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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mercredi 19 novembre 2008

L'économie comme nihilisme.



La thématique de l'économie réelle montre un aveuglement sur "l'économie" de l'Âge de fer qui appelle un retournement de perspective. Comme la physiocratie ne voyait que le travail de la terre, nos économistes ne voient que l'économie réelle.

Il n'est pas possible, sérieusement, de taxer d'irréalité la sphère financière. Ce que cela montre, c'est l'implicite de la pensée métaphysique de l'économie, qui est l'ontologie de la chose. L'économie est la production et la répartition de res, de choses. Elle n'aurait rien à voir avec la circulation de l'information, avec la fiction, ou avec la religion. A la rigueur avec la société, en tant que les hommes sont motivés par les res et consommateurs de res.

Dans les pages des grands quotidiens mondiaux les "actualités" sont ainsi rangées dans de grandes rubriques rassurantes, mais parfaitement artificielles et aveuglantes.

La pensée de l'économie pensée comme flux de production et de répartition de choses ne rend pas compte de la réalité des échanges comme structurant des relations sociales et des relations entre les hommes et les choses. En allant plus loin, « l'économie » est un ensemble de flux produisant des polarités dans le tissu matériel de l'être, lui même une des modalités de la manifestation.

Penser les échanges monétaires est penser un processus de communication très singulier dont la langue est l'argent et la marchandise. On doit se rappeler que les monnaies les plus anciennes portent les symboles les plus importants des peuples qui les émettent, et cela doit nous aider à nous rappeler ce qu'est l'origine de la monnaie et de l'échange monétaire, un échange symbolique.

Cette "langue" a la particularité d'être très simple, et très mystérieuse, et d'être basée sur une série indéfinie d'équivalences ; la relation économique est un triangle : deux angles sont humains, et un angle est d' « objet ». Si j'achète ou je vends, la relation est symétrique ; le préjudice que je subis en donnant l'objet est symétriquement compensé par de l'argent. Cette compensation symbolique me permet d'inverser l'échange ; et en réalité en vendant je deviens possesseur d'une créance en puissance sur la communauté des vendeurs ; et en achetant au contraire je dois en puissance quelque chose à la communauté des vendeurs.

La relation devient dissymétrique si je suis volé ; et par le vol, le voleur ne manque pas qu'au volé, mais aussi à la communauté des vendeurs, puisqu'il ne compense pas ce qu'il prend et interdit les échanges ultérieurs. En clair, le vol interdit la naissance du marché.

Dans la relation entre maître et esclave, la relation est dissymétrique mais compensée, mais au niveau minimal de la survie ; cette relation est fortement ambivalente dans le cas du salarié, car la compensation du service peut atteindre des niveaux où l'endettement symbolique du salarié l'engage assez pour qu'il se sente se devoir au patron. L'investissement dans le travail dépend étroitement de la compensation symbolique. De ce fait, ceux qui ne peuvent payer beaucoup doivent offrir de fortes compensations symboliques ; et ceux qui ne peuvent offrir qu'une œuvre ingrate doivent payer plus. Une entreprise devrait comprendre que respecter scrupuleusement les salariés dans tous les domaines doit être ce qui permet d'être plus économe ; mais il n'y a pas que la raison qui est en jeu, mais le désir libidinal. Ce désir est ce qui fait que nous aimons les échanges dissymétriques, de ce qui s'appelle enculer quelqu'un, en ce qu'ils donnent une force illusoire. Un dominant standard s'inquièterait de trop satisfaire ses hommes. Donner de la reconnaissance symbolique à la place de l'argent ne peut être fait que par ceux dont le prestige symbolique est très fort ; sinon cette reconnaissance se démonétise.

La relation qui est infiniment moins étudiée est celle à l'objet de l'échange. Celle ci paraît faussement naturelle. En réalité elle est unidimensionnelle et d'une grande violence. Cette violence apparaît quand l'objet de l'échange est habituellement un de ses termes : un être humain, ou une partie de celui ci. Je veux dire le trafic d'esclaves, la prostitution forcée ou le trafic d'organes. La violence avec laquelle les régimes totalitaires et plus encore le nazisme ont traité des hommes doit être vue pour ce qu'elle est : les victimes ont été traitées comme du bétail, comme des parasites (des créatures gênant la production et l'exploitation des richesses), ou comme des matières premières exploitables dans une chaîne industrielle ; c'est à dire comme des êtres promis à la destruction par nature. Mais pas une destruction gratuite : simplement la destruction habituelle qui accompagne la production.

Cette réduction apparaît abyssale dans le cas d'être humains. En vérité la réduction est incommensurable, car on ne peut et ne doit pas fixer de valeur à une vie humaine, ce qui signifie qu'elle ne peut devenir objet d'échange légitime.

Faire de quelque objet un objet d'échange légitime n'en est pas moins toujours une réduction à la conception étroite de l'objet d'échange et une perte incommensurable. Cette perte étendue à l'échelle massive de la commercialisation du monde actuel n'en n'est pas moins très importante, à vrai dire colossale et sans aucune mesure-"ce qui est perdu, on ne peut le compter"-, et agent beaucoup plus sûr de l'Âge de fer que n'importe quelle puissance idéologique. Car passent sous la valeur marchande tous les vestiges de la création, qui passent alors dans la nuit et le brouillard ; toutes les relations sociales non marchandes, toutes les oeuvres, et même les âmes.

L'objet de l'échange n'est qu'un moyen de l'échange ; il est sous la puissance absolue de ses termes. Cette puissance absolue porte le nom de propriété. Cette puissance absolue fait de l'objet possédé un simple négatif, il le nie entièrement aussi surement que la haine la plus lucide et la plus dure-il est une haine sans pathos. L'objet possédé perd tout son pouvoir de transformation qu'il possédait à la contemplation ; ainsi les "amateurs d'art" mettent-ils leurs achats dans des coffres, dans l'obscurité.

Les catégories de l'échange économique sont maintenant étendues au domaine des relations humaines par exemple dans le domaine des relations des sexes; la femme peut considérer ses moyens de séduction comme des produits que l'homme achète et réciproquement ; ainsi les plus richement pourvus en argent peuvent quoique laids avoir des partenaires prestigieux, et réciproquement. L'imprégnation est très forte, et nous n'en avons que peu conscience. Certaines féministes sont à ce propos très incohérentes, puisqu'elles dénoncent « la femme objet » tout en glorifiant au moins implicitement l'utilisation mercantile des atouts de la femme.

Les économistes libéraux qui ont appliqué leurs modèles aux relations sentimentales sont tellements dans le vrai, mais non par science, par évolution ethnologique. L'histoire de Tristan et Iseult devient tout à fait obscure face à cette grille idéologique.

En clair, ces "féministes" ne veulent pas de la femme objet de l'échange, mais elles veulent bien des appas féminins utilisés comme objets d'échange par la femme elle même, malgré l'ambiguïté de cette situation, où la femme se place comme objet et comme terme de l'échange en même temps. Au fond, cela n'est pas différent de la vente de ses organes ou de la location de sa matrice. Les divers comités d'ethique voient bien là une frontière ; mais la frontière a été passée il y a bien longtemps en bien d'autres points.

Un exemple caractéristique de cette réduction que subit l'objet d'échange a eu lieu de manière massive lors de la vente des "biens nationaux" lors de la révolution française. Les lieux "saisis" à cette époque étaient parmi les lieux les plus sacrés, les plus symboliques de la nation. Leur caractère sacré disparaît totalement quand on les pèse à l'aune du revenu qu'ils peuvent apporter ou de la valeur que l'on peut leur trouver dans l'échange. Le Mont St Michel n'a pas été vendu, mais il a été transformé en prison, comme aujourd'hui encore Clairvaux, l'abbaye même de St Bernard. Et ainsi les lieux les plus hauts du christianisme français sont -ils devenus les lieux les plus bas.

Cluny elle même a été transformée en carrière de pierre. La "vente des biens nationaux" a été la source d'un désenchantement du monde aussi puissant, malgré sa structure différente, que la diffusion capilllaire du positivisme lors du siècle suivant. J'ajouterais une évidence du même genre avec la destruction par le commerce et le tourisme de la forêt de Brocéliande.

Le tourisme est le commerce des lieux, de la jouissance des lieux ; et ainsi le touriste ne peut tout simplement pas comprendre la destination sacrale d'un lieu. Dans un lieu sacré, il prend en photo l'homme en prière comme un spectacle pittoresque, et n'hésite pas à en discuter ouvertement devant lui. Il ne peut comprendre, avec la toute puissance du client qui l'habite, que c'est lui qui est en trop. Le tourisme a sur les lieux sacrés une influence dissolvante sans doute plus efficace, parce qu'insidieuse, que la persécution ouverte.

La conception du commerce comme système de constitution de la société et du réel doit permettre de le comparer non pas à d'autres formes économiques, mais bien à d'autres systèmes de constitution, comme l'organisation religieuse ; non pas pour y trouver une stricte équivalence, mais pour en mettre en évidence le rôle de philtre, ce que j'appelle l'ombre du système de sélection de l'information.

Il est clair en effet que le vide du monde contemporain n'est pas seulement le vide ontologique constitutif de l'existence humaine (que ce vide soit pensé comme constitution ontologique du dasein ou comme vestige du péché originel), mais qu'il est un résultat, le produit de l'activité négative d'un système de civilisation.

Que ce vide soit l'exaltation cyclique, ou la mise en évidence d'un fait originaire ne se discute pas ici ; mais il ne faut pas oublier que la conscience du plein est indispensable à la conscience du vide. Nous savons ce qui aurait pu être, nous avons pu et nous pouvons l'entrevoir ; et ce savoir est aussi le savoir d'une puissance de réalisation et de transformation, qui n'est pas le propre de l'homme mais de la totalité divino-humaine.

Le propre de notre âge n'est pas la réalité de l'économie, qui existe aussi dans les civilisations traditionnelles ; c'est l'extension indéfinie du domaine du commerce, là où il était tenu dans la suspicion. Et cette extension n'est pas seulement matérielle, elle atteint les domaines de la culture et de la légitimité ; le marché devient le souverain, en étant une suite de référendums instantanés. Cette orientation est typique de tous les réductionnismes. En réalité, l'ontologie de la chose, par son univocité, empêche de penser l'union ontologique des opposés sémantiques. On ne peut penser l'apparition du déterminisme dans l'horizon d'indétermination de la puissance ; on ne peut penser les liens entre l'esprit et la matière, et l'on annule donc le pôle qui pourtant détermine celui là même auquel on accorde la totalité de l'être ; on fait du spiritualisme ou du matérialisme.

On ne peut penser le caractère politique et culturel de l'économie ; et donc on proclame, d'autant plus facilement qu'on y a des intérêts matériels, que le politique est étranger et parasite dans l'économique. Ce n'est que dans l'imagination implicite de la culture que ces mots, économie, politique, culturel, représenteraient des essences séparées par nature.

Si l'on examine les sociétés, le simple fait qu'environ la moitié de la richesse produite passe par l'État suffit à montrer le caractère purement idéologique de cette conception. Dans les faits « le recul du politique » est la délégation du pouvoir politique, de la coercition sociale, au monde de la production de richesse. Une grande part de la coercition passe par l'argent, par l'« employabilité » ; mais dénommer politique ce pouvoir donné à l'oligarchie économique est du même coup poser la question de sa légitimité. Le pouvoir absolu donné au propriétaire sur sa propriété donne à celui-ci un pouvoir tyrannique sur ses salariés. Tyrannique parce que sans légitimité claire ; c'est lui qui peut me permettre de vivre, ou peut me renvoyer à l'humiliation du chomâge, c'est à dire à l'exclusion de la société. Ainsi est délégué un droit redoutable, celui de donner une place ou non dans la communauté ; un tel droit paraît, ainsi formulé, spécifiquement politique.

Poser la question de la situation politique des entreprises est aussi rappeller que leur donner un pur rôle de pompe à finances est une perspective exceptionnelle dans l'histoire ; les manufactures ont aussi un rôle politique et un rôle de prestige au service de l'Etat. De plus, elles doivent garantir l'indépendance nationale dans des productions de référence, afin de se mettre à l'abri d'un usage excessif de l'arme du chantage économique : toutes choses très réelles et bien oubliées par ceux qui se livrent pieds et poings liés à la Chine ou aux errements des Etats Unis.

Mais je m'égare à parler de ces choses infimes, et je t'invite, ami, à t'en emparer si le coeur t'en dit. En effet, le penseur supérieur n'est ni l'auteur ni le propriétaire de sa pensée. Reste que l'Âge de fer est l'époque de l'extension indéfinie de la puissance de négation qui s'exprime dans la technique, le capital, l'extension des règles commerciales au delà de l'humainement acceptable, l'idéologie racine ; et cette puissance de négation, le nihilisme, nous aveugle par son caractère spectaculairement positif, le déchainement de la puissance matérielle, qui est destruction du sens et de la transmission.


J'emprunte à http://isabelledescharbinieres.hautetfort.com ce texte si poignant pour moi de Simone Weil, sur le catharisme :

"Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous ne savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique."

Ce regret, cette nostalgie déjà présents à l'époque de Platon sont encore parfaitement vivants, car notre âge était aussi celui de Platon. Je dois donc terminer par un avis entre
Métaphysique de la virtualité sur le blog précédent, et le "papier" "à quoi bon".http://stalker.hautetfort.com/archive/2008/11/08/a-quoi-bon.html

A celui qui se plaint du vide indéfini du monde moderne, la métaphysique de la virtualité argumente sur le vide constitutif de la condition humaine. Cela est, car c'est bien le vide qui se tient au centre ténébreux de la personne, vide écho du vide infini et indicible ; mais ce vide est aussi le fruit du travail de négation de la puissance du siècle, qui occulte et écrase tout les mondes de l'esprit. Bernanos a écrit, dans sa perspective, que le monde moderne était un complot contre toute forme de vie intérieure, un vacarme pour cacher le silence des plénitudes ; cela est vrai, sans besoin d'invoquer plus qu'une entéléchie immanente à la destruction des vestiges de la Trinité. C'est plus qu'une forêt qui disparaît quand on la coupe, où quand passe une route ; c'est le signe même du deuxième livre. Cela est incommensurable, insensible, et terriblement destructeur.

Mais c'est le milieu humain dont parle Simone Weil qui est le plus atteint. Les livres Saints, les paroles des Sages, les oeuvres d'art sont vides sans être reliées à ce milieu humain, sans faire partie d'une globalité de mondes, d'un Univers. Elles paraissent gratuites, art pour l'art, là où rien ne les attache à la vie humaine. La vie ordinaire a envahi et détruit l'intensité du réel et de la vie que connaissaient les hommes civilisés, éduqués par la Parole ; aussi l'énorme écho de St Bernard est-il aujourd'hui impensable par de simples feuilles écrites à la main, et même par aucun moyens médiatiques qui en feraient, du Verbe, une pure propagande. Le roman, la philosophie, la sagesse du Verbe, effleurent à peine la vie quand chez le Maître comme chez Marc-Aurèle, elles étaient sa substance même. Car toutes ces oeuvres ne sont pas, vivantes, des choses isolées, mais les éléments d'un tel milieu de vie de l'esprit -"là où vous êtes trois, je suis avec vous"-. Mortes, elles sont les vestiges du Vivant et les symboles des possibles.


Pourquoi ceux qui ne parlent pas autrement devraient-ils attendre les éditeurs commerciaux, les reconnaissances exterieures pour s'organiser? Pourquoi ne pas prévoir des colloques et des modes de légitimations souterrains? C'est par l'organisation que la pensée peut trouver un lieu de vie. C'est par le tissage que l'atmosphère d'un milieu pourra renaître. Voilà le principe directeur de l'Encyclopédie.

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