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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mercredi 9 novembre 2011

Fétichisme V : le fétichisme de l'idéologie, ou les dialectiques de la libération .

(L'idéologie comme fractale - Arkady by Jaroslav Vávra, 1964)


Comme transition, je répète ce fait essentiel qu'une idéologie, matrice sémantique structurée de discours et de construction du monde, réduction de la complexité du pensable et du dicible donc du faisable et du possible dans la vie humaine, n'est pas émancipatrice par sa structure sémantique elle-même, même si l'axiologie (le sous-système des jugements de valeur reçus comme donnés dans l'idéologie considérée) place le concept de « liberté » au plus haut des « valeurs », comme dans l'idéologie actuellement dominante . Une idéologie est émancipatrice comme levier au service d'une cause d'émancipation, par le jeu des positions générales du Système social où elle s'insère . Une idéologie est émancipatrice à un moment du processus social, puis devient facteur d'enfermement si sa défense s'associe à celle d'une domination sociale – voyez l'évolution du christianisme . Croire à la nature en soi émancipatrice d'une idéologie est un leurre, le fétichisme de l'idéologie .

Une idéologie est typiquement une médiation voilée d'un rapport social, analogue au fétichisme de la marchandise et au fétichisme des images dans le Spectacle ; et à ce jour, l'idéologie libérale est devenue le support et le voile de la domination du Système capitaliste sur le monde et sur les hommes .

L'idéologie peut être déconstruite par la pensée, et sa puissance d'ensorcellement annulée . La pensée est certes infime, fragile comme une edelweiss sur la neige, mais elle est aussi incomparable puissante pour le révolté : elle n'est pas asservie aux puissances de la terre, et donc libre vis à vis des maîtres de la terre et du capital . Elle est abstraite et désincarnée, et semble sans puissance sur la vie dans un Système qui multiplie les dispositifs pour réduire les écarts significatifs à la norme de la production en série de l'homme moderne, c'est à dire les écarts pensables . Cette impuissance cependant n'est pas un fait de nature, mais une construction fonctionnelle du Système qu'il s'agit de renverser . La puissance du désir et de la pensée peut se manifester, et d'abord pour ce qui est à notre portée immédiate, au niveau de notre propre vie quotidienne .

En clair, nous pouvons décider une bonne fois de vivre non dans l'ordre du Système, dans l'ordre idéologique, mais dans l'ordre de notre pensée, prendre au sérieux le Kant qui disait « ose te servir de ta propre raison, telle est la devise des Lumières » . Ce qui empêche le plus de savoir vivre, c'est le manque de désir d'imagination, et cette fermeture si commune au désespoir mortel de l'ennui . Plutôt crever héroïnomane, ou du Sida, ou de possession diabolique, de n'importe quoi que vivre mille ans dans un pavillon de banlieue en regardant la télévision, et en passant les soirées à parler de séries ou de foot, ou d'autres divertissements de l'urgence d'une vie puissante . Le plus grand courage du rebelle s'enracine dans un refus non négociable, un vomissement irrépressible de la sécurité enfantine offerte par le Système .

Si tu pense vraiment, sérieusement, méthodiquement, plutôt crever que vivre cette vie de sous-système fonctionnel du Système général, alors tu décideras au moins du désespoir absolu de ta vie quotidienne, et tu retrouveras par le désespoir une mobilité dans les interstices et les souterrains . Pense et réalise ton évasion au jour le jour, fanatiquement, et déjà tu fais des pas vers la libération - L'ordre du Système s'acharne à décourager tout espoir, à rendre la pensée impuissante, à rendre vrai les propos des oligarques, qui ne cessent de proclamer être dans l'action, et non dans l'idéologie, pour pouvoir sans cesse imposer l'idéologie pratique de maximisation de la production et confiscation des richesses au profit de l'oligarchie .

Si un homme se dresse pour interroger sur la justice et sur la justesse d'un principe idéologique effectif, comme par exemple la discrimination positive, il lui sera répondu « qu'il est dans l'idéologie, non dans l'action, et qu'il faut agir » par exemple contre les discriminations, pour l'environnement, pour les enfants malades, pour les femmes victimes, pour les petits chats torturés, etc . Que agir pour agir soit dépourvu de sens, ou encore que le postulat « il faut agir coûte que coûte, et non s'arrêter pour réfléchir » contre les discriminations, ou autre, soit une construction idéologique du Spectacle, éloignée de toute justice effective, c'est ce qui est jeté dans l'oubli, volontairement et consciemment . Les dominés doivent courir sans cesse pour ne pas s'interroger, se retourner, s'organiser, c'est une coutume de tous les camps de prisonniers .

La moraline, de même, paralyse les hommes comme les feux d'une voiture paralysent le renard avant de l'écraser : nous ne savons pas comment répondre, réagir, garder notre liberté face à une affirmation morale massive, abrupte, assénée comme un coup de masse . Il faut agir contre l'injustice, certes . Mais quelle injustice effective doit être condamnée ? Que les pauvres n'aient pas accès à l'ENA, à la technocratie fonctionnelle au Système ? Mais c'est le Système qui est injuste, et nous ne voulons pas que les pauvres aient accès à l'ENA, nous voulons que personne n'ait accès à l'ENA, que cette école du vide soit inutile, fermée . Nous ne voulons pas que des fils et les filles d'esclaves deviennent matons, nous ne voulons plus de prisons . Que des idéologues de 68 deviennent idéologues officiels du patronat, ce n'est pas notre conception de la justice . La collaboration paie, la dissidence se paie . La discrimination positive ou le féminisme sont des leurres du Spectacle pour réaliser les castings dans la populace pour que tout change afin que tout reste pareil .

Il n'est pas possible d'agir pour la justice en aménageant à la marge un Système intrinsèquement producteur d'exploitation, et de démesure . En aménageant à la marge un tel Système, on offre des chances individuelles – tant mieux pour eux – pour mieux masquer dans la propagande du Spectacle tout ce qui pourrait manifester excessivement son essence, sa folie de course à une recherche de profit indéfinie et vide de sens pour la plupart des hommes, même les plus riches . Ce qui changerait complètement la vie de Van Gogh est à peine un petit plaisir de l'homme fortuné, pour qui les économies de six mille vies d'un homme parcimonieux de classe moyenne peuvent être données à un clown, ou jouées au casino pour une soirée de petite adrénaline . Dans le vocabulaire économique, on dirait que le profit marginal de l'argent pour l'oligarque devient de plus en plus infime – et que loin de le rendre généreux, cela multiplie son avidité vers l'infini . L'avidité infinie des oligarques fonctionnels éloigne à l'infini le moment où le plus grand nombre des hommes, les salariés, seront libérés de l'obsession de la production pour la production . Cette obsession du Système est dirigée vers le profit certes, mais l'obsession du travail productif est aussi maintenue comme contrôle social, pour occuper les prisonniers, pour les faire courir, les réduire par la fatigue, pour rendre leur temps de cerveau restant disponible à la tombe du Spectacle .

Le progrès est un conte à dormir debout de fatigue et qui n'aura pas de fin, sinon la mort de ceux qui courent après .

Oui, la pensée est abstraite, fragile, impuissante dans les mondes de l'oligarchie, dans notre monde ; mais un penseur indomptable a peu de besoins, et peut creuser inlassablement la tombe des liens qui l'asservissent – voyez Nietzsche, et ses petits hôtels et sa petite rente, son immense solitude, levant le soleil de Dionysos et du Crucifié ; voyez la misère de Marx à Londres, voyez l'attitude d'Ibn Arabi croisant le Khalife à cheval, et disant à ses élèves : « celui qui le saluera le premier perdra mon estime ! ».

Dans le Système qui se gorge de puissance matérielle jusqu'à l'ivresse, l'assourdissement, l'aveuglement, la pensée est encore moins audible que dans d'autres temps . Même dans le forge de l'URSS, la pensée avait plus de puissance, et le dissident pouvait encore être écouté . La véritable dimension de l'attitude des maîtres oligarques, c'est celle de Staline à propos du Pape : le Pape, combien de divisions ? - mais sans même que cela puisse être compris comme cela l'était encore pour Staline lui-même, comme un mot d'esprit cyniquement réaliste . Pour nos maîtres, cette pensée n'a même plus besoin d'être formulée, et ne peut évoquer de sourire .

Et le plus drôle, car nous n'avons aucune raison d'être triste, c'est que les mouvements anti-système les mieux intégrés au Spectacle, et soutenus par l'oligarchie elle-même, ou du moins par des fractions importantes de celle-ci, participent des même jugements . Il est plus important pour eux globalement de manifester et de créer des évènements médiatiques, que de fonder une pensée – vous pensez, mais nous voulons agir, disent-ils . Leur bible fait trois pages . Mais penser une pensée de la sortie n'est donc pas agir ? Marx n'a pas agi par le Capital ? Les lumières n'ont pas agi contre la monarchie par la pensée et sa diffusion ? Et eux, par leurs marches, comme créateurs d'évènements politiques utilisant les mêmes méthodes que les créateurs d'évènements culturels, avec des slogans politiquement corrects créateurs d'unanimité spectaculaire, agissent-ils vraiment au delà du spectacle de l'action ? L'action ainsi entendue est-elle foncièrement différente d'un divertissement face à la puissance effective de l'oligarchie, qui ne peut être remise en cause ainsi ?

Quand je vois des petits étudiants bien formatés par leurs névroses venir vendre sur les places occupées par les Indignés des bréviaires de l'idéologie des gender-studies, c'est à dire de l'idéologie différentialiste jetant un flou savant sur la réalité de la division sociale par la fortune, de l'idéologie fonctionnelle crée dans les principes de l'idéologie racine et diffusée avec le financement, le soutien, et le pilotage de l'oligarchie anglo-saxonne par les méthodes sectaires des évangéliques – et quand je les vois reçus sans la moindre critique, et que je vois des magazines féminins aussi sérieux que Be en faire un grand reportage en l'honneur des femmes indignées féministes – je crois que l'impuissance de tout mouvement révolutionnaire qui fera l'économie d'une pensée révolutionnaire sera voilée par sa réussite médiatique, mais que cette impuissance sera certaine . Il en est de même quand le NPA utilise le vocabulaire de la libre circulation (libre circulation des personnes) ou de la propriété (propriétaire de mon corps) pour produire ses slogans : les gens du NPA finiront par soutenir des projets de loi libéraux dans une majorité de gauche . Peut-on promouvoir des réseaux sociaux réels fortement solidaires, c'est à dire supposant de fortes dettes réciproques des hommes, et la libre circulation ? Ne circulent librement, hormis les hordes nomades fortement liées, que des hommes sortis des liens sociaux, des particules élémentaires sur un marché du travail libre et non faussé .

Il est vital pour créer une pensée et une pratique sérieuse, puissante , effective de la sortie du Système, de la penser dans des concepts étrangers aux concepts les plus déterminants du capitalisme, comme la liberté individuelle absolue, la propriété absolue, la libre circulation, et j'en passe . L'inverse du modèle libéral, est pensable . Le modèle libéral des liens entre les hommes et des liens des hommes aux choses est respectivement celui du lien conditionnel contractuel égal entre les hommes, et le lien absolu et radicalement inégalitaire de la propriété entre les hommes et les choses . Il est possible de vouloir des liens inconditionnels entre les hommes, et de poser avec les choses des liens soit conditionnels ( une propriété assortie d'obligations sociales fondamentales, comme dans l'ensemble des sociétés historiques en dehors de la nôtre), soit plus égalitaires (l'obligation de respecter des limites à sa propriété, quand c'est un animal ou une forêt, par exemple) . Ce contre modèle est en réalité le modèle historiquement le plus répandu, face auquel le Système apparaît comme une anomalie .

Les aspects idéologiques et juridiques du Système, comme l'individualisme, le contrat ou la propriété sont des aspects fonctionnels au même titre que la puissance politique des banques, et il n'est pas sérieux de croire possible durablement de choisir ce qui nous plaît dans le Système et rejeter ce qui nous déplait, comme d'habiter à la campagne, de travailler en ville, et de prendre l'avion pour retrouver des espaces sauvages, et de dénoncer l'usage excessif de l'énergie dans le monde . De telles joies sont des délices, mais incohérents ; les écologistes qui prennent la terre vue du ciel font des belles photos, mais participent des processus de destruction de ce qu'ils photographient, et des processus qu'ils dénoncent .

De manière générale, les modernes souffrent de chaos cognitif . Il est légitime d'appeler chaos cognitif une attitude souvent involontaire qui multiplie les doubles contraintes et les oxymores . Un exemple de chaos cognitif est celui des économistes liés aux banques, dans l'affaire des déficits d'États . Les prêts au États prennent en compte les perspectives de croissance, c'est à dire de gains financiers des États ; et demander des politiques d'extrême rigueur est demander, de fait, une récession économique, donc une diminution des recettes fiscales potentielles . Dit autrement, les efforts instantanés de remboursement obèrent les capacités de remboursement à moyen terme, et accentuent les inquiétudes, à l'indéfini . C'est également faire preuve de chaos cognitif de vouloir préserver les environnements naturels inviolés et d'en faire des sources de revenus dans le Spectacle, et indirectement et même directement d'assurer la promotion dans le Spectacle de ces « territoires vierges » . Car cette assimilation économique de « espaces vierges » a pour conséquence la prospérité de l'activité touristique vers ces espaces, et donc à terme leur destruction en tant qu'espaces vierges . Le chaos cognitif ne cesse de prendre de l'ampleur dans une société complexe, à la division du travail sans cesse plus parcellaire, et spectaculaire, qui masque le jeu des causes et des effets . On n'hésite plus à libérer par la force des peuples, sans y voir un problème . Des forces d'occupation instrumentalisent l'éducation comme arme auprès des populations, comme dans les guerres coloniales, et ont lit dans des brochures de syndicats d'extrême gauche des torchons qui se scandalisent quand des méchants résistants dynamitent les écoles des fondations américaines dans un pays occupé . Un exemple de chaos cognitif plus ancien est la bergerie de Marie-Antoinette, fatiguée des contraintes de la Cour, et créant un espace spectaculaire de représentation d'une vie de berger sans contraintes matérielles, propre, parfait . Ce qui est certain, c'est qu'un être humain ou un groupe affligés de chaos cognitif sont impuissants contre le Spectacle .


(Un exemple de chaos cognitif, la couverture de causette, ou un bloom qui manifeste contre la société de consommation avec des jolis vêtements et un porte voix doré trop cool)



Cette faiblesse de la réflexion amène une autre lacune, qui est la pensée de la libération . Fort légitimement, des hommes issus des indignés défendent l'inorganisation de leur mouvement, en disant que leur objectif n'est pas de penser en terme d'action efficace et évaluable, et donc dans les cadres organisationnels et temporels d'une entreprise . Ils soutiennent avec une parfaite raison qu'ils sont non-violents, anti-hiérarchiques, etc . Par exemple ils soutiennent la pédagogie expérimentale qui pose une stricte égalité entre le professeur et l'élève, etc . Bref, ils ont un comportement individualiste et une incapacité à la discipline qui montre à quel point ils sont formatés par l'idéologie racine . Ces comportements et ces pensées leur garantissent de rester indéfiniment à leur place, à savoir des marginaux indignés .

C'est la France actuelle qui finance le Lycée expérimental anti-hiérarchique de Saint Nazaire, par exemple...l'idée même d'une égalité stricte et principielle entre maître et élèves est issue de l'obsession de l'idéologie racine pour l'alignement quantitatif, en dehors de toute réflexion sur le fait qu'un collectif harmonieux ne peut être qu'à travers des fonctions différenciées et assumées . Plus gravement encore, le principe d'égalité en acte entre Maître et disciple s'aveugle sur le fait que tout maître a été élève d'un maître, c'est à dire que l'égalité dans l'éducation naît de la condition humaine dans le temps, et non dans l'instant . Le Maître n'est pas ce qu'est le disciple, sinon le désir du disciple pour l'être du Maître serait absent ; le Maître est ce que le disciple peut être, et la relation Maître disciple est une discipline de réalisation, d'incarnation de l'idéal, sur la Terre comme au Ciel .

Il est essentiel pour un révolutionnaire de comprendre que la relation Maître-disciple est un modèle de réalisation méthodique d'un idéal spirituel, c'est à dire un modèle méthodologique de transformation du monde par la pensée – le maître est à la fois le signe de l'idéal au dessus de lui, et le signe de l'incarnation de l'idéal dans le monde ici et maintenant, le signe d'une pensée affrontant avec la dernière rigueur le monde de mort des hommes du siècle, non par rêverie éloignée de l'action, mais dans une impitoyable discipline de l'action . Une telle discipline forge les hommes comme l'homme du fer et du feu forge le tranchant d'un sabre – pour la guerre à venir, pour la séparation de l'ami et de l'ennemi .

Tout le modèle libéral des ressources humaines est basé sur la division méthodique des hommes, au nom de l'invocation de l'égalité, c'est à dire la multiplication des jalousies et l'alignement par le bas ; mais ce processus flagrant de dissolution des organisations et des solidarités de classe, présenté depuis la loi le Chapelier en 1791 comme une libération par la bourgeoisie, s'accompagne d'un durcissement du Capitalisme qui est justement la racine de l'indignation des indignés . Une libération illusoire et sans cesse revendue...La division méthodique des hommes au nom de l'égalité sans cesse élargie vers l'absurde, vers l'égalité avec la grenouille et le ver, en diffusant des virus paranoïaques liés à l'isolement pratique et cognitif des individus – une demande d'amitié sans commentaire sur Facebook assimilée à un viol : pffff tu veux pas une pipe et un mars non plus ? Tant qu'à faire ouvre ta porte aux inconnus, ça pourrait être sympa un bon viol sur ta femme non ? (sic, d'une défenseuse des loups...) - le culte de l'action présenté comme contradictoire à la pensée, l'assentiment bécassier au politiquement correct : voilà le portrait de tant de révoltés modernes .

Cette aliénation à l'idéologie racine non-reconnue comme telle, ce formatage cognitif s'accompagne de l'incapacité à comprendre que l'on ne change pas le monde en exhalant de grands sentiments indignés ou de petits ressentiments narcissiques, mais à partir d'une compréhension approfondie de l'aliénation . Un mouvement révolutionnaire doit trouver, évoquer, exalter, canaliser vers l'expression de la force les puissances du négatif de son époque – c'est pour lui de l'ordre du vital . Le négatif d'une époque ne peut pas être, aux yeux de cette époque, entièrement syntone, satisfaisant ou politiquement correct, et susciter l'unanimité, à moins d'une crise aiguë menaçant immédiatement la survie physique du groupe . Un mouvement révolutionnaire doit assumer le couteau dans la bouche, celui du glaive de l'ange de l'Apocalypse comme le poignard bolchevik – il doit être immoral aux yeux du siècle, je veux dire des dominants du siècle . Il convient de comprendre que les révoltés devenus des modèles de correction ont été immoraux et ignobles aux yeux de leur temps, que ce soit Jésus et l'accomplissement de la Loi, ou même Gandhi et ses pratiques tantriques . Maldoror s'est aperçu qu'il était né mauvais, dit Lautréamont .

En rêvant des transformations en dehors de toutes les contraintes de l'affrontement au monde, les révoltés modernes peuvent garder les mains propres et la tête haute, et rester droits dans leurs bottes . Ils peuvent rester des hommes moraux, aptes à juger de la moralité générale de la marche du monde à partir des trois vidéos du Spectacle qu'ils en voient . Ils peuvent devenir venimeux à force de ressentiment, en constatant avec dépit que la marche du monde ne prend pas en compte leur immense et juste indignation . Ils peuvent se gonfler de vent, et se dire hyper-concrets parce qu'ils ne pensent jamais et cultivent leurs tomates cocktails sur leur balcons, et hyper concernés parce qu'ils trient leurs pots de yoghourt bio en verre, hyper-féministes parce que pour eux celui qui leur est montré comme le méchant notable sensuel par le Spectacle est vraiment trop méchant et indigne et infâme crapule, hyper libres parce qu'ils suivent l'évolution du droit des homosexuels, hyper pour les animaux parce qu'ils sont bêtement contre la corrida, ou anti-spécistes pour les plus demeurés . En tout ou en partie, le Spectacle trouve en eux ses idiots utiles, incapables de voir à quel point ils sont joués par un Système qui ne reconnaît réellement que l'argent et leur donne des hochets progressistes . Qu'une femme ministre, qui ne cesse de servir les intérêts financiers de la manière la plus cynique qui soit, dise en souriant comme un bonze qu'elle est favorable au droit à l'adoption pour les homosexuels, et la voilà porte-parole autorisée de la gauche et femme « sympa et populaire » . L'emblème qui leur plait le plus, l'insigne de leur narcissisme infantile est le porte voix, chic si possible, et la bouche ouverte et le poing levé, et le fait d'être en foule, d'être nombreux, d'être le plus nombreux possible...pour pousser des cris...mais les Jeux Olympiques, les matchs, ces sommets du Spectacle, et les guerres, et les génocides, il y a aussi du monde...Ils ne sont que de petits connards, des petits bourgeois bornés, des Bouvard et Pécuchet modernes . Je ne parle pas des indignés en général, car ce mouvement est puissant et fondateur d'une nouvelle pensée, au delà des nouvelles pratiques ; je parle des blooms qui se la jouent indignés .

La puissance de transformation d'une société verrouillée – verrouillée par la force militaire, par une propagande démesurée et par une organisation complexe et puissante - passe par l'analyse de la guerre dont les dominés sont victimes dans le Système . Sun Tzu dit : tout l'art de la guerre est fondé sur la duperie, et tout le Spectacle est duperie donc guerre de classe . Seule l'analyse, la lucidité peuvent permettre l'élaboration, et la mise en œuvre de stratégies et de tactiques collectives cohérentes basées sur cette compréhension . Il est également essentiel de comprendre que la forme des organisations éventuelles souhaitables ne peut être définie efficacement qu'en fonction des stratégies à mettre en œuvre – tout simplement parce que dans le cas inverse, c'est la structure de l'organisation, qui existe dans les cadres du Système, qui voudra prolonger son existence - donc le Système - et qui définira la stratégie dans l'intérêt du parti, commençant le processus de fonctionnalisation et d'assimilation des révoltés typiques de l'histoire du Système . C'est en 1912, dans les partis politiques, que Michels faisait remarquer cette propension des organisations politiques « représentatives » à dériver vers la défense de leurs propres intérêts d'organisation contre celui des « représentés » ; et tant l'histoire de l'URSS que l'histoire des partis politiques français lui donnent largement raison .

Si la stratégie commande les principes d'organisation, l'intérêt de l'organisation, son évolution organique, sa pente naturelle sera vers l'intensification indéfinie des principes de sa stratégie, du moins pour un temps suffisant pour avoir un impact durable comme pour l'aristocratie révolutionnaire bolchevik . De façon analogue, le capitalisme a une pente naturelle vers l'extensivité spatiale, ou impérialisme, visible au début du XXème siècle comme au début du XXIème, et vers l'intensivité locale, c'est à dire l'élargissement indéfini des pratiques humaines régies par des principes de marché et conçues comme des « espaces de liberté » au sens de la « liberté du consommateur », comme par exemple la forte influence du Système dans la régulation du « problème religieux », ou encore des rapports entre les sexes, par les gender studies, ou l'extension du domaine de la lutte . Pour lutter contre le Système, contre une forme d'organisation sans sujet ayant de si puissants déterminismes, il est déraisonnable et immature pour les rebelles de ne pas chercher des puissances de consistance et de résistance à la dissolution sans cesse reconduite du Système – il n'est pas cohérent de ne vouloir de puissance en aucune manière, et de trouver désirables les divisions et l'impuissance idéologique des actuels mouvements qui se revendiquent de la résistance, sans même atteindre une simple dissidence, du type des dissidents cohérents du Système communiste .

Des esclaves peuvent-ils se libérer sans se saisir des armes de leurs maîtres, sans se saisir des clefs de leur maîtres ? C'est une question complexe, et non simple, non une question qui peut trouver une réponse aisée . Mais il n'est pas raisonnable de répondre non à priori, et de s'en interdire la possibilité . Gandhi lui-même disait : si le choix réside entre la soumission et la violence, il faut choisir la violence .

Pour la part de l'Internationale Situationniste Immédiatiste, les deux axes de travail immédiat des membres non-exclus n'est pas de crier dans les portes voix en habits de couleur, mais de creuser sans cesse la vie immédiate, le déconditionnement immédiat du Spectacle, la construction d'un soi différent de l'ego spectaculaire qui se la raconte, plus profond, plus méchant, plus consistant, comme on travaille ses muscles dans un art martial – de devenir plus étranger au Système en son for intérieur qu'un Hun était étranger à l'Empire Romain, ou qu'un Peau-rouge aux anglo-saxons – d'en décrypter les messages et les pièges, et de prononcer une séparation spirituelle irrévocable .

Ce travail de méchanceté accomplie doit nous rendre capable de fidélité à une cause comme les anciens hommes avaient une cité, la cause de la remémoration des mondes, de la vie des mondes dans le désert du réel de carton pâte construit par le Système : il s'agit de provoquer notre vie en situations, en moments et en espaces nomades libérés du Système . Nous sommes les dissidents d'une tyrannie floue, statistique, basée sur l'usure des petites contraintes multipliées à l'infini plutôt que la force brutale et manifeste, une tyrannie qui ne cesse de se présenter comme libérations toujours nouvelles et toujours insuffisantes dans le récit progressiste . Le Système dit : confiture hier, confiture demain, jamais confiture aujourd'hui – et nous disons confiture maintenant . Nous disons que nous n'avons pas de futur dans le monde de Fukushima, et qu'il n'y en a pas . Nous disons que nous ne sacrifierons jamais notre présent vivant à l'avenir mort du Système .

Le deuxième axe de travail est de projeter toutes les puissances de dissolution de la pensée issues du Système sur l'idéologie du Système : il faut non détruire Carthage, mais détruire notre Carthage, notre Empire Perse, qui est le continent de l'idéologie–racine . La déconstruction de l'idéologie -et de la sémantique des images qui l'appuie - du Système, de cet ensemble cohérents de logiciels à l'usage des sous-systèmes psychiques, permettant d'en faire par tous les retournements et les tromperies des parties fonctionnelles, des êtres dont l'humanité, cette force d'Enfer et de Paradis va vers l'exténuation et la machine – c'est le travail de l'Encyclopédie du XXIème siècle, qui jettera à terre l'orgueil de l'Empire capitaliste avant la complète mort de l'homme .

J'invoque Dante . Maintenir ouvertes pour l'homme les portes de l'Enfer et du Paradis, c'est à dire de l'homme, force qui va, telle est la tâche, la voie, le chemin - transhumanare - de l'Encyclopédie .

Vive la mort !

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