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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mercredi 23 juin 2010

Le modernisme contre les tentations de la modernité.http://www.vox-poetica.org/entretiens/conio.htm

(Malevitch, carré noir)


Entretien avec Gérard Conio
professeur émérite à l'université Nancy-2 et spécialiste des avant-gardes

par Catherine Géry




Catherine GERY : Gérard CONIO, je vous remercie de bien vouloir nous accorder cet entretien, qui va relever d’un exercice tout à fait post-moderne puisqu’il va porter en partie sur un autre entretien que vous avez eu avec l’historien Philippe SERS (auteur, entre autres, de Totalitarisme et avant garde), et qui vient de paraître aux éditions L’Age d’Homme dans la collection « Petite bibliothèque slave » sous le titre : Les avant-gardes, entre métaphysique et histoire.
Ma première question se fonde donc sur une sorte de « mise en abyme » : il y a visiblement dans l’entretien, tel que vous le concevez, une notion de bilan, notion par ailleurs pédagogique (comme semble le confirmer la présence d’un glossaire à la fin de l’ouvrage) ; aussi, qu’est-ce qui vous a poussé, après avoir publié un nombre assez impressionnant d’ouvrages sur un sujet et une époque dont vous êtes sans conteste un des meilleurs connaisseurs, à sacrifier à ce genre tout à fait particulier qu’est l’entretien, avec ce que cela suppose d’échange, voire de complicité avec un interlocuteur qu’on suppose privilégié ?

Gérard CONIO : J’aimerais d’abord rappeler l’origine de cet entretien. C’est tout simplement une proposition de Philippe SERS qui, à l’époque, était chargé d’une série d’émissions sur les programmes Espace 2 de la Suisse Romande (qui est un peu l’équivalent de France Culture), et qui m’avait choisi comme interlocuteur pour m’interroger sur mon parcours et mes travaux. Nous sommes liés par une vieille amitié qui remonte au temps où il était éditeur. C’est pourquoi j’ai accepté avec plaisir cette occasion d’effectuer une sorte de rétrospective de mes recherches sur l’avant-garde. Cela m’a aussi permis de faire une chose que je désirais faire depuis longtemps : redéfinir la notion d’avant-garde et la mettre en situation par rapport à ce qu’elle signifie ou ce qu’on lui fait signifier aujourd’hui. C’est cette relation passé / présent qui m’a avant tout intéressé, l’occasion avec ces entretiens de faire le point sur l’avant-garde aujourd’hui et d’éclaircir des contresens que l’on commet souvent, me semble-t-il, à son sujet. J’ai dit entre autres, à ce propos, que cette avant-garde était mythifiée à l’Est et galvaudée à l’Ouest, car aujourd’hui, l’avant-garde, après avoir été interdite pendant longtemps à l’époque soviétique, est tellement mise à l’honneur, qu’on a parfois l’impression que c’est la post-modernité qui l’a inventée. On se trouve ainsi devant une sorte de paradoxe étonnant. Cette attitude est d’un certain côté tout à fait salutaire et excitante, puisqu’on exhume toutes les richesses qui étaient restées enfouies par la force des choses, mais d’un autre côté, elle est en contradiction avec le projet qui était celui de l’avant-garde. Rien que le fait de voir des tableaux exposés dans des musées est en contradiction avec l’idée d’avant-garde. Ne parlons pas des toiles de Malévitch qui sont cotées en bourse ! J’ai évoqué récemment ce sujet à un colloque organisé par le musée d’art moderne de Saint Etienne dans un exposé que j’ai intitulé « De La gifle au goût du public à la récupération post-moderne ». Les tableaux de Malévitch, alors que sa veuve était encore vivante et reléguée en URSS dans un mouroir, se vendaient déjà pour des sommes faramineuses. On peut citer d’autres exemples, comme celui de la collection Khardjiev, que Khardjiev avait réussi à sauvegarder pendant l’époque soviétique et qu’il a été obligé de sortir de Russie pour la protéger de la mafia, dans des circonstances qui ont entraîné sa fin tragique. Encore un exemple : la maison de Melnikov (qui avait été l’objet de violentes attaques car il semblait scandaleux à l’époque communiste qu’un architecte construise sa maison pour y habiter). Melnikov a pourtant réussi à la garder et à y vivre et j’ai pu l’admirer lorsque je me trouvais en Union Soviétique dans les années quatre-vingt. Mais aujourd’hui, c’est une ruine, parce qu’elle a été victime de querelles d’héritage.
Ce que j’ai donc voulu montrer dans ces entretiens, c’est ce qu’est devenue l’avant-garde aujourd’hui par rapport au projet initial. L’avant-garde est l’objet d’une récupération et d’une falsification permanentes aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. A l’Est, cela se passe plutôt sur le plan de la recherche et des publications. Evidemment, les travaux souvent remarquables des chercheurs russes nous éclairent sur l’importance historique des avant-gardes, mais dans le même temps, je me demande si cet immense amoncellement de commentaires ne ressemble pas de plus en plus à un mausolée, si cette reconnaissance posthume n’est pas porteuse de mythification, d’illusion rétrospective. On fait des projections sur ce qu’a réellement été l’avant-garde, chacun y va de son interprétation, Heideggerienne et autre.

C.G. : Ce qui pourrait définir cette fameuse attitude post-moderne que vous dénoncez en général…

Gérard CONIO : Oui, pour moi, ce qu’on appelle post-modernisme, c’est surtout l’idéologie de la société de marché appliquée au domaine de l’art. Et il me semble qu’on est assez peu sensible à ce phénomène, parce qu’on considère que les choses vont de soi. La société actuelle a absorbé et repris les principaux axes de l’esthétique d’avant-garde : la notion de plaisir, l’hédonisme, l’éphémère… Tout cela est récupéré, le plus souvent dans un esprit sociologique.Dans le meilleur des cas les artistes font des performances qui sont des critiques de la société actuelle, qui mettent en question ses comportements, mais ces performances, me semble-t-il, sortent souvent du domaine de l’art. En quoi la plupart relèvent-elles du domaine esthétique ? C’est toute la différence avec les expériences de l’avant-garde, qui avaient malgré tout pour but de conserver les valeurs esthétiques à travers les mutations de la modernité. Le propos de l’avant-garde a été de transfuser, d’opérer une perpétuelle transmutation de ces valeurs esthétiques. On est passé de l’organique au mécanique, mais en les gardant intactes, en les défendant contre les atteintes de la « poschlost », de la vulgarité propagée par la société de masse, la société dominée par les « mass média ».Un photomontage de Rodtchenko, un film de Vertov ont une valeur esthétique. Canetti a fort bien exprimé ce souci de conserver l’essence de l’art à travers les mutations de l’histoire, quant il dit que le poète, au sens large dichter, est « le gardien des métamorphoses ». Cette image me semble, en effet, relier les deux aspects présents dans l’avant-garde : la rupture et la continuité. On est constamment en rupture, tout en essayant de maintenir des valeurs éternelles qui ont, de tout temps, été celles de l’art. Il y a une permanence de la valeur esthétique, mais l’œuvre d’art, bien évidemment, évolue quant à elle en fonction des conditions historiques. Sinon, on se retrouve dans une posture d’académisme, d’imitation, de répétition des modèles. Et c’est avec cela que l’avant-garde a rompu. C’est en cela qu’elle a opéré une percée dans la modernité. L’avant-garde a été fondatrice de ce qu’on appelle aujourd’hui la modernité. Mais qu’est-ce que cette modernité est devenue ? Il y a une ambivalence fondamentale de la notion de modernité. Aujourd’hui, la résistance aux transformations sociales et économiques se voit taxée d’archaïsme, quand les garants de l’ordre social et économique (qui est un ordre toujours castrateur) se réfèrent à la modernité. Le problème est qu’on reste attaché à des termes qui sont complètement déconnectés des réalités.

C.G. : Dans vos entretiens avec Philippe SERS, vous posez la question de la différenciation entre le modernisme et la modernité. Une partie importante de votre réflexion porte sur la place du sacré dans les avant-gardes, entre autres à travers l’utilisation de l’icône. Or, on considère habituellement l’influence de l’icône sur la révolution esthétique de l’avant-garde russe comme une marque de modernisme. Vous l’envisagez quant à vous comme une résistance à la poussée de la modernité. Ainsi que le montre une simple comparaison des suffixes, les deux mots ne recouvrent pas la même notion. Pouvez-vous préciser ce qui, selon vous, différencie le modernisme de la modernité ?

Gérard CONIO : Cette problématique a fait l’objet d’une étude que j’ai publiée dans mon livre sur L’Art contre les masses (L’Age d’Homme, 2003). Il s’agit du chapitre conclusif d’une série d’essais qui recouvre l’évolution de l’art tout au long du XXe siècle dans la perspective que vous venez d’énoncer, à savoir le rapport qu’on peut établir entre le modernisme artistique et la modernité économique et sociale. L’axe principal de ce recueil consiste en ce que j’ai appelé « la création décalée », à partir du mot russe sdvig (« décalage », « déplacement »). « La création décalée » est à mon avis l’expression même du modernisme artistique, qui est pris en étau entre deux obstacles, deux « murs » si je puis dire. Le premier est celui de la tradition et de l’héritage du passé : le modernisme s’est voulu en rupture avec la mimesis, ceci est largement connu ; mais ce qu’on sait moins, et qui constitue un autre front du combat de l’art et de la poésie modernes, c’est l’opposition à la modernité sociale, qui prend naissance à partir du milieu du XIXe siècle, sous la pulsion du capitalisme et du développement des sciences et des techniques. Très tôt, et à commencer par Baudelaire, les poètes et les artistes ont ressenti le danger de cette modernité et ont voulu maintenir les valeurs esthétiques face au développement de cette société de masse. En ce sens, Baudelaire est un repère fondamental, parce qu’il a eu fortement conscience de la nécessité de défendre l’art en tant que valeur spirituelle contre le matérialisme engendré par la société moderne, technocratique, fondée sur le principe quantitatif de la statistique. Aujourd’hui nous assistons à l’application de ces critères venus de la modernité économique et sociale dans le domaine de l’art. D’où, également, l’extraordinaire dégradation des termes eux-mêmes. Pour moi, le modernisme artistique, de Baudelaire à nos jours, est en posture de résistance contre l’évolution de la modernité sociale. On peut trouver maints exemples de cette résistance dans les expériences de l’avant-garde : par exemple, quand les cubo-futuristes écrivent leurs textes poétiques à la main et les font lithographier pour respecter la spontanéité, la vérité du geste poétique et artistique, parce que, disent-ils, « l’humeur agit sur le tracé de l’écriture ». Il y a là une défense de l’ « aura » au sens benjaminien, contre la reproductibilité technique. Mais cela ne correspond qu’à une première phase de l’art d’avant-garde ; dans une deuxième phase, celui-ci va être obligé de s’adapter à l’évolution de la société (surtout de la société soviétique) et donc d’essayer de maintenir ses valeurs esthétiques en utilisant de nouveaux moyens d’expression, qui seront justement les moyens de la reproductibilité technique : le design, le cinéma, etc. Et l’art va évoluer. On peut retracer cette évolution de la façon suivante : à l’origine, il y a le son. La musique est le point de départ de tout le modernisme artistique. Parce que le son est irréductible il va servir de modèle à tous les autres arts. Le son est au départ de l’idée de l’œuvre d’art autonome, « en tant que telle », qu’on ne peut réduire à rien d’autre qu’elle-même. Mais par la suite on assiste à une rotation des pôles de référence, puisqu’on va passer de la musique à la peinture, et de la peinture à la construction ( avec les contre reliefs de Tatline par exemple) : l’art s’ouvre sur le monde, il sort de lui-même pour se donner une nouvelle visée, celle de « construire le monde », et pour tenter ainsi de se trouver un nouveau sens. Ce qu’on appelle l’abstraction (ce qui est un contresens, puisque l’art abstrait est en fait l’art le plus concret qui soit : un tableau abstrait est un tableau qui existe en tant que tel, c’est un objet qui prend place parmi les autres objets, qui a son sens en lui-même, et non pas dans une posture de représentation et de mimétisme), cet art dit « abstrait » donc, mais qui, en réalité, est « concret », va subsister, mais il devra se transformer, se métamorphoser pour rester lui-même, pour rester fidèle au principe d’autonomie. Et c’est là que l’art et la politique vont diverger : on aura, d’un côté, les responsables communistes de la politique culturelle, et de l’autre les artistes et poètes qui ont adhéré à cette révolution en pensant qu’elle allait leur donner les moyens réels d’opérer cette création d’un homme nouveau à laquelle ils aspiraient, en épanouissant tous les dons, tous les talents, toutes les possibilités créatrices de l’être humain. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Un manifeste me semble très bien poser ce problème : c’est Trompette des Martiens de Khlebnikov, où le poète oppose les inventeurs aux utilisateurs. Le modernisme artistique a défendu l’homme créatif contre l’homme spéculatif. Il se pose contre l’instrumentalisation de l’être humain qui, à travers un processus d’abstraction, arrive peut-être aujourd’hui à son aboutissement avec le monétarisme et la perte de la sensibilité poétique et artistique. Toutes les avant-gardes, que ce soient l’avant-garde soviétique ou les avant-gardes occidentales, du dadaïsme au surréalisme, ont combattu sans relâche cette tendance qui pousse le monde moderne vers l’aliénation et le simulacre. L’annexion de l’art à la sphère économique est la pire forme de négation de l’art. On s’indigne des bûchers allumés par les nazis, mais les cotations en bourse des oeuvres d’art, les ventes aux enchères, le pillage des « biens » culturels au profit des capitaux privés sont la version démocratique et hypocrite de cette barbarie. Ce qui se passe aujourd’hui avec la collection de Breton est un bon exemple de la récupération des avant-gardes dont je parlais au début de cet entretien. Que faut-il faire de cette collection ? Si on en fait un musée, c’est en contradiction avec les principes du surréalisme. Si on la vend, la contradiction n’est pas moindre, car on transforme ces objets en marchandises, ce qui est à l’opposé des idées de l’avant-garde. En même temps, il est très difficile de prendre position. On assiste à une disparition du sens de ces objets avec Breton lui-même. Si la société avait évolué dans le sens des avant-gardes, la question ne se poserait pas. Mais la société ne cesse de régresser par rapport à l’objectif fixé par les avant-gardes.

C.G. : Votre réflexion sur les avant-gardes est, on le voit, essentiellement diachronique et historique : vous établissez sans cesse des liens entre notre société contemporaine et le projet utopiste de transformation de l’homme et du monde prôné par les avant-gardes, comme pour en mesurer tous les hiatus, et ceci jusque dans la façon même dont ce projet se reflète dans le sort qui lui est actuellement fait. L’actionnisme russe des années quatre-vingt dix et les performances que les artistes ont organisées autour des signes d’une modernité brutale et barbare, telle qu’elle pouvait se manifester à cette époque, me semble s’inscrire dans cette perspective des rapports entre modernisme, modernité et post-modernisme, surtout si l’on prend en compte le fait que les actionistes russes se revendiquaient des avant-gardes. Que pensez-vous de cette filiation, ne vous apparaît-elle pas comme très paradoxale ?

Gérard CONIO : Je pense en effet que ce mouvement est marqué par l’ambivalence. D’un côté, ces artistes manifestent une volonté tout à fait louable de reprendre le flambeau des avant-gardes, mais de l’autre, ils font une confusion me semble-t-il constante sur le sens qu’on doit donner à la modernité. Ils ne font pas la différence entre la modernité artistique et la modernité sociale. On le voit d’ailleurs très bien aujourd’hui à travers ce qui se passe dans les pays de l’Est en général. Certains se dressent avec les meilleures intentions du monde contre les archaïsmes, contre les nationalismes, et c’est vrai qu’il y a aujourd’hui un « retour du refoulé », un retour inquiétant de la slavophilie, mais ceux qui les dénoncent le font en brandissant des arguments complètement fallacieux.

C.G. : La confusion n’est-elle pas contenue dans l’étymologie même des termes modernisme et modernité, dont la racine latine « modo » signifie « récemment » ?

Gérard CONIO : Je pense que la position des avant-gardes par rapport à ce qui est « moderne » était elle aussi ambiguë. Les avant-gardes ont, en premier lieu, mené le combat contre tout ce qui venait du passé. Et elles sont allées très loin dans ce rejet du passé. Mais tout ce qu’elles ont fait a été institutionnalisé à travers les musées et par l’administration. On assiste aujourd’hui à une institutionnalisation de l’avant-garde, ou, en tout cas, de ce qu’on appelle « l’avant-garde ». Rainer Rochlitz a écrit là-dessus un pamphlet assez juste qu’il a intitulé Subversion ou subvention. On peut se féliciter de ce que l’Etat permet l’existence de formes qui n’auraient pas immédiatement l’assentiment du grand public et qui ne pourraient pas exister commercialement, mais il y a aussi des phénomènes de conformisme à rebours qui sont souvent très gênants. Certains partis pris ne tiennent compte ni de la valeur des œuvres, ni de celle des artistes qu’on soutient. A cet égard, les artistes qui restent comme des références du modernisme ont été beaucoup plus vigilants. Schoenberg, par exemple, était extrêmement critique envers ses épigones. Il disait préférer la musique de Gershwin à la musique de beaucoup de dodécaphonistes qui « faisaient du Schoenberg ». Tatline était horripilé par ses épigones qu’il appelait les « tatlinistes ». On assiste constamment, au sein même de la modernité, à la réapparition sournoise du principe d’imitation qui était violemment refusé par l’avant-garde. Ainsi le modèle naturel a été remplacé par le modèle technique. Dans les deux cas on se trouve devant la même posture mimétique. L’ancien reparaît dans le nouveau. Alors que l’objectif de l’avant-garde était de garder vivantes les valeurs de l’art de toujours, de l’art en tant que tel, elle est devenue le prétexte d’un nouveau conformisme, un conformisme à rebours. Les nouvelles censures s’exercent aujourd’hui au nom de la modernité, de la liberté, au nom des valeurs d’émancipation proclamées par les avant-gardes. Le mot d’ « avant-garde » lui-même est devenu dangereusement positif. Dire d’une œuvre ou d’une démarche qu’elle est « d’avant-garde » consiste à affirmer sa valeur. C’est un certificat de qualité, en même temps qu’un jugement irréfutable.
Vous parliez de l’icône : elle est à la source de tous les courants de l’avant-garde russe, et on la trouve, à peu près sans exception, chez tous les artistes de l’avant-garde. De plus, elle est un facteur permanent d’inspiration, présent à toutes les phases de l’évolution de l’avant-garde, depuis le cubo-futurisme jusqu’au suprématisme et au constructivisme, de Kandinsky, Malévitch, Tatline, Popova, Filonov jusqu’à Léonidov. Le fait que l’icône ait été à l’origine de systèmes très différents prouve la valeur métaphysique de l’art d’avant-garde, son adhésion à des valeurs transcendantales. C’est une dimension qu’on découvre de plus en plus aujourd’hui. On pourrait considérer qu’il y a une contradiction entre les principes de l’avant-garde et ce modèle immuable qu’est l’icône, qui incarne une permanence. Mais l’icône est aussi un foyer de sens, et c’est ainsi, je crois, qu’il faut surtout la voir. Il est évident qu’on ne doit pas confondre l’utilisation de l’icône par l’avant-garde et la peinture d’icône telle qu’elle se perpétue de manière traditionnelle : il y a toujours des peintres d’icônes qui peignent de la même façon des icônes... Ce phénomène de répétition peut d’ailleurs lui aussi apparaître en contradiction avec la notion de l’aura, de l’icône comme œuvre unique, comme foyer d’énergie spirituelle. Ce que les artistes modernes ont voulu faire (quand Malevitch expose son carré noir et affirme que c’est l’icône de notre temps, quand Kandinsky reçoit l’illumination en entrant dans cette isba qui elle-même est tout entière vue par lui comme une icône), c’est entrer, s’immerger dans l’œuvre d’art. Et on va retrouver cela aussi dans le cinéma, et pas seulement dans le « grand » cinéma soviétique, celui d’Eisenstein et des autres. Je suis frappé par la dimension iconique des films russes. La tradition semble se perpétuer, peut-être de façon inconsciente, même dans des films relativement récents.

C.G. : Au cours d’une rétrospective « cinéma et icône » organisée à l’auditorium du Louvre en décembre dernier (où l’on a projeté entre autres Ivan le terrible d’Eisenstein et Le Bonheur de Medvedkine, qui est, à mon avis, un film de nature fondamentalement iconique), Jean-Louis Leutrat a soutenu l’idée que la tradition de l’icône en Russie propose une autre esthétique pour le cinéma, fondée non sur la profondeur de champ et la continuité spatiale, mais sur l’isolement des figures, l’usage concerté de perspectives symboliques ou renversées, où la taille des personnages est proportionnelle à leur importance dans le récit, où les images mentales sont mises sur le même plan que les images sensibles…

Gérard CONIO : Il y aurait en effet tout un travail à faire de réévaluation du cinéma russe par rapport à cette autre tradition culturelle de l’image que propose l’icône. Jean-Louis Leutrat a d’ailleurs écrit un très bel essai sur Ivan le terrible d’Eisenstein, où il développe cet aspect. J’espère qu’il sera bientôt publié, car il apporte un éclairage tout à fait nouveau non seulement sur Eisenstein mais aussi sur le cinéma soviétique en général.

C.G. : Dans l’entretien que vous avez accordé à Philippe SERS, vous parlez longuement du travail linguistique effectué par l’avant-garde. On sait que vous avez rapproché à plusieurs reprises, et de façon que d’aucuns ont pu juger provocante ou provocatrice, le discours poétique élaboré par une partie des avant-gardes russes de la fameuse « langue de bois » des discours politiques. En quoi consiste ce lien, ou cette « relation incestueuse », comme vous l’appelez ?

Gérard CONIO : Pendant longtemps j’ai fondé ma réflexion sur la dichotomie entre l’esthétique et l’idéologie, entre le discours poétique et le discours politique. Comme la plupart de ceux qui ont vécu à l’Est, j’étais très attaché à la notion de dissidence, et puis un beau jour, je me suis rendu compte que cette façon de voir était très schématique, voire très simpliste. Je me suis aperçu qu’il y avait des corrélations entre ces deux modes de discours. J’ai écrit un certain nombre de textes à ce sujet, que j’ai réunis dans L’Art contre les masses. Parmi eux se trouve un article intitulé « Langage poétique et langue de bois ». J’essayai d’y établir un certain nombre de corrélations entre des discours qu’on avait l’habitude d’opposer. Il me semble que ces discours ont en commun la déconnexion entre le sens et le son, ainsi que la recherche d’une langue incantatoire. Tout cela avait bien entendu été perçu depuis longtemps, et je ne faisais qu’enfoncer une porte ouverte. Pour développer cette corrélation, je me suis appuyé sur les tentatives de certains formalistes (en particulier Vinokour) qui ont essayé d’instrumentaliser la langue zaoum (la langue « transmentale » inventée par les futuristes russes) au profit de la raison politique. Cette démarche répondait au désir de relier le front de l’art et le front de la vie, selon le slogan des constructivistes du LEF. On voulait s’inspirer de cette langue expérimentale qu’est le zaoum pour créer renouveler, enrichir la phraséologie soviétique de manière à exercer une fascination hypnotique plus forte sur les masses. La langue « zaoum « devenait le laboratoire de la novlangue. Remarquez qu’on trouve dans cette conversion des valeurs, le changement d’orientation et de destination qui définit l’évolution de l’avant-garde à cette époque, dans son souci d’agir sur le monde, de transformer le monde. Mais ce changement impliquait fatalement l’abandon des principes initiaux du modernisme artistique. Ces principes continuaient à être revendiqués puisqu’on les retrouvait dans l’idée de « révolution de la forme » proclamée par le LEF, mais, dans les faits, ils était réduits au rang de prétexte, d’alibi. Inévitablement l’art était appelé à servir d’autres visées que les siennes propres, à devenir l’instrument du pouvoir politique, le levier de l’idéologie. Prenons le mot « levyi » (« de gauche », « à gauche ») qui désigne l’avant garde : avant la révolution il a un sens purement esthétique, artistique, sans aucune connotation politique ; après la révolution, ce mot se charge d’un autre sens, qui est celui de l’engagement politique. L’art va changer la vie et créer un homme nouveau. C’est ce qui, je pense, va être à l’origine de la crise de l’art : Eisenstein a failli se suicider lorsqu’il a pris conscience de l’ambiguïté propre au cinéma, comme art de masse, lorsqu’il a compris justement l’intense contradiction recélée dans cette notion « d’art de masse ». Contrairement à beaucoup d’autres créateurs et penseurs de l’avant-garde à ce tournant des années vingt, Eisenstein a eu le courage, l’honnêteté, la lucidité de prendre à bras le corps cette contradiction, quand il affirme, par exemple que l’art est fondamentalement « régressif », par la force d’attraction ( celle du « montage des attractions ») qu’il exerce sur la conscience du spectateur. C’est précisément là qu’est le point de jonction entre l’art et la politique. Les systèmes totalitaires, que ce soit le système nazi ou le système communiste, ont été parfaitement conscients des pouvoirs de l’art et de tout le profit qu’ils pouvaient en tirer. La corrélation intime entre le langage poétique et le langage politique a été, je crois, l’une des causes qui ont poussé les artistes à devenir des instruments des systèmes totalitaires, même si c’était souvent à leur corps défendant.

C.G. : Votre travail sur les avant-gardes vous a conduit à développer une réflexion intense sur la langue dans ses multiples fonctions et manifestations. J’aimerais que vous nous disiez quelques mots d’une activité linguistique que vous rétablissez dans toute sa dignité, à savoir l’activité de traduction.

Gérard CONIO : Ce qui est au cœur de cette « création décalée » dont je parlais tout à l’heure, ce qui permet à cette création décalée de fonctionner, c’est une poétique de la traduction. Autrement dit, de la transposition. Nous avons là une des clefs qui nous permettent d’apprécier une œuvre d’art, qu’elle soit littéraire, picturale ou musicale, peu importe, et de rester vigilant quant à sa valeur. Or, aujourd’hui, nous sommes dans une confusion totale, nous sommes prisonniers d’un égalitarisme qui veut qu’une œuvre en vaut une autre. J’y perçois l’application de l’idéologie libérale secrétée par la société de marché au domaine de l’art et de la culture. J’ai essayé de théoriser la faculté de transposition ou de traduction, c’est-à-dire de transformation, de métamorphose qui me paraît définir la création artistique, dans un essai qui est à l’origine de nos entretiens avec Philippe SERS. En effet, Philippe a eu l’idée de ces entretiens lorsqu’il a pris connaissance d’une traduction que j’avais faite d’un roman philosophique de Witkiewicz qui s’appelle L’Unique issue, et que j’avais complétée par un essai dont l’un des chapitres portait sur cette poétique de la traduction. Mais je n’invente rien et je ne découvre rien : le premier qui a merveilleusement exprimé cela, c’est Proust, quand il dit que tout auteur, tout créateur, est avant tout un traducteur de son monde intérieur. Il faut essayer de retrouver en soi et de recréer une expérience oubliée et perdue. C’est bien ce que doit faire le traducteur quand il se trouve devant une œuvre dont il doit transfuser l'essence dans d’autres structures. Et c’est ce qui, à mes yeux, fonde la traduction comme un acte artistique à part entière, un acte de création de valeurs esthétiques.


C.G. : C’est aussi ce qu’a exprimé Roman Jakobson avec son idée de « transposition créatrice » ?

Gérard CONIO : Oui. Evidemment, à l’origine de ce processus, il y a la distinction fondamentale entre la fonction poétique et la fonction de communication. Aujourd’hui on ne cesse de confondre ces deux plans, de mélanger ces deux fonctions. La fonction poétique est constamment phagocytée par la fonction de communication. La fonction poétique du langage en oeuvre dans la traduction littéraire consiste à recréer, à redonner vie à ce qui est fatalement mort si on se contente de le reproduire. C’est la différence entre la production et la reproduction, qu’a très bien exprimée Alexandre Kojève dans son essai sur la peinture de Kandinsky, où il définit ce qu’il appelle l’art « concret ».
J’emploie le mot « traduction » dans son sens étymologique : faire passer d’un endroit à l’autre, faire passer l’un dans l’autre. Cela correspond aussi à l’image de Canetti dont je parlais celle du poète comme « gardien des métamorphoses ». Le traducteur est le gardien des métamorphoses, celui qui métamorphose une donnée originelle non pour la détruire mais pour la garder. Ce grand paradoxe de la traduction, qui veut qu’on trahisse pour être fidèle (et qu’on pense à la fameuse formule italienne) est le paradoxe à l’origine de toute œuvre d’art digne de ce nom. Prenons par exemple la distinction qu’on peut faire entre le théâtre de texte et le théâtre scénique, ce qu’on appelle la scène plastique et qui vient, comme par hasard, des pays de l’Est. La dramaturgie scénique nous a donné une nouvelle vision du théâtre, différente de celle qui veut qu’on mette en scène un texte qui est déjà là et qu’on va, au fond, illustrer. La dramaturgie scénique s’inscrit dans une poétique du processus et non du résultat, dans une poétique de la production et non de la reproduction. Alors que dans le théâtre de texte on s’attache à « reproduire » un texte préexistant dans la dramaturgie scénique, le texte n’est qu’une composante d’un ensemble qui le déborde et l’englobe et qu’on peut appeler « le texte scénique ».
Mais en réfléchissant sur la filiation des avant-gardes, j’ai essayé de montrer que, indépendamment de la coupure qui a eu lieu à la fin des années trente, toute la période marquée par le stalinisme et le réalisme socialiste, qui va presque jusqu’à la fin des années quatre-vingt et au cours de laquelle tout ce qui pouvait rappeler les avant-gardes était proscrit, la pensée des avant-gardes a continué à faire son chemin souterrainement. D’une manière probablement inconsciente, un peu comme s’il y avait eu une sorte d’irradiation de l’état d’esprit des avant-gardes. Le travail effectué par les formalistes a, me semble-t-il, entraîné un changement de perception de l’oeuvre d’art qui s’est perpétué dans la culture soviétique, malgré les aberrations du réalisme socialiste. Les critères de valeurs d’un spectacle de théâtre, d’un film, d’un livre, d’une composition musicale ou plastique s’appuient sur une poétique du processus, d’une création en devenir, une poétique de « l’oeuvre ouverte », une poétique qui privilégie la forme, la vision par rapport au contenu véhiculé par cette forme, transmis par cette vision. La forme, la vision détermine la valeur esthétique de ce contenu et le sens de ce processus, de ce devenir ne se réduit en aucun cas à la ligne du « sujet ». Cette nouvelle perception de l’art, par rapport à la perception traditionnelle doit beaucoup au travail des formalistes sur la notion de « sujet ». Il y a aussi un autre aspect très important de cette permanence jusqu’à nos jours, de l’esprit d’avant-garde c’est la notion de « métier » (ce qui manque souvent aux artistes occidentaux). Les constructivistes ont mis l’accent sur ce qu’ils appelaient masterstvo, « la maîtrise artistique » qui suppose l’apprentissage d’une technique d’expression, qu’elle soit celle de l’acteur, de l’écrivain ou du plasticien. D’une part, l’importance accordée à cet apprentissage va de pair avec une attitude d’humilité de l’artiste devant son oeuvre, une humilité intimement liée à la conscience professionnelle, d’autre part elle procède de la spécificité de chaque mode d’expression. Cette attitude redonne à « l’école » au sens le plus noble toute sa place dans la société. L’élève, l’apprenti reçoit du « maître » un savoir, au sens médiéval. Ici les leçons du modernisme s’opposent au laminage égalitaire de la modernité qui sape tous les fondements de la transmission, de la filiation. Mais il semble précisément aujourd’hui que les meilleurs esprits, inquiets de cette érosion des valeurs, des connaissances dans un contexte culturel de plus en plus dégradé, prennent conscience de la nécessité de rétablir cette chaîne des transmissions. La filiation était le thème d’un beau colloque auquel j’ai participé au Musée d’art moderne de St Etienne, et je suis invité au mois d’août à Kiev à un colloque sur un thème voisin, celui des rapports entre l’individu, la famille, l’école et la société.

C.G. : Il est vrai que les notions d’apprentissage et d’expérience, qui vont de pair avec la « transmission de l’expérience » dont parle Walter Benjamin, semblent avoir disparu actuellement, du moins on s’y réfère peu en Occident, ce sont des monnaies qui n’ont plus vraiment cours...

Gérard CONIO : ... alors que chez les Russes, ce sont des notions toujours valides. Pourquoi il y a- t-il aujourd’hui un tel intérêt pour les écoles russes, écoles de cinéma, de musique ou de mise en scène ? Parce que l’art est toujours en Russie considéré comme un métier qu’il faut apprendre. De la même façon, la notion d’auteur (ce que j’appelle « l’esprit du propriétaire »), qu’on trouve exprimée aujourd’hui de façon très virulente chez Kundera, cette idée de l’auteur qui défend son territoire semble en contradiction avec la tradition russe, une tradition que l’on a trop opposée au modernisme, sans voir qu’elle a été au contraire repensée et revivifiée par le modernisme. On peut le voir aussi dans l’esprit qui anime l’édition dont le travail est axé sur le « nous » plus que sur le « moi », sur l’oeuvre collective beaucoup plus que sur la mise en exergue des personnalités individuelles et sur des relations de pouvoir.

C.G. : Et justement, dans les avant-gardes, l’auteur individuel était une instance qui disparaissait complètement derrière le collectif. Tous les « -ismes » des années 10 et 20 en Russie n’expriment-ils pas aussi cette prééminence du groupe ?

Gérard CONIO : Oui, le « moi » individuel s’efface pour céder la place au travail de groupe, ce dont témoigne la masse de manifestes publiés à cette époque. Le « nous » collectif prend la place du « moi » individuel. Et on peut aussi voir cette mutation dans l’évolution des valeurs esthétiques à travers les différents modes d’expression, puisqu’ on passe des arts individuels (la poésie lyrique, la musique, la peinture) aux arts collectifs (le théâtre, le cinéma, l’architecture, l’urbanisme ). Mais la poésie de l’avant-garde elle-même est marquée par le refus de la subjectivité, par « la haine du moi » à travers tous les procédés de l’écriture automatique, l’importance accordée au hasard, à l’aléatoire. J’en ai trouvé un exemple dans les Mémoires du poète futuriste polonais, Aleksander Wat, que j’ai traduits (Mon siècle) et où, en retraçant son parcours qui l’a mené du futurisme au communisme, puis vers une sorte d’extraterritorialité poétique, tout en refusant l’engagement politique, il exprime un refus violent de toute forme d’égotisme. Son autobiographie n’est pas tournée vers le culte du moi mais vers le rejet du moi, elle est une tentative d’exorcisme d’un mal qui finira par le pousser au suicide, un mal qui s’est identifié avec soi-même, avec son propre « moi » et qu’il ne pourra détruire que par la mort volontaire. On peut y voir un phénomène de possession des âmes, tel que déjà Dostoïevski l’avait dévoilé et dénoncé dans ses Démons.

C.G. : Ce n’est plus maintenant au spécialiste des avant-gardes mais à l’éditeur que je m’adresse. Vous co-dirigez, avec Georges Nivat et Vladimir Dimitrijevic, la collection « Classiques slaves » des éditions L’Age d’Homme, qui s’illustre depuis des décennies par sa politique de traduction des littératures russes et est-européennes. Pouvez-vous, en quelques mots, nous présenter cette collection ?

Gérard CONIO : Je ne fais partie ouvertement, officiellement, de la direction des Classiques Slaves que depuis quelques années. Mais j’y participais depuis longtemps de manière plus confidentielle. A vrai dire, l’histoire de ma collaboration avec l’ Age d’homme ne fait qu’un avec l’histoire de mon amitié avec Vladimir Dimitrjevic. Récemment, il m’a associé plus étroitement et plus concrètement à son travail. Mon rôle consiste à « programmer » la traduction de textes de grands écrivains qui n’ont pas encore été traduits et restent à découvrir, ou qui ont été mal traduits, ou encore qui sont connus de manière incomplète. C’est le cas récemment pour les « skaz » de Leskov ( Le Gaucher et autres nouvelles) ou encore pour La Vie ordinaire de Capek, le dernier volet de sa Trilogie dont on avait déjà publié les deux premiers, Hordubal et Le Météore. Capek est surtout connu pour La Guerre des Salamandres, mais on est encore loin en France de l’apprécier à sa juste mesure. Notre politique de traduction et de publication consiste à faire entrer dans le domaine français les auteurs importants des littératures slaves. Parmi les publications en cours, on trouvera, par exemple, parmi les prochaines parutions, un Cahier H consacré à Constantin Leontiev, grand écrivain et penseur russe du XIXe siècle, penseur réactionnaire et monarchiste, certes, mais dont l’œuvre est un monument de la culture russe. Il a traité avec une grande lucidité des problèmes qui restent au centre de nos préoccupations. Nous préparons également une traduction des Hommes de la clarté lunaire de Rozanov. J’ai ajouté aux textes de Rozanov sur le christianisme une série d’articles qu’il a publiés dans la presse à l’époque de la révolution, de manière à montrer la filiation souterraine établie par Rozanov entre les bolcheviks et les chrétiens. Au moment où le christianisme est en train de s’effondrer et où l’ordre ancien explose, Rozanov montre que les bolcheviks prennent la relève et qu’ils sont les nouveaux « hommes de la clarté lunaire » : leur ascétisme, leur esprit de sacrifice à la cause rappelle les premiers chrétiens. Ceci prouverait, s’il en était besoin, que le bolchevisme a été une nouvelle religion. La rage des bolcheviks contre le christianisme s’explique surtout par leur désir de l’éliminer pour le remplacer. Aux yeux de Rozanov, qui exaltait la religion de l’Ancien Testament, axée sur la famille, la procréation, la fécondité, le bolchevisme et ce qu’il appelait le christianisme noir, le monachisme, avaient en commun un esprit de destruction et de mort.
Nous avons également le projet de faire connaître des œuvres de la période soviétique qui sont restées occultées : par exemple, nous préparons en ce moment la sortie d’une nouvelle d’Ivan Kataïev, un écrivain estimable et oublié, qui se situait dans l’entourage de Platonov. Il n’a pas été publié en Russie car il a été victime des purges staliniennes en 1937. Mais comme il appartenait à la première génération révolutionnaire, celle des Vieux bolcheviks, il a été également laissé pour compte par la Nouvelle Russie.
Nous allons également publier une nouvelle de Leonov, intitulée Les Sauterelles. Nous publions tout aussi bien les écrivains qui ont été rejetés, fusillés, que les écrivains qui, comme Leonov, ont réussi à garder leur statut et à maintenir le cap contre vents et marées. Notre objectif est aussi de dépasser l’opposition entre la littérature dissidente et la littérature officielle, pour montrer les entre-croisements, les interférences… Beaucoup d’écrivains, qui avaient gardé une place dans l’Union des Ecrivains et remplissaient des fonctions officielles, jouaient un double jeu pour réussir à se maintenir, quand d’autres étaient éliminés. Mais tout cela était assez fluctuant. Aussi nous voulons montrer que ces catégories ne sont au fond que des transpositions de la politique en littérature et reflètent une attitude qui consiste à appliquer à la littérature des critères d’ordre idéologique. Quant à nous, notre unique critère est le respect de la qualité des textes, indépendamment des engagements et des partis pris idéologiques des uns et des autres. Vladimir Dimitrijevic est un grand éditeur parce qu’il sait faire abstraction de ses options personnelles pour servir les oeuvres, les auteurs et les idées dont il reconnaît l’importance. L’Age d’homme publie et a toujours publié indifféremment des auteurs communistes ou monarchistes, réactionnaires ou progressistes, à partir du moment où l’on reconnaît que leur œuvre possède une valeur littéraire ou intellectuelle. A mes yeux, la collection des « Classiques slaves » s’inscrit dans la continuité de ce qu’était la NRF de la grande époque, quand on sait que la NRF a publié aussi bien Claudel qu’Aragon.

C.G. :Tout le monde reconnaît le rôle fondamental que cette collection joue et a joué dans le domaine des études slaves, en ce qui concerne la diffusion d’auteurs qui, à une époque, n’auraient nulle part trouvé à s’éditer en français. Mais on peut noter une évolution de la collection, sans doute liée au nouveau paysage éditorial issu des bouleversements qu’ont connus les pays de l’Est au cours de ces dernières années : pensez-vous que sa place ait changé et que sa position ait pu être ébranlée par la venue sur le marché francophone de nouvelles collections ? Enfin, les « Classiques slaves » connaissent-ils une redéfinition de leurs objectifs ?

Gérard CONIO : Une des expressions favorites de Vladimir Dimitrijevic est : « on continue ». Ceci exprime notre fidélité aux principes que je viens de vous exposer, indépendamment des fluctuations du marché de l’édition. Mais effectivement, il existe un domaine où nous devrions faire un effort supplémentaire, et nous en sommes conscients, c’est celui de la littérature russe contemporaine, même si elle est sans doute moins riche que la littérature des périodes précédentes.

C.G. : Et ceci d’autant plus que la littérature contemporaine russe est relativement bien représentée sur le marché français de l’édition, et qu’on en arrive même à éditer des auteurs qui ne le sont pas encore en Russie, comme Ikonnikov, par exemple… Paradoxalement, et par une sorte d’ironie de l’Histoire, la situation n’est pas sans rappeler celle qu’on a connue dans les années soixante-dix.

Gérard CONIO : En effet, il arrive que des écrivains existent en traduction avant d’exister en russe. Cela a été le cas, par exemple, des livres de Chentalinski sur les archives du KGB. C’est d’ailleurs aussi ce qui se passait au début du siècle…Je suis conscient du grand intérêt de tout un pan de la littérature russe d’aujourd’hui. On y assiste, en fait, au même phénomène que dans le domaine du cinéma où seule la production des films documentaires résiste à la pression du « marché », tandis que les films de fiction se font de plus en plus rares. De même, dans l’édition, les oeuvres de fiction me semblent, d’une manière générale, moins intéressantes que les essais et les ouvrages d’idées. On rencontre aussi assez souvent des livres inclassables, très personnels, qui sont à la limite des genres. Il y a actuellement en Russie de très bons essayistes qui mériteraient vraiment d’être traduits en français. J’espère contribuer à ouvrir nos collections sur cette production.

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