissent des marques de la soumission des autres ; ils jouissent qu'un autre homme les approche avec crainte, les approche courbés, les fuient avec terreur, les regardent d'en bas avec admiration et gratitude, avec désir .

Car la position du dominant a ceci de remarquable qu'elle révèle toutes les ambiguïtés du désir humain . La domination nourrit la domination, c'est là encore une évidence de l'observation ; les dominants définissent la norme du langage par leur langage, du vêtement par leur vêtement, de l'éthique par le Spectacle ; tant et si bien qu'ils créent le désirable concret . Les maîtres jouissent du corps des dominés par seulement par la force, mais aussi par leur désir, par leur « libre consentement » . Celui que tous traitent avec crainte et respect attirera des regards désirants, conduisant à l'imitation ou à la séduction sexuelle, par exemple ; et la prise de parole avec autorité étant liée à la domination, les serviteurs de celle-ci – les journalistes - laisseront sans rire des sportifs dominants se prononcer sur des sujets philosophiques, comme si des journalistes venaient filmer des philosophes faire du sport .

Par exemple, il est classique en psychologie sociale de montrer que la taille des dominants est constamment surévaluée dans les estimations populaires ; que leur virilité est réputée ; que leur intelligence est complètement exagérée ; et un homme politique ou un industriel en état de réussite spectaculaire peut tenir des propos prophétiques sans faire rire, comme Steve Jobs, et même mentir cyniquement en étant soutenu par des intellectuels du Spectacle .

Les formes les plus anciennes de domination reconnaissaient l'esclavage pur et simple ; mais des distinctions se sont faites sur les domaines de la domination . Déjà dans l'antiquité, il était bas de frapper sadiquement un esclave ou de jouir exagérément de son corps ; et le Code Noir proscrit les relations sexuelles entre maîtres et esclaves . Le système moderne de domination tend à être l'achèvement d'évolutions qui séparent la jouissance du travail et de ses fruits de la jouissance du corps et de la personne, et qui rendent les relations non plus personnelles ( tu es mon esclave) mais génériques, sous la forme du salariat, avec l'idée que le dominant comme le dominé ne sont pas en lien direct, mais que leur relation est intermédiée, intermédiée par le capital (par exemple, je suis salarié non d'un homme, mais d'un patron) et le droit ( les formes de la domination légitime sont fortement codifiées) – l'esclavage est un statut global de l'existence, je suis salarié, c'est un statut juridique partiel de l'existence . Pour la naissance et la mort, le droit peut être identique entre dominant et dominé ; et souvent, je suis salarié, comme le dominant direct, le « supérieur hiérarchique » d'une entreprise ou d'une administration .

Il y a donc un procès de distinction entre domination légitime (donner des ordres liés à la fonction de la tâche, par exemple) et domination illégitime, comme les jouissances de la domination physique ou morale, qui sont définis comme des délits par le harcèlement sexuel ou moral . Les jouissances de la domination dans l'ordre sexuel ou moral sont séparées de l'ordre de la domination légitime, définie par la loi et la coutume, et qui correspond à la sphère du « travail » ; et elles sont déplacées dans la sphère des relations « librement consenties », qui correspond à la vie privée . Les dominants dominent assez par la puissance de l'argent ces sphères des relations librement consenties, et peuvent aussi y exercer une domination, mais dans des conditions de marché, d'extension du domaine de la lutte .

Il est possible de faire l'hypothèse que l'essence de la domination humaine, en tant que poursuivie et désirée universellement par les hommes, demeure celle de la détermination de la répartition des ressources et de la jouissance ; c'est à dire que même avec toutes les distinctions modernes et tous les voiles, sont ressources non pas seulement les richesses matérielles, mais aussi les ressources humaines, sexuelles, symboliques . La distinction par les objets qui permet de se faire respecter ou admirer, comme les Rolex, de même que la crainte de la stigmatisation, montrent assez que l'attention d'autrui est une ressource .

L'ego se nourrit de l'image de lui-même que lui renvoient les autres . Comme il ne se fait pas confiance en lui-même, il se plaît à croire que l'admiration d'autrui est moins trompeuse que son jugement, que cette admiration est un fait qui lui permet de croire en lui . S'il lit la crainte, la peur, il peut jouir d'une image de puissance, dans le cas du sadique ; s'il lit le désir, il peut croire en sa puissance de mériter l'attention . De telles remarques paraissent immatures et honteuses, mais sont universelles . La différence entre un restaurant de luxe et un restaurant bon marché n'est pas seulement dans les produits, mais dans le service ; dans un fast-food, les produits sont standardisés, sûrs, propres, et le personnel vous sert après une queue : de telles prestations sont faites pour des hommes formatés à ne pas se distinguer, à attendre et à se laisser guider, bref pour des dominés . Dans un restaurant de luxe, vous êtes accueillis, on connaît votre nom, le personnel s'incline volontiers devant vous, vous aide au vestiaire, vous place sur une table – vous étiez personnellement attendu – le cuisinier vient s'enquérir de votre satisfaction...bref, le spectacle du service peut vous laisser cette jouissance narcissique devenue insensible, mais vitale pour les vrais riches . Le dominé d'habitude qui vient dans un tel lieu est intimidé, gêné ; c'est trop pour lui – un tel lieu doit être pour lui un lieu d'être-dominé – et le retournement le perturbe . Voir Martin Eden de Jack London, qui décrit précisément de telles situations .





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La compréhension de la fonction de la distinction entre domination légitime et domination illégitime dans le Système, comme de la plupart des formes professionnelles de puritanisme, peut faire l'hypothèse que la domination légitime est la domination fonctionnelle à la sphère professionnelle de l'existence humaine telle qu'elle est constituée par le Système, à savoir la sphère dédiée à la production de richesses . Pour créer un sous-système fonctionnel dédié à la production de richesses, il paraît pertinent d'éliminer les comportements humains, y compris ceux de l'encadrement, qui diminuent la puissance de production . Les aspects narcissiques ou sexuels de la domination, y compris ceux pleinement consentis, sont des freins ; ils doivent donc être éliminés des rouages de la production . Le monde de la production est ainsi puritain ; non seulement le harcèlement moral ou sexuel y est interdit, mais couramment les relations sexuelles consenties, même en dehors du travail . Les degrés de règlementation peuvent aller de la coutume tacite – le rejet ostensible des comportements de séduction – à la réglementation pénale liée à la souveraineté de l'état, en passant par le règlement intérieur de l'entreprise .

Les aspects de jouissance liée à la domination sont alors reportés en dehors de la sphère du travail, sphère de travail identifiée par ailleurs comme étant l'ensemble de la vie publique, amenant des comportements compassés dans cette sphère, et le défoulement des puissances identifiées comme de ténèbres « à l'extérieur de la vie publique » . Il existe un processus de neutralisation de la domination dans la sphère de la production, comme le montre aussi le souvenir de l'affaire Lewinski comparé à la vie de Louis XIV ; ce processus fonctionnel passe par la dépersonnalisation et la médiation des relations de domination – que ce soit le fait de changer régulièrement de poste de travail, le développement de la « culture d'entreprise », les statuts et les règlements de la bureaucratie .

La dichotomie entre vie publique puritaine et vie privée secrète – un texte érotique du XIXème siècle se nomme « ma vie secrète » - est une nouveauté marquante par rapport à l'antiquité et même à l'époque moderne . Le fait d'avoir une vie sexuelle active ne relevait en aucun cas du secret, et participait même du charme du dominant, voir le surnom flatteur du roi Henri IV, le vert galant, ou la gloire des hétaïres, ou des courtisanes de haute volée du XVIIème siècle . Il est pourtant clair que dans la forme moderne du Système, un comportement sexualisé d'un dominant est un scandale qui le disqualifie pour les plus hautes fonctions .

Il est donc très probable que la domination n'est plus fonctionnelle à la jouissance du dominant, mais instrumentalisée par les fonctions du Système, et fonctionnelle au déploiement maximal de la puissance matérielle, à la mobilisation totale . Dans le cadre de la mobilisation totale, le défoulement périodique des pulsions, du porno du samedi soir et du match pour les dominés ou les partouzes à spécialités des dominants est d'ailleurs au départ une concession acceptable ; mais il me semble hors de doute que le puritanisme étendu à l'ensemble de la vie sociale est une finalité du Système, afin de ne laisser, autant que possible, que la fonction de service du Système comme lieu d'investissement du désir . La répression de ce qui est alors nommé pulsion, comme la détermination étroite d'une identité, devient dans les formes les plus totalitaires du Système parfaitement fonctionnel . Dans le cadre des dispositifs de domination fonctionnels à l'instrumentalisation de la pulsion de domination se place alors le fétichisme de la marchandise ou de l'image .





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Pour continuer à comprendre la notion de fétichisme de la marchandise ou de l'image chez Marx et Debord, il convient de développer, au delà de la neutralisation de la domination par son instrumentalisation pour les fins du système de production – neutralisation partielle, et surtout vraie chez les « cadres », c'est à dire les prolétaires qui se la racontent patrons pour mieux être asservis par l'oligarchie, et « encadrer » le reste des dominés – une autre question qui lui est liée : l'euphémisation de la domination .

Dans le système social, le domination doit être, manifestement, non-manifestée . Du moins pour une part . Il existe une dialectique de l'exhibition de la domination, par exemple de la richesse, tout-à-fait évidente, et son occultation spectaculaire partielle . Le puissant doit aussi se montrer « proche du peuple », éviter de montrer les sources véritables de la volonté de puissance . Il doit toujours ne vouloir qu'être au service de la population générale, de la Patrie, de la Justice, et j'en passe – dans le Spectacle de la « démocratie moderne » le dominant, qui se distingue du peuple par la négation, doit être le « représentant » du peuple ; et cette double contrainte doit avoir des liens dans l'occultation de la domination .

De manière générale, les sous-systèmes de domination matérielle nue – la propriété, déjà partiellement symbolique, et en dernière analyse et dernier recours effectif l'exercice de la violence – et les sous-systèmes de légitimation symbolique, comme constitution auto-constituante, ne peuvent se recouvrir totalement, et ce probablement dans la plupart des système sociaux . Le récit légitimant principal de notre propre modèle social est contenu dans la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen . Ce récit raconte que les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits, et que le libre exercice du travail, de la vertu et du talent permettent au meilleurs de devenir les dominants de la société, soit par élection, soit par élection par le marché . En gros, le Système raconte que toute domination est issue de la décision de la masse du peuple .

L'éducation occupe dans cette fable une place cruciale, puisque la véracité du récit tient en large partie dans la réalité d'une éducation de qualité garantie également, permettant au fils vertueux du prolétariat de devenir gardien des prolétaires au service de l'oligarchie, à la place du fils vicieux de cadres du Système qui sera replongé dans l'enfer du prolétariat . La fable dominante est une fable de récompenses et de punitions équivalente à l'Enfer et au Paradis pour Voltaire ; celui qui travaille avec vertu et talents obtient une place de plus en plus proche du soleil, un pavillon plus grand dans une banlieue moins pourrie, une vie plus proche du modèle spectaculaire ; et celui qui travaille sans vertus ni talent, l'abominable paresseux conservateur, vit une vie qui est presque une punition dans un quartier de relégation et un appartement plus ou moins insipide . La police doit garantir la réalité de la fable en punissant sévèrement les crimes de lèse majesté, c'est à dire tout ceux qui trichent : les voleurs et les trafiquants qui en travaillant sans vertu réussissent mieux à approcher le modèle spectaculaire qu'en travaillant avec vertu, à l'évidence . Il faut souligner à leur décharge que des modèles de réussite par loterie, sport ou spectacle sont des formes légales de réussite illégitime dans la fable puritaine, quand de parfaits demeurés qui courent vite sont mieux payés que des héros du récit, comme le jeune chercheur en médecine qui sauve des vies de petits enfants atteints de maladies non-guérissables dans des âges obscurs, ou qui donnent des leçons de juste économie du corps pour ne pas vieillir .

La définition même de l'État par Max Weber – une organisation qui prend le monopole de l'exercice de la violence légitime - montre assez que la domination par la force et par la constitution symbolique sont dans la forme moderne du pouvoir deux sous-systèmes liés : il faut non seulement pouvoir exercer la violence, mais affirmer cet exercice légitime de manière crédible, donc dominer le Spectacle . C'est la force qui dans le Spectacle condamne la force et promeut la douceur, tout en produisant et en trafiquant des armes . La domination brutale est euphémisée, puisque monopolisée .

Pour expliquer l'euphémisation de la domination dans le Système, il peut être utile de penser l'économie globale de la domination .

L'exercice de la domination suppose l'usage de la persuasion, de la force ou de l'argent . La persuasion n'est pas le levier le plus radical, mais c'est le moins cher en ressources matérielles . Quand la persuasion ne suffit plus, l'oligarchie peut utiliser la violence, ou payer davantage, comme en 1936 et 1968 en France, ou pendant les périodes inquiétantes de la guerre froide ; mais de telles situations sont à la fois dangereuses et coûteuses pour l'oligarchie . Il est clair que la persuasion est le moyen le plus aisé au quotidien d'affirmer une domination .

Par ailleurs le sous-système économique moderne exige d'avoir des ressources humaines éduquées ; il n'est plus possible de se contenter d'utiliser la force physique d'êtres asservis et aveuglés . L'aveuglement doit être incorporé à une éducation fonctionnelle . L'extrême division des tâches permet d'avoir des exécutants subtils, même au plus haut niveau de la science moderne, parfaitement sots dans l'ordre des liens humains . le Spectacle n'a pourtant pas la partie totalement aisée . Il a besoin de grands chiens de garde au poil luisant, les intellectuels médiatiques appointés par le capital, quand ils ne sont pas propriétaires capitalistes eux-mêmes ; et de grands troupeaux de moutons qui bêlent sur tous les tons le message du Système, dans les partis, les syndicats, les médias, les classes, cette masse de disants qui créent quotidiennement les évidences quotidiennes . Le Spectacle est aussi une saturation du temps d'écoute et de réflexion, du temps de cerveau disponible, une chasse perpétuelle aux intervalles de silence .

L'exercice de la persuasion est facilité par la mise en place d'une réalité adaptée, permettant un récit valable de la légitimité : théocratique hier, matérialiste aujourd'hui . Dans le Système, la description théocratique de la réalité était fonctionnelle, et aujourd'hui elle est subversive ; la description matérialiste était subversive, elle est fonctionnelle . Globalement, l'ontologie comme le Spectacle sont les formes de constitution du monde qui permettent d'optimiser la communication de propagande – car tout sens explicite (exemple : nous libérons la Libye de la Tyrannie) se lève sur un e description implicite du monde (ontologie : il existe des étants tels que des pays, dont la Libye est un exemple ; ces pays sont habités par des « peuples », sommes d'habitants égaux équivalents, les « libyens » ; ces libyens, comme tous les hommes, veulent « la liberté » que nous ne représentons comme « veulent nous ressembler », avoir notre régime politique, la « démocratie ») . Il est évident que si quelqu'un ne reçoit pas la description du monde par le Système, la propagande ne sera plus efficace sur lui ( si je ne crois pas que « les libyens » veulent « la démocratie », je ne crois pas que « nous libérions la Libye » ; par exemple, dans une ontologie machiavélienne, je serais porté à croire que les « alliés » mettent la main sur les ressources du territoire libyen et se moquent complètement de « la liberté des libyens ») .

La constitution sociale de la réalité est l'auto-constitution de la réalité par le Système, et la réalité comprend la constitution du moi psychique moyen et de son monde dans le même mouvement . L'homme fonctionnel moyen a un moi psychique moyen, un type psychologique le plus répandu, comme le narcissique-hédoniste moderne . Le Spectacle donne à l'homme fonctionnel une estime de lui-même adaptée, ni excessive au point de remettre en cause la domination de manière dangereuse, ni assez structurée pour lui permettre une certaine distance ou encore moins de faire partie d'une organisation dissidente, mais suffisante pour se sentir « au poil luisant » lui aussi ; et le récit global de la domination et son propre récit de soi coïncident en général suffisamment pour que les mécanismes de défense de l'ego – les mécanismes de défense du sous-système psychique individuel – soit harmonisés aux mécanismes de défense du système social global, et donc au Système . Par exemple, le narcissique hédoniste croit, se la raconte être un être humain libre qui fait ce qu'il veut, parce que la science et la démocratie l'ont sorti des modèles de réalité théocratiques qui empêchaient les hommes du passé d'être des « êtres humains libres qui font ce qu'ils veulent » . La remise en cause de son modèle de lui-même ( par exemple, montrer que ce qu'il désire et ce qu'il veut ne sont pas synonymes) met en œuvre les mécanismes de défense de l'ego, ce qui peut se traduire par la colère ou l'insulte ; et de même, la remise en cause de cette vision idéologique simpliste de « l'histoire »produit des réactions analogues, car cette histoire est fonctionnelle au récit de soi .

La constitution sociale de la réalité (égotique et mondaine )est ainsi un sous-système fonctionnel du Système qui sert de socle à l'ensemble du Spectacle . Le récit global dit le désirable, c'est à dire pose que le dominé est un être libre et souverain qui choisit librement ses comportements, et donc ne subit aucune domination, récit maintenu contre l'évidence la plus crue, et permettant au élections d'être des spectacles grégaires de désignation des dominants comme dominants, et de choix de l'ordre imposé comme ordre choisi, et même choisi dans l'enthousiasme si possible . Pour rendre a minima crédible un tel conte la réalité constituée doit euphémiser les réalités de la domination . Le fondement le plus archaïque, sexuel et sadique de la domination est effacé de la représentation de la société par elle-même . Et le moyen le plus aisé de neutraliser ce socle désirant de la domination, ce fondement ressenti comme sauvage, car violent et souverain, est de le médiatiser, de l'intermédier, et de l'encadrer dans un dispositif sémantique conforme au récit général . On touche là le point commun de diverses médiations comme dispositifs de domination : le Spectacle, le fétichisme de la marchandise, la Jeunefille de Tiqqun, la lutte contre les discriminations...et la puissance de dévoilement du sadisme sexuel comme manifestation de l'essence de la domination, sa position particulière dans la fantasmagorie moderne, à la fois souterraine et essentielle .

Tous ces aspects sont des acquis théoriques . Mais le fétichisme de la marchandise doit être repensé en direction de la théorie des systèmes sociaux de Luhmann, qui dissous les pôles des liens sociaux, et donc oblige à repenser la théorie de la marchandise et du Spectacle . Il y a là un cœur du Système, et un coeur théorique qui doit être percé .

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