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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 28 janvier 2012

De l'essence de la liberté, II . Lucifer, la transgression qui accomplit .

(Nicolas Samori : http://www.nicolasamori.com/)


Que peut-on dire des exigences de la liberté de base de la liberté humaine ?

Il est dit traditionnellement que les exigences de la liberté humaine sont posées par la justice . Cette question – comment poser, écrire les exigences fondamentales de la liberté, de la justice - ne peut avoir sans doute de réponse univoque . Elle est pourtant les racines de l'arbre de la vie libre que souhaitent les révoltés de ce temps . En effet, un mouvement, aussi décousu soit-il, ne peut exister sans de courts textes fédérateurs qui posent des bases, des fondements de leurs actions : Que ce texte soit les béatitudes, la Déclaration des Droits, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le Manifeste du Parti Communiste, le programme du C.N.R, et j'en passe . Toujours, il s'agit de poser des limites au processus de pouvoir des puissants, en montrant à tous que ce processus menace des domaines vitaux des êtres humains qui, en définitive, se défendent d'un arraisonnement inacceptable .

Ce qui est juste, la justice, n'est pas le lieu de débats et de théories, mais d'une évidence partagée dans la revendication collective de justice . La chanson, la poésie populaire, qui peuvent être chantées sur les rues, sur les marchés, les chantiers, dans les champs, véhiculent plus de justice que toutes les théories de la Justice qui apparaissent souvent dans les périodes de troubles .

Que des hommes jouent plus d'argent que n'en peut gagner un homme qui passe dans la rue voisine, et dont l'enfant malade ne peut avoir de traitement, ce n'est pas bon . Qu'un homme mette tout l'argent de sa vie et de toutes ces journées de travail dans un logement laid et exigu pendant des dizaines d'années, et qu'il finisse par en être expulsé à vil prix pour faire un immeuble pour riches, ou parce qu'il est saisi, ce n'est pas bon . Qu'un homme narcissique et immature, incapable de la moindre empathie, soit cadre dirigeant protégé de son incompétence notoire par son origine sociale et ses diplômes, ce n'est pas bon . Qu'un capitaine de navire abandonne son bateau, et laisse mourir des passagers sans aide, ce n'est pas bon .

L'Ecclésiaste dit : « parmi les mauvaises choses que j'aie vu sous le soleil... ». Pascal dans ses pensées ne dit pas autre chose, quand il montre que l'homme passe beaucoup de temps à justifier beaucoup d'injustices, quand ce qui est juste, comme l'égalité des biens, est au fond connu de tous . Qu'un collectif d'êtres humains se révoltent et attestent de cette injustice manifeste à tout homme dans son cœur, cela suffit à la faire exister, et bien plus que toute théorie de la Justice . Dit autrement, la protestation de la Rose Blanche fut plus puissante contre les injustices du IIIème Reich que la lecture des œuvres morales de Kant . Ou encore, la vie même des troubadours et des parfaits Cathares était un dévoilement de l'injustice trônant sur le siège de Rome plus puissant, et donc plus dangereux, que n'importe quel traité de théologie ou de politique .

Il faut vivre selon l'ordre de la révolte avec l'exigence la plus haute . Il n'est de plus haut Gai Savoir que la vie du fidèle d'amour, ni de révolte qui puisse ne vivre que d'indignation .

Dans une tyrannie, l'oppression, l'injustice sont une règle quotidienne, une normalité qui se déroule sans heurts, sans rien qui ne puisse plus choquer une population désabusée . Souvent les actes les plus violents sont dissimulés, dissimulés par la nuit et le petit matin pour les arrestations en URSS, ou par la nuit et le brouillard . Nos prisons et nos centres de rétentions sont écartés des lieux publics, et les arrestations d'enfants de clandestins devant les écoles n'est pas recommandé par les autorités . Le spectacle qui provoque une forte émotion est une force pour toutes les révoltes, même chez les partisans du Système . Ainsi le spectacle de la violence des arrestations fit intervenir la femme de Baldur Von Schirach, chef des jeunesses hitlériennes et gauleiter de Vienne, auprès de Hitler . Par ailleurs, globalement, le spectacle de la régularité consentie, d'ailleurs résignée, visible dans toutes les grandes villes des « pays développés » est le signe de puissances de coercition, occultes, mais à l'oeuvre .

Le Système est fait de règles et de cycles qui se veulent au fond immuables et sans surprises . Les discours fonctionnels au Système correspondent à ces exigences . De manière analogue, une idéologie, une théorie se posent en paroles, dans une langue . La langue est un média de communication socialement généralisé, en gros la forme dont le monde des individus est matière . La pensée logique, ou la grammaire, sont des systèmes de sélection, de réduction de l'incertitude ou des possibles . Quand une phrase, un raisonnement sont initiés, leur suite est déterminée dans des cadres de plus en plus étroits, par la grammaire comme par la sémantique . Au delà des déterminations « purement linguistiques » si tant est que cette pureté soit réelle, s'ajoutent les déterminations plus étroites de la conformité idéologique . Ainsi fonctionne fonctionnellement l'idéologie racine, comme une matrice de répétition infinie de propositions fonctionnelles, sans surprises, qui ordonnent fonctionnellement l'interprétation du monde par les hommes dans le Système . Quand on entend ce qu'on entend, c'est normal que l'on pense ce que l'on pense .

Les médias eux-même sont ordonnés sur cette forme cyclique . Ainsi la radio, la télévision ne cessent de se répéter indéfiniment . Le journal quotidien, disait Marx, est la messe de l'homme moderne . Le journal moule, forme « l'actualité » sur sa structure de classification, soit par échelle spatiale, d'ici à plus loin, soit par « thèmes », informés par l'idéologie dans leur principes mêmes, comme par exemple la séparation complètement artificielle entre « politique intérieure », « économie », et « social », et encore « culture », séparation qui empêche fonctionnellement d'avoir une vue globale de la société comme sous-système local de domination et de répartition des richesses, dispositif dont font partie tant les impôts que le P.I.B, la bourse que les syndicats, les élections, et j'en passe .

Pour être précis, le travail de digestion des médias consiste à déstructurer les éléments du Système global en « évènements », à hiérarchiser et classer ces évènements selon la structure du grand récit de l'idéologie – par exemple : le récit du déficit de l'État comme « vie à crédit » sur le modèle d'un particulier doté d'une carte de crédit – et enfin à répéter indéfiniment ce récit pour en faire une grille partagée d'intelligibilité du monde . Il n'est absolument pas besoin d'inventer de faux évènements, il suffit d'ordonnancer des fragments isolés selon la grille d'intelligibilité de l'idéologie – Debord disait : le vrai est un moment du faux général .

Les images qui se multiplient indéfiniment dans le Spectacle sont des « photos d'illustration », elles ne sont rien de plus que les illustrations de la matrice du récit ou de l'idéologie . Quand on voit une photo d'hommes armés en tenue léopard à côté d'un pick-up, et que la légende indique « déserteurs de l'armée syrienne à Homs » vous savez que vous pouvez aussi bien voir des hommes de l'armée syrienne, des hommes vu en Lybie, et que cela n'a d'autre importance que de vous convaincre que la version que l'on vous sert de « l'insurrection syrienne » est la bonne, puisque c'est vu, «vu à la télé », hein, c'est tout vu .

Les médias fonctionnels sont une immense répétition cyclique, où « l'actualité »résulte du démembrement de tout ce qui permettrait d'avoir une vision globale et lucide de l'exploitation, pour le restructurer comme image du discours qui se veut « éternel » de l'idéologie racine . Par exemple, le discours progressiste se veut par essence au dessus des transformations affectées par le progrès, à moins de pouvoir penser son remplacement par un discours réactionnaire comme un « progrès », ce dont je doute . Le discours de la mode, ou la figure du créateur de mode se veulent à l'abri du temps, icônes immuables de la transformation générale, comme Karl Lagerfeld .

De ce fait, nous ne parlons pas, et aussi ne pensons pas les sauts, aléatoires ou non, les sorties de l'idéologie racine, avec aisance . Bien au contraire, ces sauts, ces sorties, apparaissent au plus grand nombre des jeux de l'esprit sans réalité, ou encore d'une complexité incompréhensible, comme une langue étrangère ; ou encore, quand les heureux "citoyens libres" commencent à comprendre, des facteurs d'angoisse, puisque le monde ordonnancé du Système est comme tous les mondes ordonnancés qui vous placent au centre du monde de l'intelligibilité et en mesure du monde : il est un puissant renfort du narcissisme et de l'ego les plus vils . Adhérer au Spectacle est en soi stupide, mais vous place illusoirement en être supérieur . Par cet asservissement consenti et dénié, vous voilà en puissance de juger tous les étrangers, musulmans, religieux, dissidents, militants d'ultra-gauche, « fascistes », comme des imbéciles, des malades ou des criminels ne méritant que caricature, ou justifiant l'usage de n'importe quelle violence, même illégale . Le narcissisme de l'idiot est le plus sûr garant de son asservissement à la weltanschuung du Système .

Il existe des théorie des catastrophes et des théorie du chaos, mais cela n'est pas du domaine de l'exercice quotidien de la pensée – elles sont des sciences de l'exception, de la singularité . Dans le quotidien, le langage, comme le lever du soleil et le coucher du soleil, les lieux, le travail, les heures sont comme le cadran de la montre, un sempiternel retour . Et dans une tyrannie, la revendication ou la pratique de la liberté est un état d'exception fondé sur une cause, une cause fondée sur rien de tangible dans le monde de la tyrannie .

Stirner dit justement : j'ai fondé ma cause sur rien .

***


Il est rare d'entendre une parole puissamment nouvelle en tous lieux, et plus encore en temps de tyrannie . La vérité du monde, et celle du monde moderne tout particulièrement, monde qui atteint une telle complexité qu'il exige un fonctionnement ordonné, est la répétition massive des cycles . Le chaos n'est pas la vérité du monde . Dans les systèmes humains, tout change pour que tout reste pareil . Les changements sont des adaptations ou des réparations .

Cela reste vrai dans le Système – nombre de penseurs, comme Marx, restent actuels dans la vision globale et les problématiques de la pensée du Capital . Le XIXème siècle a eu ses guerres coloniales et ses guerres de libération, dominées par les intérêts du Capital ; et nous avons nos guerres coloniales, dominées par les intérêts du Capital . Les guerres d'Orient sont des guerres coloniales, avec de légères variantes dans l'idéologie qui les légitime . Les manuels de guerre coloniale peuvent changer, mais ceux du XXème siècle restent en usage au XXIème . Toutes les générations qui ont cru, depuis 1789, établir une vie différente de leurs parents, ont reconduit finalement les structures familiales, et les rapports de production d'avant, avec ou sans e-phone . La faute de notre monde est de se vouloir un ordre capable de générer et de se nourrir de la différence, et donc capable d'absorber toute différence sans changer fondamentalement, sans se changer soi-même .

La pensée moderne est une pensée de neutralisation des différences, parce que le Système est globalement organisé pour neutraliser les différences, pour que tout change pour que tout reste pareil – ce qui est le résultat de toute ère de sécurité, d'ère où la sécurité devient une valeur de premier plan, comme la nôtre . Par principe, la liberté authentique est incertitude, aléa, donc risque aux yeux du Système . Faire du « surgissement de la différence »une règle de notre monde, c'est nier la réalité, qui est la rareté, l'extrême rareté de surgissement d'une différence significative, la rareté magique et violente de l'apparition de ce qui va changer l'ensemble de ce monde . Changer l'ordre du monde est une épreuve de force, un déchirement, une souffrance .

Une souffrance, parce que ce qui en général détermine un changement de grande amplitude chez un être humain, ce n'est pas simplement le désir ou la joie de changer, mais l'impossibilité où il se trouve de ne pas changer – le fait d'atteindre comme un fond impalpable du désespoir . Eli, Eli lama sabachthani...Seigneur, Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné ? Les situations extrêmes sont très révélatrices des tréfonds de l'homme . Sans nul doute, le danger, la peur, la terreur organique qui fait craindre la mort, sont des passions positives . Face à de telles situations, certains hommes s'effondrent jusqu'à la psychose, au déni de la réalité ; mais d'autres combattent comme le chat qui, acculé par le chien, se défend et le déchire de ses griffes . Il ne s'agit nullement pour autant de valoriser la tristesse : pour Boccace, l'épreuve de la Peste est un éclaircissement de la vie essentielle – et elle n'est nullement une ascèse . Et c'est un fait que les grandes présences de la mort – même si certains sont « machines partout » - conduisent d'aucuns à l'ascèse, mais d'autres à la puissance d'abandon des routines pour les passions de l'amour – à la voie des fidèles d'amour .

Il est définitivement absurde de détruire indéfiniment son présent dans le travail dur et forcé, pour construire un avenir radieux, le progrès de l'Homme, dont le caractère mythique apparaît de plus en plus en pleine lumière . Il est absurde pour le vivant de vivre pour l'avenir, puisque l'avenir du vivant est le plus assuré dans la mort . Il est absurde de courir après un avenir qui ne cesse de fuir devant les hommes . Et pourtant la masse des hommes continue cette course du déploiement maximal de la puissance matérielle, course que nul ne peut prétendre avoir la puissance d'arrêter .

L'impact est probable, très probable, mais imprévisible .

La première puissance à développer chez l'homme dissident, c'est la capacité à attendre indéfiniment, comme une baudroie au fond de la mer, et à veiller, à être prêt . A Sparte, lors d'une revue militaire, un jeune homme qui cachait un renard sous son manteau se fit mordre à mort dans les entrailles plutôt que de montrer ses désirs souterrains à la Cité . Comme par les crocs de l'animal sauvage, cette attente dans la vacuité du monde est une manière d'être dévoré de l'intérieur, une ténèbre et une mort . Car la vacuité du monde est un reflet de la vacuité de l'ego – un lieu d'angoisse et de ténèbres . La mort s'approche inéluctablement dans la répétition éternelle de l'exil, dans la reproduction d'un Système qui fait vivre le dissident dans une étrangeté radicale à lui-même .

« Que faire ? » est pour le dissident une question de tous les instants qui se prononce dans le silence et qui n'a pas de réponse, sinon que le foyer qui rend cette question urgente, brûlante, inavouable et insoluble doit être entretenu à son maximum d'intensité, quand bien même ce feu ne trouve pas de bel exutoire . Le dissident est ce démon qui brûle de l'intérieur de questions sans solutions, mais pour qui l'abandon des questions et du feu déchirant qui les élève vers le ciel comme des trainées d'incendies est la mort – la mort, et rien d'autre . Cette fascination pour la mort, la sienne, et la rage massacrante qui peut l'accompagner, est éclatante le plus souvent . Cela ne rend ni particulièrement lucide, ni intelligent en soi, voyez la rage délirante des pamphlets de Céline .

Mais cette nudité du désespoir et de la puissance enchaînés dans l'Enfer hallucinatoire de l'intérieur est la racine d'une puissance de lucidité et de désabusement, d'une libération des illusions idéologiques de ces temps chaotiques . Il est hors de doute que le Bulatovic de Gullo Gullo, ou le Céline du Voyage, ou encore Lautréamont sont des figures d'une dissidence radicale, et des hommes d'une lucidité supérieure sur l'esprit du temps et sa réalité crue, saignante . Mais il est ainsi fondée une étincelle de l'âme qu'aucune puissance du monde ne peut atteindre . Un homme destiné à la dissidence ne peut se soumettre que mort, parce que le feu de son désespoir dépasse tout désir sincère de devenir comme les autres – il sait par expérience que le souffle de la liberté est le souffle de la vie, et qu'il mourra étouffé comme un poisson au fond d'une barque en jouant le jeu . C'est cette puissance infinie d'infini, au delà des noms et des formes, qui fait le courage des martyrs, courage que l'humanité normale ne peut atteindre .

Les anciens bardes celtes valorisaient les chants de tristesse et de nostalgie, comme favorables à la manifestation de la puissance guerrière . Une chanson de Belgrade dit : la rivière charrie les grandes eaux, pourquoi ? Et ainsi je suis triste jusqu'à la mort, et nul ne le sait .

***


Dire que « le surgissement de la différence » est une règle, selon les formes communes de la pensée moderne, c'est dire que toute croissance et toute corruption est production de différence, ce qui est à la fois vrai au sens le plus simple de la différence, et faux dans un perspective systémique, où la différence n'existe que significative, comme puissance de transformation . Pour prendre un exemple dans le langage, la substitution d'un synonyme à un nom dans une proposition est une différence, mais cette différence peut n'être pas significative, si le contexte de la communication n'est pas modifié . Dans un système, divers sous-systèmes peuvent remplir des fonctions analogues, sans provoquer de transformations globales . De telles différences sont des spectacles de différences significatives .

La floraison d'un cerisier au printemps est une différence par rapport à l'hiver, une Splendeur, mais n'est pas une différence éternelle . Et seule l'éternité compte . L'apparition d'une pensée, d'un art complètement nouveaux – l'apparition d'un Éon, du commencement d'un nouveau cycle du monde, tel l'Empire Romain que chante Virgile ne relève pas de l'ordre de la différence entre un hétérosexuel et un homosexuel dans le Système, une différence indifférente à toute transformation effective – et l'exaltation indifférenciée de toutes les différences est identique à l'étouffement de tous les germes du monde par le laisser aller de toutes les ronces possibles .

Faire du « surgissement de la différence » un bien en soi, attitude progressiste idéologique typique, est également une neutralisation de toute réflexion sur ce surgissement . Pourtant, les progressistes ne vantent guère le surgissement du vieillissement ou le surgissement du cancer . Ce dernier est pourtant un surgissement de la différence dans les cellules, et le surgissement de la différence parmi les hommes exige que les vieux meurent et laissent la vie se réinventer .

Mais ce « surgissement de la différence » n'est pas chanté par les apôtres du Système, non . Le progressisme médical se trouve mis au service de la domination oligarchique des vieillards, propriétaires du monde . Voilà un autre trait de la forme moderne du Capital, sa tendance à l'oligarchisation, au vieillissement, à la retraite comme but de la vie, à la rente, à la monnaie forte, à la sécurité, à la surveillance, son effroi pour la mort en soi, et son mépris absolu de la vie humaine, ses guerres coloniales faisant des morts par milliers, ses trafics d'organes d'enfants pauvres pour des riches vieillards, toutes ces laideurs massives qui se passent dans l'oubli du Spectacle . Le Spectacle montre les laideurs qu'il veut montrer, celles qui sont par principe non significatives dans les formes de théorisation admises par le Système . Le monde du « surgissement de la différence » est envahi de signes d'un monde dominé par des vieillards égoïstes et stupides se la jouant le Spectacle de l'adulation de la jeunesse – et de la peur du jeune de classe populaire . C'est par exemple le fond inavoué de la « lutte contre le harcèlement chez les jeunes » . Et cela, ce n'est pas bon .

La liberté de la différence dans le Système est la liberté de la porte dans ses gonds . La porte peut avoir une infinité de positions dans ses gonds, et se croire libre, tant qu'elle ne peut imaginer sortir de ses gonds . La liberté fonctionnelle de l'acteur dans le Système est à l'image de celle de la porte . Un homme qui fait ses courses dans un supermarché peut choisir indéfiniment ses produits dans les gonds de son budget, lié à sa place dans le processus de production . Il est des produits plus ou moins adaptés à son rang, des produits de cadre et des produits d'ouvrier . Mais cet homme exerce sa liberté de consommateur . Il en est de même de l'automobiliste et de ses déplacements, de l'internaute et de son surf – de toute liberté fonctionnelle dans le Système . La liberté dans le Système est étroitement liée à l'abondance de marchandises, de services et de déclinaisons du Spectacle général - et cette abondance est étroitement liée au « surgissement de la différence » au sens deleuzien, parmi les marchandises . Le surgissement de la différence dans les marchandises et les services est d'ailleurs étroitement lié au surgissement de la différence dans la société des consommateurs . Par exemple, la communauté LGTB doit aussi sa reconnaissance officielle à la différence au fait qu'il s'agit d'un marché effectif plus porteur et plus prescripteur de tendances que CNPT . Il va de soi que le surgissement de la différence parmi les marchandises n'est pas significatif de surgissement de la différence affectant le cadre du troisième totalitarisme .

Dans l'ordre des faits ou des actes, comme pour les chemins de forêt, le simple acte d'être crée une mémoire qui va augmenter la possibilité qu'il se reproduise le même acte d'être . Si je passe à travers les ronces, je trace un passage, et un homme suivant aurait intérêt à le prendre, et ainsi se forme un passage qui peut ensuite être institué, marqué comme passage, tandis que les autres passages possibles sont envahis de végétaux de plus en plus épais . Il en est souvent de même de l'ensemble des actes humains : la répétition traditionnelle renforce la répétition traditionnelle . Il est évident, par la pratique de la vie humaine dans le Système, que sa règle est la régularité, et pas « le surgissement de la différence » . La tyrannie ne cesse de se perpétuer d'elle même, et de se poser comme normalité à chacun de nos pas dans les voies du Système .

La liberté effective, comme surgissement effectif de la différence significative, décisive, est rare, extrêmement rare . Dans la théorie du chaos, elle est nommée singularité . Une singularité est la pensée d'un moment extrêmement singulier . Elle est le moment où les déterminismes divers du temps s'annulent, et où la prévision devient impossible . Un modèle simple serait une aiguille en équilibre vertical sur un cadran horizontal, qui peut partir dans n'importe quelle direction du plan . Dans la plupart des cas, le mouvement de l'aiguille est déterminé par son mouvement antérieur, sauf si elle s'arrête absolument en équilibre . Ce modèle est unidimensionnel ; il faut penser à une singularité plus grande, plus puissante, qui détermine les directions de l'avenir pour des jours, des années, des milliers d'années . Une singularité de faible amplitude est une analogie des singularités plus puissantes .

Une singularité est un moment qui s'affranchit du passé ; un moment où tout est en puissance, sans aucun héritage d'acte . Un tel moment peut être nommé pardon, ou rédemption . Il est un moment de renouvellement des puissances, un moment puissant par excellence . Il a reçu le nom de kairos chez les grecs .

Une naissance, une rencontre, une grande bataille sont un kairos . Une révolution est un kairos . Après ce moment, les mondes se dérouleront à nouveau avec leur part épaisse et collante de déterminisme . Le kairos est comme la lune qui chevauche les lourds nuages indifférents, comme l'étoile qui brille à la surface de la boue des chemins indéfiniment repris . Le kairos est l'éclair de tes yeux noirs, uniques au milieu des plus grandes foules, et dans l'indéfini des temps de l'histoire des hommes .

David était promis à Bethsabée depuis le septième jour de la Genèse, dit Joseph Gikatila, reprenant le mystère du Gai Savoir .

Il n'est pas de kairos permanent ou de déterminisme permanent . Le surgissement de la différence significative n'est pas constant, n'est pas identique au flux du temps . Le temps passe infiniment, le renouvellement du temps n'a lieu qu'au terme de mondes ou d'empires, dans les saisons éternelles des Éons . Aussi le Hagakure ordonne-t-il au samouraï de se préparer indéfiniment à l'instant crucial . Le kairos est un instant, l'alliance du temps et de l'éternité . Il est probable que de nombreux instants de ce genre ne soient pas saisis, ni même entrevus . Ainsi, il n'est pas impensable qu'un homme et une femme se croisent dans un train, une rue, un navire, soient destinés l'un à l'autre et ne se retrouvent pas avant des vies indéfinies . Baudelaire le dit dans à une passante :
(...)
Un éclair...puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître
Ne te verrais-je plus tard que dans l'éternité ?

Ailleurs ! Trop loin d'ici ! Trop tard ! Jamais, peut être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais
!

Dans les périodes de boue, les hommes, le plus souvent, ne sont pas assurés dans l'être, ne sont guère plus que des ombres – les hommes sont à peine . Ils sont quelqu'un qui aurait pu être, ils cherchent leur homme de Destin ; celui qui va insuffler la vie dans l'argile informe et l'ennui à mourir . C'est Amadou Kourouma qui use de cette expression . L'homme de destin, celui qui va passer de la puissance à l'acte les puissances indéfinies dont la manifestation individuelle n'est que la partie émergée de l'iceberg . Alors dans un être misérable et mortel l'esprit se manifeste – à la grande colère, à l'amertume de ceux qui ne sont pas, qui désirent mortellement être . Que seraient devenus Napoléon Bonaparte ou Murat sans la Révolution ?

La liberté consiste en ce chaos qu'est l'homme, et en la répétition de singularités dans ce chaos . La liberté de l'homme n'est pas l'absence de pesanteur, l'absence de sève, de sang, de chair : La liberté de l'homme n'est permise que par l'équilibre de forces contraires, par la tendance à la dislocation qui torture la conscience . L'homme est comme la Neva à la fonte des glaces, un lieu où se creusent des fissures vers des profondeurs glacées . Mais l'homme n'est qu'être en puissance, et non pas être en acte – l'être en acte est ce qu'il doit conquérir .

Il existe en Cévennes une roche tremblante, comme il en existe d'ailleurs dans l'Himalaya, où elle a été entièrement recouverte d'or . La masse énorme de la roche est en équilibre, et peut être déplacée sur son axe par le doigt d'un homme . Les forces qui écraseraient la chair vivante comme un insecte sont domptées par leurs contradictions internes . Voilà l'ego, ce doigt entre des puissances qui peuvent surgir, l'écraser et l'étouffer . L'ego est un spectacle et un acteur, un masque est un voile sur les puissances déchirantes et terrifiantes de l'âme et de l'esprit .

La simple conscience de l'abîme indéfini des puissances de l'âme est une marque de l'homme appelé à veiller sur le kairos . L'homme qui a vu en un éclair les abîmes de l'homme ne désire plus être le maître de lui-même, ne joue plus le jeu de dupe de l'ego, cet être gonflé de vide qui ne cesse de proclamer sa toute puissance illusoire : il sait qu'il ne peut rien désirer de plus qu'être le suzerain de ses puissances après Dieu – car quand Dieu passe à travers lui, son ego est balayé comme une feuille morte au vent, comme l'écume sur la mer déchirée par l'ouragan – ou encore comme la fleur de pissenlit au souffle de l'enfant . Celui qui ne désire pas être le suzerain de ses puissances est le jouet de puissances sans nom – il est déjà un esclave .

Que la puissance se déchaîne, qu'une des puissances en équilibre dépasse l'autre, et l'ego s'absente dans le regard, et la mélancolie caniculaire laisse s'évaporer la raison au grand Midi . Comme Lear, l'homme frappé par cette foudre devient errant, et terrassé par une ivresse faite de larmes et de gémissements . L'homme frappé par cette foudre devient Hölderlin ou Nietzsche, ou encore un sage, selon le jugement et la Science . Le déchaînement de la puissance dans l'homme est aussi l'ouverture de l'abîme – enfer et paradis coexistent .

Le dépassement de l'homme qui s'accomplit dans le kairos, ce passage de la puissance d'acte à l'acte de la puissance, est normal pour l'homme, normal au sens de mesure légitime de tout homme – le sens authentique de la norme, qui est aussi la cime de l'humain . La norme, car tous sont appelés, même si peu sont élus . Le dépassement de l'homme est l'homme . La liberté authentique se moque de tout ce qui lui parait mort : elle parait spontanée, imprévisible, désinvolte et sauvage. Elle est la transgression qui accomplit ce qui doit être.

Déjà si peu d'hommes peuvent creuser en eux-même la discipline – une discipline de méditation sur la mort, de renoncement à l'ego – qui est comme l'eau pure et la rosée ruisselante, quand elles creusent les prisons obscures et immémoriales des roches, pour y tailler les chambres des palais . Si peu d'hommes peuvent être prêts, si peu d'hommes savent veiller . En vérité, celui qui est prêt passe à l'acte au jour du kairos – le demi sage le reconnaît et y échoue parce qu'il est un timoré, sans nier la douleur que doit surmonter le passage à l'acte au jour des destins . Et enfin, comme le jeune Perceval face au cortège du Graal, l'ignorant échoue à le reconnaître, par respect des règles originelles – dans le cas de Perceval, les règles de politesse qui enjoignent de ne pas poser de questions .

L'homme libre ne peut se fixer sur le respect d'aucune loi universelle, mais sur l'obligation d'être à la fois le Reflet et le Rebelle, d'être analogue à la figure de Lucifer, l'étoile du Berger . La liberté est comme un royaume, elle se conquiert sur l'horizon de règles et de déterminations qui enserrent la vie humaine, comme d'autres règles enserrent le trajet des étoiles fixes, hors l'étoile du berger, Vénus, et ses transgressions excentriques .

Le kairos est un instant d'exception, et donc de souveraineté – une théophanie à travers la chair . Il est l'essence même de l'État d'exception, de la transgression des lois humaines qui est la manifestation destinale de la Loi .

Telle est le mariage du Ciel et de l'Enfer . Car la liberté est ambivalente par essence, ce que manifeste la légende du Grand Inquisiteur .

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