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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mercredi 7 décembre 2011

Fétichisme de la marchandise,VII : L'enfer de la propriété, ou la marchandise comme vision du monde .

(Turner : Ange debout devant le soleil - un monde sans limites précises n'est pas un monde appropriable.)


Il semblerait volontiers à tout homme vivant dans les cadres du Système que la propriété, comme lien entre un homme et une chose, ou encore le prix d'une chose soit quelque chose d'assez transparent, évident, et qui puisse être étudié à part du monde . La propriété comme lien entre des personnes médiatisé par des choses n'est pas le premier acte du drame de la propriété .

Comment déterminer le concept de propriété, et le concept de prix ? Disons pour commencer que la propriété se présente comme la forme d'un lien entre une chose, ou une gamme de choses, et des hommes, un lien réel ou en puissance . Je dis une gamme de choses pour parler des produits existant en quantité ou en série, comme le prix des céréales ou des voitures, et en acte ou en puissance pour distinguer le prix né d'enchères publiques, donc de lien de désir réels en acte, du prix fixé par une étude de marché, par exemple, c'est à dire de liens en puissance .

Globalement, il est possible de ne retenir de la propriété, pour commencer, que ceci : la propriété est le nom, la forme d'un lien particulier entre un homme et une chose . Et le prix d'une chose ne peut être déterminé que si cette chose est d'abord appropriée par un être humain ; le prix est le dédommagement du transfert de la relation de propriété de celui qui vend à celui qui achète . Dit autrement : rien ne peut avoir de prix s'il n'est d'abord approprié ; ou encore, le lien de propriété est une condition nécessaire de l'apparition de la marchandise et du marché .

La compréhension critique du lien de propriété comme fondement de la construction du monde est donc le principe d'une compréhension critique de l'univers de marchandise et de marché qui règne à ce jour sur nos vies, et sur l'ensemble du monde .

Or un premier point doit être souligné : si quelque chose d'aussi fondamental pour la société du Système que la propriété, ou le prix accordé à des choses, semble être transparent et ne pas mériter de commentaire, ce n'est pas parce que la propriété est un problème transparent qui ne mérite pas de commentaire . C'est au contraire parce que l'imprégnation culturelle-idéologique est très puissante sur de tels points névralgiques, qu'un monde extrêmement construit, et particulier au plus haut point à notre vie dans le Système, l'étrange royaume de Propriété, nous apparaît comme monde de nature, comme aussi évident que l'eau ou le soleil . Pascal a écrit avec raison : la coutume est une seconde nature .

Aussi de telles illusoires transparences peuvent-elles être appelées des natures secondes, des natures illusoires construites par l'activité humaine . J'ajoute que les propriétés relationnelles des objets sont nommées dans certaines ontologies des propriétés secondes, par opposition aux propriétés premières qui leur seraient propres en dehors de toute relation . Par exemple, « un grand rocher »énonce une propriété seconde, puisque ce rocher n'est grand que par relation à d'autres plus petits ; par contre, le fait que ce rocher occupe un volume peut être considéré comme une propriété première, indépendante de toute comparaison ; je dis peut être, je ne me prononce pas . Ce qui est certain, c'est que « ce terrain est une propriété privée » désigne une propriété seconde dans ce sens . C'est à dire que l'être-propriété est l'objet d'une ontologie des relations .

Le deuxième point à souligner est que l'être humain est un objet de son monde, et que l'ensemble du monde est constitué, structuré sémantiquement – ce que Lacan formulait en disant : l'inconscient est structuré comme un langage . Tout d'abord, les structures sémantiques, celles du sens des mots, sont des constructions par détermination, par négation ; je sais sélectionner « un rocher » dans mon environnement parce qu'il se distingue des arbres, des éléphants ou des hommes . Le clef de construction des ordres sémantiques est la différence, c'est à dire la négation . Toute détermination est négation sur un horizon unique indéfini . Et les déterminations sont des décisions humaines, tout comme le sens des mots, des décisions humaines sédimentées, accumulées, oubliées comme telles, qui constituent un ego-monde, et qui constituent globalement par communication symbolique l'ego-monde d'un ensemble de personnes, ou encore une culture .

Ensuite, les structures sémantiques ne doivent pas être pensées sous la forme statique de tableaux ou de dictionnaires ; elles énoncent en un sens dynamique l'auto-constitution fonctionnelle de l'homme et de son monde . Partant d'un indifférencié hypothétique dans l'absolu, mais certain dans l'ordre relatif, par exemple les limites floues entre le bois, le bosquet, la forêt, la construction sémantique qui s'opère attribue implicitement le plus souvent, et parfois explicitement, par exemple dans le discours juridique, des positions fonctionnelles à l'ego et à son monde . Autrement dit, les manières de signifier, les manières de parler ou de penser, sont liées organiquement à des manières de faire . Je prends un exemple que j'ai déjà pris ailleurs, le lien de l'homme aux animaux domestiques, et particulièrement aux bovidés .

Ces liens sont indifférenciés relativement au départ, c'est à dire que les diverses cultures ont construit de tels liens de manières très variées . Dans notre monde, les vaches sont appropriées et exploitées ; autrefois en Inde, et encore de nos jours, il étaient des vaches sacrées . Les européens parlent des croyances des Indiens et les disent superstitieuses ; mais cela n'est pas une perspective juste ; c'était bien plutôt le refus des valeurs européennes par les Indiens qui est en cause . En pratique, au delà des croyances, les indiens avaient une manière de faire : ils ne voulaient pas exploiter leurs vaches, et ne voulaient pas les pousser si elles bouchaient les routes . C'est à dire que ni l'argent, ni la rapidité de déplacement n'étaient pour eux prioritaires . Ne critiquer que les « croyances », les formes symboliques, qui fondent les manières de faire, pour les vaches sacrées, et refuser de voir nos propres croyances pour affirmer la justesse de nos manières de faire : voilà l'approche habituelle, injuste et aveugle, en Europe, des différences entre les cultures .

Il est parlé d'auto-constitution fonctionnelle de l'ego et de son monde . L'inconscient et le conscient ne sont tels que parce qu'ils sont conscience et inconscience d'un monde, et de quelque choses dans le monde ; ou encore, l'ego, le monde, les choses naissent dans les plis du tissage invisible du tissu unique de toutes choses humaines . L' ego-monde est structuré comme un langage . Pour ceux qui veulent des références, j'invoque le Fichte de la Doctrine de la Science . Et cet ego-monde devient une ré-alité, un monde vécu de nature dynamique et systémique, comme un village d'agriculteurs de l'âge de bronze, ou une centrale nucléaire moderne, par exemple . Dit autrement, le fait de construire de vastes usines à viande hachée réfrigérée sous vide à partir des vaches, ou de traiter les vaches en vaches sacrées n'est pas seulement un point de vue sur les vaches, mais un élément fonctionnel d'une constitution générale de l'ego et du monde .

C'est à dire qu'une détermination générale, une réduction de la complexité, amène une réduction des choix chez ceux qui la partagent, créent une synchronisation des activités qui permettent à chacun d'être fonctionnel au sous-système social auquel il appartient . Et en cas de perturbation du fonctionnement social, de comportement déviant, des modes systémiques de réaction s'emploient à faire revenir la situation à la normale, par purgation et assimilation, ou exclusion du perturbateur . Une unité d'activité sociale humaine s'auto-constitue et produit ses différenciations internes, produit une culture . Dans notre culture, un homme qui tiendrait les vaches pour sacrées serait déviant et traité comme tel, tout comme un homme qui tuerait les vaches sacrées en Inde .

Le fait que la coutume soit une seconde nature signifie que le monde construit par la sémantique des décisions passées est perdu de vue comme ensemble de décisions, comme culture, et vécu et parlé comme nature et donc « incontournable », indiscutable ; dans les processus de communication symbolique, l'être est l'argument de sortie de l'argumentation, de l'indiscutable – la référence située à l'extérieur du monde humain des signes . De ce fait l'être est l'argument d'autorité le plus puissant, qui peut être posé par l'usage de la force dans l'ordre humain . Il est donc de véritable sorties vers l'être, comme le fait de pouvoir tuer quelqu'un dans une relation de force, et des sorties symboliques, comme de pouvoir dire le c'est comme ça de la coutume et de la morale .

Les sorties symboliques – des apparences de sorties - se dévoilent comme telles quand un dissident ne peut être remis en place par la force ; ainsi il est vain d'interdire aux hommes de voler de leurs propres ailes, puisqu'ils n'en ont pas, et ne peuvent défier cet être réel ; par contre il est utile de punir les atteintes à la propriété, puisque la propriété est une décision et non un être, et qu'une infinité d'ordre sociaux peuvent être pensés en dehors de la propriété .

Poser des dissidences de l'ordre de la propriété comme auto-constitution de la société humaine dans le monde, c'est bien la finalité de ce travail .

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La propriété est une relation, et l'être-propriété relève donc d'une ontologie relationnelle .

Le caractère relationnel de l'être d'un pôle doit être bien compris . Je suis père parce qu'il est un enfant, et cet enfant est fils ou fille parce qu'il a des parents . L'être relationnel d'un pôle peut être prononcé séparément dans l'ordre symbolique, mais il n'est pas séparément . C'est le lien qui lui donne son essence . C'est le lien qui est premier, et les mots qui posent l'essence sont seconds . Entrer dans une relation de propriété détermine tant l'être du propriétaire que celui de l'étant- propriété .

L'ontologie relationnelle est très anciennement connue . Voyez cette phrase de l'évangile gnostique dit évangile de Marie Madeleine :

Pierre lui dit : « Puisque tu nous a expliqué toutes choses, dis-nous encore ceci : Qu’est-ce que le péché du Monde ? »
Le Sauveur dit : « Il n’y a pas de péché, mais c’est vous qui faites exister le péché lorsque vous agissez en conformité avec la nature de l’adultère que l’on nomme «le péché»
. Dit autrement, le mot « péché » désigne un être relationnel, qui n'existe que par relation aux actes des hommes . C'est pourquoi le Sauveur dit ensuite : N’imposez aucune règle hormis celle que je vous ai fixée et ne donnez pas de Loi à la manière du Législateur afin que jamais vous ne soyez dominés par elle . Il se retrouve ce renversement déjà présent chez Paul : la transgression n'existe qu'à cause de la loi ; et de même il faut penser que la propriété, les marchandises, le marché n'existent que par la loi qui les fonde, et non en eux-même .

La propriété étant un lien entre un homme, le maître de la chose, et une chose soumise à la puissance du maître, il s'ensuit que tout étant objet d'une propriété devient de facto une chose, est assimilée à une chose . Prenons l'exemple bien connu de la définition de l'esclave par Aristote (Politique A, Ch. 4, Belles-Lettres p. 1).

De même un objet de propriété est un instrument utile à la vie, et la propriété, c'est un ensemble d'instruments ; l'esclave est un instrument animé et tout serviteur est comme un instrument précédant les autres instruments. En effet si chaque instrument pouvait, par ordre ou par pressentiment, accomplir son œuvre propre, si, pareilles aux statues légendaires de Dédale ou aux trépieds d'Héphaïstos, qui, au dire du poète, « pouvaient d'eux-mêmes entrer dans l'assemblée des dieux », les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors les maîtres d' œuvre n'auraient nul besoin de manœuvres ni les maîtres, d'esclaves.

Cette définition est étroitement liée à la notion de propriété : puisque l'esclave est une propriété, l'esclave est un instrument, un objet utile, une chose . En clair : tout étant approprié, quel qu'il soit, est réduit à la chose : il faut entendre par là non pas une réduction d'essence, mais une réduction de statut pensée et posée dans le langage comme étant l'attribution d'une essence . Il est dit : l'esclave EST un outil animé, non REÇOIT LE STATUT d'outil animé . Le texte d'Aristote s'interroge d'ailleurs sur la légitimité de ce EST ; l'esclave doit ÊTRE esclave par nature pour que son STATUT soit juste . De même nous disons sans nous troubler : le bois, l'eau, cette œuvre d'art SONT une marchandise .

Plutôt qu'interroger l'esclavage, le texte d'Aristote interroge la propriété .

L'exemple de l'esclavage sert à éclairer sur ce point aveugle de la culture : l'appropriation d'un étant est l'attribution d'un statut d'asservissement de cet étant aux fins de celui qui devient son propriétaire . La propriété est un lien de domination « de manière la plus absolue » (Code civil napoléonien) d'un homme sur une chose, permettant l'usage, la perception des revenus, la consommation ou la commercialisation de la chose . Le trafic des esclaves est la réduction de l'homme au statut de la chose, et le caractère étrange de ce trafic dévoile le caractère arbitraire du lien de propriété en général, comme le trafic des animaux à ce jour, qui réduit l'animal à la chose .

Notons en passant que les défenseurs des animaux anglo-saxons articulent leurs réflexions sur des bases aristotéliciennes non critiquées : ils cherchent à montrer que l'appropriation des animaux traités comme des choses n'est pas légitime, puisque les animaux ne SONT pas des choses – bref, ils veulent montrer que les animaux ne SONT pas des choses appropriables par NATURE . Ils ne comprennent pas que le problème est un problème de STATUT, et dépend de la puissance souveraine de la législation, non d'une essence .

Par ailleurs, dans l'étroitesse de la mentalité moderne, où la réduction de la complexité est extrême – nous vivons dans une société complexe qui produit une pensée de plus en plus simpliste – les anti-spécistes ne voient qu'une solution à leur problème, c'est de rendre les animaux EGAUX au hommes, sans voir qu'ils posent le problème des liens sous la forme binaire la plus plate : soit l'animal est une chose appropriée, soit l'animal est maître absolu en tant que propriétaire en puissance, puisque tout homme libre est propriétaire ne puissance – alors que ce dilemme simpliste est tout à fait idiot . Nous n'avons aucune raison de créer un statut juridique égal entre le chien et l'homme pour protéger les chiens des excès de la réduction du chien à la chose dans le lien de propriété ; nous avons juste à défaire la propriété comme matrice des liens entre homme et non-homme, à comprendre qu'il en est en puissance une indéfinité d'autres .

Car en vérité, et c'est ce qui doit nous inquiéter : il n'est aucun étant existant qui ne soit en puissance appropriable : être humain, animal, montagne, planète, ressources en eau, air respirable, lumière du soleil...Il n'est aucune existence qui soit par nature protégée de devenir la proie du Système, qui soit en soi protégé d'être assimilé et consommé comme marchandise . Pas même la nôtre, car la réduction des relations sociales à un marché du travail sans autre règle que le contrat entre personnes morales et individuelles – la réduction de la force de travail à la marchandise est la réduction de notre vie à l'ordre de la marchandise .

Ce qui compte pour nous à ce stade est ceci : le lien de propriété comprend une réduction de l'étant approprié à une totale domination – en clair, tout étant devenu marchandise a toujours déjà subi un violent jugement de valeur, une réduction à la mesure du statut d'objet de propriété.

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Le lien de propriété est une réduction brutale de la complexité des liens humains entre humains et reste des mondes, et entre humains . Le lien de propriété est une violence rarement perceptible, car seul celui qui connait ce qui est tranché par l'appropriation le reconnaît comme tel, comme l'homme libre réduit en esclavage . Si les rives du fleuve sont interdites et clôturées quand j'arrive, je ne reçois pas la violence de l'enfant qui allait s'y promener librement, ou du paysan qui allait y pêcher depuis son enfance, et qui découvrent des clôtures de fer . Marx et Engels, dans le Manifeste du Parti communiste, l'ont parfaitement noté, même si leur interprétation de cette réduction est unidimensionnelle, progressiste :

La bourgeoisie (...)Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du «paiement au comptant». Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

L'illusion de Marx est de croire que la diversité réelle des liens humains masquait la simplicité du lien d'exploitation éternel de la lutte des classes . Mais une telle croyance platonicienne chez un historiciste comme Marx est une contradiction en soi-même . Les classes sont aussi des exemples de réalité relationnelle ; il n'existe pas de lien d'exploitation ou d'appropriation si ce lien n'est pas effectif – il n'existe pas d'esclave sans esclavage effectif, et une dictature du prolétariat est un oxymore, est immédiatement la négation du prolétariat lui-même . Toute la difficulté de la pensée de l'ultra-gauche a été de reconnaître et de comprendre que toute lutte contre l'exploitation capitaliste avait pour visée la fin du prolétariat en tant que classe, et que toute défense des intérêts du prolétariat en tant que tel avait pour fonction non accidentelle de soutenir le fonctionnement du Système reproduisant l'exploitation du prolétariat – ce fut le choix du PCF de soutenir l'industrialisation de la France, et d'être pour la croissance, c'est à dire de soutenir le lien d'exploitation du prolétariat pour soutenir le prolétariat, paradoxe qui fut celui de l'industrialisation à marche forcée de l'URSS .

En réalité, dans les sociétés différentes du Système, les liens d'exploitation avaient été très fortement euphémisés et rabotés dans l'ordre des privilèges locaux, qui protégeaient de l'invention de nouvelles règles par le plus fort . Il ne s'agit pas pour moi de nier la violence des rapports sociaux et la violence de la mise en place du système féodal, vers l'an mil, et la contre violence des « villes libres » pour échapper à l'asservissement à un seigneur, par exemple . Il s'agit de violence à chaque fois qu'un ordre se met en place, et cela est sans doute inévitable . Mais justement toutes ces violences avaient abouti non pas au triomphe univoque d'une classe, mais à un ensemble très complexe d'équilibres que la coutume et les privilèges étaient venu finalement garantir . Et nous voyons, nous, que quand le rapport de force devient outrageusement favorable aux propriétaires, ni la démocratie moderne, ni la loi ne peuvent protéger le faible . La sacralisation du privilège était devenu un obstacle à la puissance des riches – et même les révolutionnaires de 1789 n'ont pas voulu abandonner, dans la Déclaration des Droits de l'Homme, ce caractère inaliénable et sacré – non appropriable – des droits ; mais ces droits n'en ont pas moins été piétinés, et le sont encore dans l'ordre libéral du monde .

Ce qui est appropriable est aliénable, susceptible d'être vendu ; il ne faut jamais oublier que la liberté est aliénable, que le prêt personnel d'argent a toujours entraîné l'esclavage pour dettes dans l'antiquité . C'est à dire que le prêt à crédit peut être interprété comme la vente d'un droit sur les revenus d'un homme, ou encore que l'activité du banquier peut être pensé comme l'achat d'une dépendance des hommes .

La société féodale était violente, il n'en reste pas moins que la propriété féodale par exemple est très éloignée de notre concept de toute puissance du propriétaire . Toute terre était tenue d'un seigneur par un vassal ; le propriétaire final de la terre était le seigneur, mais ses droits n'étaient que les droits du seigneur éminents codifiés dans l'hommage ; par exemple, le vassal avait le devoir de le défendre en cas de guerre, mais ne payait pas de loyer, et transmettait la seigneurie à ses descendants . Par ailleurs, le vassal lui-même avait des droits étendus mais codifiés sur ses terres ; ils ne pouvait pas lever sans précaution de nouveaux revenus . Le vassal se devait de protéger ses hommes . Il ne pouvait pas chasser les paysans pour exploiter les terres autrement, par exemple, sans bouleverser le droit par la violence .

En Angleterre, le mouvement des enclosures est ainsi une brutale révolution sociale au profit des propriétaires, comparable à notre crise de la dette dans cette perspective . Je cite Wikipedia :

Le mouvement des enclosures fait référence aux changements qui, dès le XIIe siècle mais surtout à partir de la fin du XVIe et au XVIIe siècle ont transformé, dans certaines régions de l'Angleterre, une agriculture traditionnelle dans le cadre d'un système de coopération et de communauté d'administration des terres (généralement champs de superficie importante, sans limitation physique) en système de propriété privée des terres (chaque champ étant séparé du champ voisin par une barrière, voire bocage). Les enclosures marquent la fin des droits d'usage, en particulier des communaux, dont bon nombre de paysans dépendaient.
On peut trouver plusieurs raisons à ce mouvement d'enclosure : une raison juridique : les potentats locaux souhaitaient conserver l'exclusivité des terres mais l'absence de cadastre nécessitait de matérialiser les limites foncières ; mais la raison fondamentale est la suppression des droits d'usage (vaine pâture, communaux) qui permet la liberté des assolements,
c'est à dire l'exploitation maximale de la production de richesse de la terre au service exclusif des plus riches.

Le mouvement des enclosures a commencé en Angleterre au XVIe siècle. Des champs ouverts et pâturages communs cultivés par la communauté, ont été convertis par de riches propriétaires fonciers en pâturages pour des troupeaux de moutons, pour le commerce de la laine alors en pleine expansion. Il s'est ensuivi un très fort appauvrissement de la population rurale de l'époque, entraînant parfois des mouvements de révolte, comme dans les Midlands en 1607.


Selon l'historien Patrick Verley, « l’historiographie a longtemps centré son attention sur le phénomène des enclosures et sur ses conséquences sociales, mais elles ne constituent pas une révolution agricole, elles n’en constituent qu’un préalable, qui n’entraîne pas automatiquement un progrès de la production et de la productivité ». La révolution agricole est d'abord une révolution sociale.

« Vos moutons, que vous dites d'un naturel doux et d'un tempérament docile, dévorent pourtant les hommes… »
— Thomas More, Utopia, 1516

Il n'existait auparavant ni droit unilatéral d'aliénation sans discussion, ni droit de propriété qui ne soit pas assorti d'importants devoirs . L'interdiction du prêt à intérêt relevait de l'interdiction de créer de la dépendance par l'argent . Il en était de même dans l'Empire romain : être riche signifiait entretenir une vaste clientèle, et assumer de lourdes obligations civiques, à tel point que la fin de l'Empire voit une fuite des élites des cités, les décurions, ruinés par leurs charges . Nous n'avons pas le choix en vérité, entre propriété univoque individuelle et propriété univoque d'état ; une indéfinité de types de liens est possible .

Si nous reprenons des pensées de « la propriété » comme mélange complexe et variable de liens personnels, de liens de personnes à des ressources, garantissant à chaque homme une reconnaissance et le droit de jouir du monde lié à la vie, alors nous pouvons penser des modèles de sociétés solidaires sans bureaucratie excessive . La plupart des sociétés connues sont des sociétés fortement solidaires sans État, pourquoi faudrait-il choisir ? – je répète, par exemple, qu'il est délirant pour la raison que les enfants de l'Europe, quand ils naissent, ne puissent accéder à un toit comme « propriétaires », c'est à dire aient un lieu libre pour vivre, soient délivrés du loyer, que s'ils héritent, où s'ils payent la banque de quinze à trente cinq ans, pendant que des vieillards peuvent posséder plusieurs logements . Un homme qui naît ne peut naître avec des dettes aussi lourdes aux propriétaires du monde . Avoir un lieu pour vivre libre me paraît relever du droit du vivant . Voilà la raison du mot de Proudhon, la propriété, c'est le vol .

L'obsession de la lutte contre l'inflation, qui se manifeste depuis si longtemps en Europe, tout comme le caractère monolithique de notre conception de la propriété, et les niveaux énormes d'endettement collectif et individuel sont les signes sans équivoque d'une société dominée, verrouillée par les riches propriétaires, jusqu'au plus profond de son idéologie . Les banques sont le bras armé de cette appropriation du monde par le Capital . L'histoire de l'appropriation du monde est très ancienne, tout comme la lutte contre cette appropriation – et connaître ses héritages n'est pas s'affaiblir .

Notons une dernière chose : dans la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, la rupture de l'Égalité n'est permise que pour la propriété, et pour la vertu et le talent : la société de l'égalité en droit est la société de l'inégalité des propriétaires par la propriété . Il est indispensable de sortir de l'obsession de l'Égalité en droit pour penser une société solidaire non bureaucratique – là est la racine de la complicité entre libéraux de droite et libéraux de gauche : la défense d'un modèle de l'appropriation du monde, avec pour alternative un modèle social solidaire bureaucratique, avec une classe dominante de gestionnaires bureaucratiques de la propriété « commune », en réalité de la propriété effective de la nomenklatura ; ou un modèle non bureaucratique de propriétaires absolus ne communiquant plus que par l'argent, post-culturelle, avec une classe dominante oligarchique formée par les mécanismes d'accumulation capitaliste . Le passage de l'un à l'autre en Russie a été très simple, puisque la Nomenklatura est devenue oligarchie en se vendant à elle-même à vil prix les biens dit collectifs . C'est dire à quel point cette alternative est le masque d'un modèle commun d'appropriation du monde .

La propriété n'est pas un fait social anodin, mais l'opération sociale de base de la constitution de la société du Système ; et ce n'est pas la propriété individuelle ou collective qui compte, mais la logique de l'appropriation . Ainsi l'homme est dans le monde, ainsi il est avec les autres hommes .

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Nous arrivons au point le plus lourd de conséquences, et donc le plus difficile à comprendre d'une étude sur la propriété moderne . Non que ce soit soit complexe, mais il est profondément étranger aux mentalités modernes : aussi recevoir cet enseignement est aller contre des habitudes de pensée profondément ancrées . La propriété est le fondement de notre culture, de notre lecture des mondes .

En tant que lien entre l'homme et toutes choses, le lien de propriété est aussi un ordre symbolique qui engage l'ordre cognitif – une vision du monde . Tout étant en puissance d'appropriation doit avoir les caractéristiques d'une marchandise . L'être d'une marchandise peut être caractérisé .

Une marchandise est une chose qui est en elle-même, fermée par des limites ; une chose sans environnement . Si elle est un bien immobilier, elle peut être clôturée ; si elle ne l'est pas, elle est indéfiniment transportable, et ne tire pas son être de son lieu . Dit autrement, l'ontologie des marchandises suppose un espace homogène, l'espace de la concurrence libre et non faussée, l'espace de la Critique de la Raison pure de Kant . Dans cet espace uniforme, quantité déqualifiée, le monde des marchandises est comme le monde libéral des individus, un monde fragmenté et déraciné, de trucs en circulation indéfinie et de machines désirantes - le monde de Deleuze . En effet, tous les liens d'un étant au monde doivent être tranchés au profit du lien exclusif de la propriété, comme le charbon est arraché de la veine et de la montagne . Dit autrement, le moteur de la fragmentation du monde, de sa réduction à la quantité, est l'appropriation .

Une marchandise est aussi une chose aliénée et dominée par son propriétaire . Elle est une chose dont toutes les formes naturelles ont été effacées au profit de l'utilité humaine, un reflet de la toute-puissance que s'attribue le bloom sur le monde . Sans liens, et sans puissance, elle est une chose muette en dehors des signes de l'asservissement au Système . La multiplicité des sens qui se manifestent dans l'être n'est autre que la multiplicité des liens : comprendre, accueillir un sens, interpréter, c'est relier . La rupture méthodique de l'enchevêtrement des liens est la création humaine de l'absurdité du monde . C'est à dire que l'ordre de la marchandise est la fermeture d'un des deux Livres, selon Jean Scot Erigène, qui parle des deux pas de Dieu sur le monde, le Livre et la Nature .

Maître Dogen dit : l'inanimé expose la Loi . Les anciens hommes voyaient dans le monde des enseignements, mais recevoir des enseignements est se poser en silence, contempler et écouter l'exposition de la Loi par les montagnes et par les sources . C'est cette familiarité, cette sympathie pour les formes du monde et pour les signes, qui est perdue dans le règne de la marchandise . Nous soumettons les formes naturelles, nous les détruisons, pour nous retrouver dans le Désert du réel soumis à notre désir inflexible . Il n'est pas d'autre monde de l'absurde que le monde réduit à la marchandise .

Un auteur antique opposé à l'esclavage disait : à chaque esclave réduit à nos désirs, nous gagnons un ennemi . Nous avons fait des mondes notre ennemi . L'histoire des hommes du Système est l'histoire d'ennemis du monde qui se retrouvent seuls dans une accumulation de marchandises aux couleurs criardes, quand la vrai vie est absente . Telle l'histoire du Roi Midas, qui demanda que tout ce qu'il touche fût or, et mourut de faim . La nature, dit encore Baudelaire, est un Temple aux vivants piliers ; et l'exténuation de la compréhension du monde est comparable à l'exténuation de la compréhension du Livre . Les exégètes modernes croient se placer en position de force, et interroger le Livre, repérer des styles, corriger des erreurs, édicter le sens, fermer la roue des interprétations : il ne montrent que leur ignorance complète et leur morale à courte vue . Car le lecteur traditionnel du Livre se place en écoutant respectueux, pas en maître et en propriétaire . Il en est de même pour la contemplation du monde . En vérité, si l'enseignement du Sage te choque, c'est toi qui est à remettre en cause ; et si la vie du monde te paraît à corriger, c'est toi qui est à corriger . Le narcissisme moderne ne fait que l'inverse . Il ne peut accéder à ses mots : l'inanimé expose la Loi .

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Le monde de l'appropriation est le monde de la réduction du monde à la quantité, ce qui se manifeste par la réduction générale de toutes choses à la mesure du prix . Le prix, en vérité, est une insulte pour ce qui compte . Voyez l'effet de vendre un homme . Dans la mémoire de l'Occident, la mesure d'un prix en échange d'un lien est symbolisé par la figure de Judas, est la trahison même .

Un prix élevé dissimule l'insulte de la mesure par l'argent . Ce qui est à vendre est une marchandise, que ce soit un mémorial ou une âme . Il est en effet une autre figure de la vente, qui illustre le caractère traditionnellement démoniaque de celle-ci quand elle sort du strict domaine des objets utiles : c'est le pacte diabolique, qui est un contrat de vente de l'âme . Dans notre monde, nous devons appeler ventes d'âme tout échange de la justice, de la grandeur ou de la noblesse pour quelque points de croissance ou quelque pourcentage de l'électorat démocratique – ainsi les chiffres d'étrangers expulsables présentés comme des objectifs quantitatifs à atteindre . Il en est de même de tous ceux qui, pour espérer arriver au pouvoir, excitent des haines xénophobes, ou comptent les morts A mes yeux, il n'est nul besoin de chiffres de victimes pour ressentir la honte ou la colère du Bernanos des Grands cimetières sous la lune, quand il voit emmener des paysans "rouges" vers l'exécution ; il n'est nul besoin de chiffres pour ressentir par sympathie le dégoût de celui qui devint le secrétaire de Jean Moulin, jeune Maurrassien élevé dans l'antisémitisme, quand il vit un père et son fils avec l'étoile jaune . Guénon le note dans le règne de la quantité : le fait même de compter, compter les troupeaux, est entaché d'effets sinistres, selon les bergers traditionnels . Compter est le signe même du processus d'appropriation du monde qui commence avec les premiers États . Nous ne devons pas oublier cela : ce qui compte ne peut être compté ; ce qui compte n'a pas de prix . L'homme ne peut pas saisir l'essentiel de la vie humaine . Il est indispensable, dans la vie humaine et dans toute civilisation où l'on puisse respirer, de poser par force de l'inaliénable – le principe même du marché est à circonvenir comme un incendie .

Dans l'ancienne monarchie, le domaine royal était inaliénable, et il était pourtant une possession productrice de richesses pour l'État . Le Roi lui-même n'avait pas de toute puissance sur sa propriété ; et cette limitation était une puissante garantie entre les générations royales . Il me paraît hors de doute que le principe que le domaine royal soit inaliénable a sorti de toute négociation un bien public ; et en vérité, toute limitation juridique de l'appropriation et du marché doit être désormais considérée comme un bien . En empruntant sans mesure dans le cadre de la fiction de la représentation politique, les élus des démocratie ont aliéné la liberté des générations nouvelles, en les enchaînant à un travail productif indéfini, travail duquel ces même hommes ont organisé leur exemption . La démocratie a creusé d'énormes injustices entre les générations, entre des retraités à 53 ans, et des retraites prévisibles à plus de 70 ans . Je dis sans honte : NOUS avons été vendus . Nous ne devons rien à ceux qui nous ont vendu, et nous vendent encore .

Ce que nous voulons organiser froidement, c'est notre sécession .

J'aborderais dans un prochain article les effets du marché de l'art et des œuvres de l'esprit .

Vive la mort !





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