ISI

Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 17 décembre 2011

ISI : De la révolution dans la nature et la culture, ou de Voltaire à Rousseau .

(Sur les raffinements de la civilisation : estampe japonaise)


Des lecteurs malintentionnés, ou simplement trop rapides, pourraient croire que l'Encyclopédie du Souterrain est hostile à la civilisation et à la culture . Mais un tel jugement est une erreur, fondée sur la terreur morale capitaliste qui depuis la naissance du Système équivaut la civilisation au maintien du Système, et accorde généreusement la barbarie à tout homme luttant contre le Système .

En vérité, c'est le Système qui depuis l'origine détruit la culture et la civilisation . Car la culture et la civilisation depuis toujours reposent sur l'Otium, le loisir, ou encore le détachement des tâches serviles de la survie biologique, alors que le Système ne cesse depuis toujours d'élargir, d'extensifier et d'intensifier, les zones de survie biologique dans la société . Faire partie du jeu, dans la société moderne, signifie non pas seulement comme dans la Cité antique pouvoir assurer sa vie ; mais entrer pour l'essentiel dans la logique salariale pour pouvoir s'exprimer via internet, se déplacer en véhicule, voir des œuvres d'art, acheter des livres...

A chaque fois que par la technique est crée un nouveau médium de communication, la fréquentation des anciens média diminue . A moins d'accepter l'isolement, ne se déplacer qu'à pied et ne parler qu'à vive voix aujourd'hui est une forme de mort sociale . Ces médias sont désinvestis par les hommes, comme les chemins de la forêt de Brocéliande, j'en atteste, sont envahis par les ronces en dehors des routes à touristes tracées au buldozer . Nos interactions sont médiatisées par la technique et des services vendus par le biais du marché ; ou encore le lien social est lui-même investi par le marché . Il convient cependant de voir dans quelle mesure le média est le message, selon le mot de Mac Luhan afin de s'assurer que l'homme qui vous parle du marché, contre le marché, dans le cadre du marché, n'agit pas uniquement en fonction de ses intérêts en terme de marché .

Le problème est le même dans une prison ou dans une université partenaire de grandes entreprises : l'homme doit passer par les moments et les passages autorisés pour lutter en faveur de sa liberté . En prison, le parloir, les rites religieux, la bibliothèque, peuvent passer des plans d'évasion cryptés ; et les canalisations peuvent aussi passer des messages, ainsi le morse frappé sur les tuyaux de chauffage . Il est impossible à la direction de faire pleine confiance aux gardiens, de même aux autorités hiérarchiques de faire pleine confiance en la direction . En vérité, le Système et ses cadres peuvent laisser des interstices pour faire naître et germer le négatif dans son fumier ; les racines peuvent lentement, dans les souterrains, faire éclater le rocher .

Comment s'assurer que le message chuchoté de l'évasion est fou, ou fiable ? Il n'est qu'une réponse . Cette réponse est la même que pour une arme . Ce n'est pas l'arme qu'il faut redouter, c'est l'homme qui la tient, a dit Mesrine . Il en des de même des mots : vous ne pouvez vous assurer que celui qui vous les donne est un homme de parole et liberté, ou un vendu et un espion – sinon qu'en remontant le fil des mots, comme on va vers la source .

Le révolté a besoin de faire confiance, comme le résistant : il remet sa vie entre les mains de quelqu'un qu'il n'a pas le temps de connaître dans l'épreuve . La confiance est vitale, et donc l'exigence la plus haute . Nous ne pouvons réellement parler qu'a des gens qui comprennent la valeur du fanatisme le plus absolu . Nous ne pouvons accorder aucune importance, aucune valeur, à la parole de quelqu'un qui hésite, ou qui embrouille et complexifie à merci par narcissisme . C'est n'est pas une question de valeurs dans l'absolu, une philosophie, mais la réalité pragmatique la situation .

La force du révolté, c'est le réseau, l'organisation ; donc la confiance, la loyauté, le fanatisme, le sacrifice de soi .

Rousseau représente le révolté isolé, solitaire, qui croit qu'en se déliant de tous les liens du Système il va vers la liberté . Le Rousseau moderne quitte tous les médias électroniques, quitte l'économie salariale, rêve d'être à lui tout seul une base autonome durable, de revenir à l'agriculture . C'est un rêve qui s'oriente vers la mort d'hommes isolés, car l'isolement est une faiblesse .

La fermeture est en cours dans les médias du Système, mais elle est toujours en cours jusqu'à la mort de tous les hommes, car la fermeture absolue est hors de portée de la plus grande force déployable par le totalitarisme le plus radical . Il en est de même de l'économie : les hommes sont contrôlés aussi parce que les aliments sont contrôlés par le Système . Il est possible de parler d'armes médiatiques, ou d'armes alimentaires, quand le fait de sortir des voies du Système devient non seulement très difficile, mais même purement et simplement interdit par la Loi . Oui, la loi républicaine interdit de vendre des légumes dont les semences ne sont pas achetées aux semenciers ; et une énormité aussi incroyable, une telle gifle aux libertés les plus infimes de l'être humain est inaudible dans le monde du Spectacle .

Le Système s'assure par investissement, mais aussi par la violence d'État, le monopole effectif de la socialisation ou de l'approvisionnement . Sortir des liens sociaux du Système est une tentation pour se libérer du système . Mais en vérité, ce n'est pas un homme seul qui survit dans les hordes d'hommes agriculteurs ou chasseurs : c'est un groupe humain organisé par des liens très forts . Une groupe humain, par analogie avec une personne, a une organisation, une mémoire, des modes de décision . Un groupe humain organisé apprend ; il est des apprentissages, des compétences collectives que la tradition du groupe transmet d'homme à homme . Le maintien de la tradition et de l'ordre est comme le sang et le souffle de l'être humain, une nécessité vitale . L'analogie ne va pas trop loin : la mémoire et l'apprentissage collectifs ne sont pas des données objectivables dans l'intérieur du groupe global, au contraire d'un manuel qui enseigne les compétences d'un individu, ou d'un référentiel de compétences d'une profession fonctionnelle dans un Système social plus complexe . Il ne peut exister de manuel individuel des compétences collectives d'un groupe ; les compétences collectives sont véhiculées par les médias eux-même, par les symboles, les mythes, les rites, le droit...Le groupe, son organisation et sa force sont une intelligence collective qui ne peut être consciente complètement dans un individu, sinon dans le pouvoir spirituel du groupe, comme un secret symbolisé, occulté - car ce savoir individuel des sources de la puissance collective est aussi un point de fragilité, un talon d'Achille du groupe . Un groupe organisé historique est indéfiniment plus qu'un homme isolé . Dans un clan traditionnel, celui qui trahi le clan, qui se retrouve seul, est tué par son isolement : il n'est même pas besoin de le tuer par la main de l'homme .

Les groupes humains autonomes ne sont pas comme les hommes asservis par le Système des collections quantifiable d'individus isolés, mais des organisations à la fois souples et rigoureuses, comme l'organisme d'un félin . Les compétences individuelles ne peuvent se réduire à la maîtrise technique de l'agriculture ou de la chasse : elles comportent des compétences sociales extrêmement sophistiquées, complètement anéanties par la vie dans la société moderne . En particulier, ces groupes développent un enseignement de liens humains inconditionnels, d'une loyauté au groupe à toute épreuve, jusqu'à la mort .

Or les hommes modernes produits par le Système sont incapables de comprendre la loyauté ; ils ne pensent qu'en terme d'intérêt individuel et de contrat, alors que le lien de loyauté est en dehors de tout compte, est inconditionnel . C'est à dire que la survie autonome d'hommes passe par la reconquête d'une puissance de lien de fer, et ce type de lien ne se trouve aujourd'hui que dans la guerre civile du sous-prolétariat capitaliste, ou dans l'expérience de la guerre . Ce type de lien est valorisé dans les groupes criminels nés de la rue, et il est cette force collective que les anciens combattants des grandes guerres avaient retrouvé par miracle à leurs propres yeux .

Les groupes vainqueurs, ou qui ont mis en bascule le capitalisme dans le passé avaient justement développé ces liens de fer, soit par la résistance bolchevique dans la dictature russe, soit par l'expérience de la guerre – c'est à dire par la résistance collective à la mort . La dureté de l'aristocratie révolutionnaire léniniste n'est pas née de l'embourgeoisement démocratique qui a touché le marxisme démocratique et a fini dans l'impuissance du Spectacle démocratique et des gender studies modernes, ultime dégradation, consternante, de la pensée de gauche demarxisée .

Nous avons besoin de cette puissance du lien inconditionnel . Ce n'est pas par hasard que la France a pu modérer fortement le capitalisme par le programme du Conseil National de la Résistance, ou qu'Israël a pu naître au creuset du Kibboutz . La résistance nationale a pu donner à des groupes sociaux, comme les Corses, une telle résistance irréductible ; mais je crois que le temps des Nations, nées du triomphe de la bourgeoisie, et instrumentalisées par elle pour morceler et affaiblir la puissance politique et culturelle des organisations humaines concurrentes de son règne, doit être dépassé . Faisant retour à Dante, nous nous prononçons pour une vision impériale, pluraliste, de la diversité infinie et légitime du monde .

Les nations ne donnent plus la puissance de lien qu'elles ont pu donner . Les nouveaux penseurs doivent aller vers l'Empire, l'idée d'une puissance impériale capable de refonder une civilisation . C'est bien sûr une vision capable d'unir, le symbole de création de liens inconditionnels . La politique doit reprendre ses droits, et remettre à leur rang subordonné les producteurs de richesses . Le programme du CNR est à ce titre parfaitement actuel .

La société humaine est une grandeur, une jouissance, un ensemble de commodités . Le luxe qui élève vers le Ciel par anagogie est une bonne chose . L'humanité collective fait l'architecture, les jardins, les parfums, les délices des hommes . Elle est à la fois la garantie de la liberté de chacun, et l'orientation collective vers la grandeur, vers la reprise de l'histoire par les hommes, plutôt que par les fourmis libérales, qui accumulent des masses de terre par leurs mouvement infimes indéfinis, et sans direction . Nous renions ce passé de l'humanité pleurarde, avec Lautréamont . Les sociétés anciennes les plus sophistiquées ne reniaient pas la puissance des liens entre les hommes . Comprendre, vivre, c'est relier .

Nous renions le libéralisme . Renier le libéralisme n'est pas renier tout l'homme : j'admire Unabomber, allé vivre dans une cabane perdue, mais je le trouve d'horizon étroit, nord-américain . Au contraire, croire qu'il faut renier le lien social pour sortir du Système est rendre service au Système . Le Système est cette puissance de destruction des liens et d'isolement des hommes asservis, qui ne renforce les liens que dans l'oligarchie la plus haute . Détruire le Système, c'est détruire l'idéologie individualiste qui toujours autorise l'individu à déconstruire la société au gré de sa fantaisie formatée par l'idéologie et la publicité . Le lien est plus que la personne, la personne est le produit de la société et de la langue, et nul homme ne peut avoir la liberté de détruire le droit ou le langage qui le constituent comme puissance de liberté sous le motif que ce droit ou ce langage le déterminent . L'homme qui croit se libérer de l'ordre patriarcal du langage par le jargon politiquement correct se formate dans les cases du Système en luttant contre des chimères idéologiques ; car le langage politiquement correct est indéfiniment moins libre, et puissance de mondes, que le langage de la tribu .

L'ennemi des révoltés, c'est la chimère individualiste qui renvoie l'homme à la bête . Les êtres humains infectés par les Gender Studies, par exemple, qui évoluent naturellement vers l'antispécisme, sont bêtes à brouter du foin . Tout comme les fanatiques de l'écologie qui ne donnent plus de place à l'homme . On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre . C'est Voltaire, en 1755 .

L'Encyclopédie, et la deuxième Internationale Situationniste ne renient pas la civilisation et la grandeur de l'homme . Elles se placent, dans la controverse, résolument dans la joie et le rire, aux côtés de Voltaire, quand bien même Voltaire est un penseur bourgeois, mais fort peu libéral . Un fanatique et un homme loyal, peuvent éclater de rire, et jouir de la vie . Car le fanatisme n'est pas seulement réservé au puritanisme .

Vive la mort !

Lettre de Voltaire à Jean-Jacques Rousseau Aux Délices, près de Genève (30 août 1755)

J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes, que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d'Europe nécessaire, secondement parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie où vous devriez être. J'avoue avec vous que les belles lettres, et les sciences ont causés quelquefois beaucoup de mal.

Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs, ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante et dix ans pour avoir connu le mouvement de la terre, et ce qu'il y a de plus honteux c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter.

Dès que vos amis eurent commencé le dictionnaire encyclopédique, ceux qui osaient être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées et même de jansénistes. Si j'osais me conter parmi ceux dont les travaux n'ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir une troupe de misérables acharnés à me perdre du jour que je donnai la tragédie d'Oedipe, une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi, un prêtre ex-jésuite que j'avais sauvé du dernier supplice me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu ; un homme plus coupable encore faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XIV avec des notes où la plus crasse ignorance débite les impostures les plus effrontées, un autre qui vend à un libraire une prétendue histoire universelle sous mon nom, et le libraire assez avide et assez sot pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits, et de noms estropiés ; et enfin des hommes assez lâches et assez méchants pour m'imputer cette rapsodie. Je vous ferais voir la société infectée de ce nouveau genre d'homme inconnu à toute l'antiquité qui ne pouvant embrasser une profession honnête soit de laquais, soit de manœuvre, et sachant malheureusement lire et écrire se font courtiers de la littérature, volent des manuscrits, les défigurent et les vendent. Je pourrais me plaindre qu'une plaisanterie faite il y a plus de trente ans, sur le même sujet que Chapelain eut la bêtise de traiter sérieusement, court aujourd'hui le monde par l'infidélité et l'infâme avarice de ces malheureux qui l'ont défigurée avec autant de sottise que de malice, et qui au bout de trente ans, vendent partout cet ouvrage lequel certainement n'est plus mien, et qui est devenu le leur ; j'ajouterais qu'en dernier lieu on a osé fouiller dans les archives les plus respectables et y voler une partie des mémoires que j'y avais mis en dépôt, lorsque j'étais historiographe de France, et qu'on a vendu à un libraire de paris le fruit de mes travaux. Je vous peindrais l'ingratitude, l'imposture et la rapine, me poursuivant jusqu'au pied des Alpes, et jusques au bord de mon tombeau.

Mais, Monsieur, avouez aussi que ces épines attachées à la littérature et à la réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondés la terre. Avouez que ni Cicéron ni Lucrèce, ni Virgile ni Horace ne furent les auteurs des proscriptions de Marius, de Sylla, de ce débauché d'Antoine, de cet imbécile Lépide, de ce tyran sans courage Octave Cépias surnommé si lâchement Auguste.

Avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la Saint-Barthélémy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde. Les grands crimes n'ont été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et ce qui fera toujours de ce monde une vallée de larmes c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Couli Can, qui ne savait pas lire, jusqu'à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l'âme, la rectifient, la consolent ; et elles font même votre gloire dans le temps que vous écrivez contre elles. Vous êtes comme Achille qui s'emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination. Monsieur Chapui m'apprend que votre santé est bien mauvaise. Il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.

Je suis très philosophiquement, et avec la plus tendre estime, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire.

Lettre de Rousseau à François-Marie Arouet de Voltaire (Paris 1755)

C'est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir et vous rendre un hommage que nous devons tous comme à notre Chef. Sensible d'ailleurs à l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pourrez leur donner. Eclairez un peuple digne de vos leçons, et vous qui savez si bien peindre les vertus de la liberté, apprenez- nous à les chérir dans nos murs comme dans vos Ecrits ; tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire et de l'immortalité. Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette fort pour ma part le peu que j'en ai perdu. A votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand qu'il n'appartient qu'à Dieu de le faire, et si pernicieux qu'il n'appartient qu'au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes, personne au monde n'y réussirait moins que vous : Vous nous redressez trop bien sûr nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres.

Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes célèbres dans la littérature. Je conviens même de tous les maux attachés à l'humanité, qui paraissent indépendants de nos vaines connaissances. Les hommes ont ouvert sur eux tant de sources de misères que quand le hasard en détourne quelqu'une, ils n'en sont guère plus heureux. D'ailleurs, il y a dans le progrès des choses des liaisons cachées que le vulgaire n'aperçoit pas, mais qui n'échappent point à l'oeil du Philosophe, quand il y voudra réfléchir. Ce n'est ni Cicéron, ni Virgile, ni Sénèque, ni Tacite qui ont produit les crimes des romains et les malheurs de Rome. Mais sans le poison lent et secret qui corrompait insensiblement le plus vigoureux gouvernement dont l'histoire fasse mention, Cicéron, ni Lucrèce, ni Salluste, ni tous les autres n'eussent point existé ou n'eussent point écrit. Le siècle aimable de Lelius et de Térence amenait de loin le siècle brillant d'Auguste et d'Horace, et enfin les siècles horribles de de Sénèque et de Néron, de tacite et de Domitien. Le goût des sciences et des arts naît chez un peuple d'un vice intérieur qu'il augmente bientôt à son tour, et s'il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l'espèce, ceux de l'esprit et des connaissances, qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égarements, accélèrent bientôt nos malheurs : mais il vient un temps où le mal est tel que les causes même qui l'ont fait naître sont nécessaires pour l'empêcher d'augmenter : c'est le fer qu'il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n'expire en l'arrachant. Quant à moi, si j'avais suivi ma première vocation et que je n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurais sans doute été plus heureux. Cependant, si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé de l'unique plaisir qui me reste : c'est dans leur sein que je me console de tous les maux ; c'est parmi leurs illustres enfants que je goûte les douceurs de l'amitié, que j'apprends à jouir de la vie et à mépriser la mort ; je leur dois le peu que je suis, je leur dois même l'honneur d'être connu de vous. Mais consultons l'intérêt dans nos affaires et la vérité dans nos écrits : quoiqu'il faille des Historiens, des Philosophes et de vrais savants pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitants, si le sage Memnon m'a dit vrai, je ne connais rien de si fou qu'un peuple de sages.

Convenez-en, Monsieur : s'il est bon que de Grands Génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions ; si chacun se mêle d'en donner, où seront ceux qui les voudront recevoir ? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l'esprit les âmes boiteuses. Mais en ce siècle savant on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour juger et non pour s'instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins.[...] Recherchons la première source de tous les désordres de la société : nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d'erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ? Si l'on n'eût prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n'eût point puni Galilée pour avoir dit qu'elle tournait, si les seuls Philosophes en eussent réclamé le titre, l'Encyclopédie n'eût point été persécutée. Si cent mirmidons n'aspiraient à la gloire, vous jouiriez paisiblement de la vôtre, et vous n'auriez au moins que des adversaires dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont le cortège de votre gloire comme les acclamations satiriques étaient celui des triomphateurs. C'est l'empressement que le public a pour vos ouvrages qui produit les vols dont vous vous plaignez : mais les falsifications n'y sont pas faciles, car le fer ni le plomb ne s'allient point avec l'or. Permettez-moi, Monsieur, de vous le dire par l'intérêt que je prends à votre repos et à notre instruction : méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer ; un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées, et qui vous oserait attribuer des écrits que vous n'avez point faits, tant que vous continuerez à n'en faire que d'inimitables ? Je suis sensible à votre invitation, et si cet hiver me laisse en état d'aller au printemps habiter ma patrie, j'y profiterai de vos bontés, mais j'aimerais encore mieux boire de l'eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n'y en trouver guère d'autres que le lotus qui convient mal aux bêtes, et le mollé qui empêche les hommes de le devenir.

Je suis de tout mon cœur, et avec respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

Jean-Jacques Rousseau.

Lettre de Rousseau à Voltaire (17 juin 1760)

Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi, votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux ; c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu ; mais je vous hais en homme plus digne de vous aimer si vous l'aviez voulu.[...]

Jean-Jacques Rousseau.

Sur Jean-Jacques Rousseau, vu par Voltaire (1766)

Cet ennemi du genre humain, Singe manqué de l'Arétin, qui se croit celui de Socrate ; Ce charlatan trompeur en vain, Changeant cent fois son Mithridate ; Ce basset hargneux et mutin, Bâtard du chien de Diogène, Mordant également la main Ou qui le fesse, ou qui l'enchaîne, Ou qui lui présente du pain.

Voltaire.

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