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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mercredi 19 octobre 2011

Le fétichisme de la marchandise, III . La dépersonnalisation des liens sociaux.


(Traci Lord)


Nous avons montré qu'un des problèmes d'observation du monde social qu'essayait de résoudre tant la théorie du fétichisme de la marchandise chez Marx que la théorie du Spectacle chez Debord était, en partie, celui d'une disparition progressive des liens de domination des champs du visible ( que l'on pense à la disparition des rituels d'hommage et de cour, des règles de salutation des dominés envers le dominant . Ces règles étaient codifiées dans le droit et la coutume . Quand, en Pologne et en URSS occupée, le Troisième Reich définit des règles de salutation envers « l'officier allemand », il est clair que ces règles sont délibérément pensées comme humiliantes, c'est à dire que l'esprit originaire de ces règles était déjà perdu) . Cette disparition semble faire des chefs du protocole que l'on retrouve encore dans les lieux saturés de problèmes de domination une survivance, et semble encore permettre « un management souple, horizontal et convivial des entreprises » . Le caractère « moderne » des relations sociales, et leur effacement de la domination a été caricaturé sans excès véritable dans le film « les trois frères », où l'on voit une entreprise « cool » où tous les employés portent la même queue de cheval que le patron, patron dont la domination évidente et impitoyable se dissimule sous le tutoiement et une familiarité aussi feinte que les protocoles de la Cour de Louis XIV . Nous développons des comportements et des modes de communication où « le non-codage » et « la spontanéité » sont aussi codifiés que le comportement dans une famille bourgeoise traditionnelle, ce qui provoque des distorsions psychiques évidentes dans les sous-systèmes psychiques . Le Système en effet se la joue la disparition des liens personnels de domination : les hommes ne courbent plus le dos devant des seigneurs, mais devant des machines, devant des marchandises, devant des signes .

La vérité est que la dissimulation du pouvoir est une stratégie générale du pouvoir . Dans un livre et dans des articles ont été déjà étudié la contrainte que tente de résoudre fonctionnellement la dissimulation du pouvoir dans le Système : c'est que le pouvoir est censé, pour pouvoir être affiché, montré dans le spectacle, être issu de la « vertu » ou du « talent » . Dit autrement, le pouvoir peut être manifesté s'il est moral, politiquement correct, comme le pouvoir d'un scientifique, d'un médecin, d'un porte parole de minorité correctement présenté, d'un ferme soutien des pauvres ; et il peut être manifesté s'il est issu d'un talent négociable dans le Spectacle, comme de courir derrière un ballon, ou de pousser de grands cris déchirants, amplifiés, avec un corps enduit d'huile et de paillettes – ou encore de faire rire dans les maisons de retraite . Les familles royales, dont le pouvoir est fortement neutralisé, peuvent continuer à jouer à la dynastie, pour des raisons spectaculaires qui là encore tiennent véritablement du leurre : les beaux mariages, les scandales, tout ce tapage spectaculaire permet de parler de choses fraîches et joyeuses, comme la guerre en 1914 . Et une part importante de cette légitimité des familles royales vient de leur soin aux œuvres, de leur intérêt ostensible pour les pauvres et les malades, de leur empathie – permettant ce titre à Diana, princesse du peuple .

Un politique peut, et même doit, « se montrer » avec de telles personnes, des personnes de talent et de vertu . Tout politique, ou tout descendant de famille royale, recherche leur compagnie, au point que certains êtres humains ont pris le rôle de l'homme courageux vertueux, drôle, modeste, de service dans le spectacle – je ne donnerais pas de noms, je passerais pour cynique .

Bien d'autres pouvoirs sont dissimulés, c'est à dire absents du Spectacle, et sont indéfiniment plus puissants que ceux qui sont exhibés . Une telle situation, je l'ai dit, est favorable à la diffusion de toutes les théories du complot ; d'autant plus que les pouvoirs dissimulés ont aussi pouvoir sur le Spectacle . Il s'ensuit, de manière générale, que le champ du pouvoir étant auto-constitué en partie par les représentations spectaculaires, et en partie par d'autres puissances, ce champ est toujours soumis à d'intenses distorsions de description . Le pouvoir est le point aveugle non par manque, mais par saturation de messages incompatibles – tout comme la censure moderne n'est pas faite de silence imposé, mais de simple saturation informationnelle .

Il demeure que le fétichisme de la marchandise, comme la société du Spectacle, visent une disparition volontaire de la relation de domination dans le leurre visible d'une marchandise ou d'une image . La description systémique de la société ne peut admettre cette idée d'une intemédiation entre des pôles réels ; pourtant fétichisme de la marchandise ou de l'image décrivent puissamment la réalité sociale . Il semble possible de poser que le fétichisme des théories marxistes est le nom donné à un processus de dépersonnalisation des relations entre les hommes dans le Système, dépersonnalisation qui se manifeste dans la marchandise ou dans l'image . Dans une vision processuelle du pouvoir, la puissance la plus certaine est celle de la décision, de l'arrêt de la discussion . Les sous - systèmes de contrôle du Système général reçoivent un flux de messages, et doivent prendre des décisions sur ces messages, comme l'éliminer du jeu, le confier à un sous-système approprié, bref arbitrer dans le champ des possibles, procéder sans cesse à une réduction de la complexité .

Le souverain est le sous-système qui choisit le plus souvent entre les possibles .

Un État moderne est une organisation humaine martelée d'une indéfinité de messages . La masse de ces messages conduit à des traitements par procédures ; les messages sont classés par genre (problème politique, juridique, économique, financier, du Trésor, militaire, policier...) et soumis à des procédures standardisées par des administrations appropriées . Je nomme procédure la division du travail et la coordination temporelle du traitement de l'information par une bureaucratie, la procédure interne au traitement de l'information et de la décision par l'État, pas la procédure au sens juridique du terme . Ce traitement procédural se prête à l'illusion d'une légitimité technocratique : le pilotage d'un sous-système fonctionnel de l'État traitant des messages par procédures suppose des compétences techniques . Piloter un tel sous-système peut être exécuté avec plus ou moins de « performance » . L'illusion technocratique est de soutenir que le choix d'un dirigeant s'arrête à la plus ou moins grande expérience ou compétence technocratique dont on sait ce dirigeant dépositaire . L'indépendance des banques centrales est justifiée par cette illusion d'une telle légitimité professionnelle . Mais le choix des procédures appliquées, y compris dans les banques centrales, relève de décisions qui dépassent l'ordre technique – ainsi le talent des technocrates comme Maurice Papon .

Il est des décisions qui engagent la somme des procédures, comme par exemple la décision de prendre le risque d'une guerre, la décision de supprimer une catégorie sociale, la décision de légiférer sur les éléments fondamentaux de la vie humaine, la naissance, la filiation, la mort, les liens, etc ; et ces décisions sont lourdes de conséquences, et souvent, dans les sociétés traditionnelles, retirées au pouvoir politique immédiat, soit par une garantie du pouvoir religieux, soit par une notion comme, en France, les « lois fondamentales du Royaume » . La puissance politique réside d'abord dans ces décisions, et non dans le contrôle quotidien des procédures . Dans la logique du Système, tout ce qui ne produit pas pour un marché est une dépense ; ce qui signifie que le respect du droit n'est pas une garantie nécessaire, mais une dépense que des tabous juridiques, comme le traitement contradictoire de l'instruction, amènent à respecter . Une perspective de performance sur le traitement juridique est de le trouver coûteux et lent, et de souhaiter le remplacement par le traitement administratif, voire automatique des transgressions : par exemple, d'associer la vidéo-surveillance à l'identification automatique dans les rues commerçantes, et d'envoyer aux voleurs à l'étalage leur jugement automatisé par mél, accompagné d'un prélèvement sur le compte en banque .

Si l'on élargit la réflexion, il apparaît que le traitement par procédures peut être examiné sous l'angle d'une certaine continuité, du droit ancien, jusqu'à l'usage de l'informatique . Le droit comme les sous-systèmes de communication se développent avec le développement de l'État . Mais il semble aussi qu'il y ait des solutions de continuité, des ruptures . Le traitement juridique des problèmes est quelque chose de complexe et de légitime qui est de l'ordre de la garantie que prend une société contre les dérives et la démesure du pouvoir, garantie existant dans toute société traditionnelle, alors que la bureaucratisation des procédures, dont un cas caricatural est l'usage de dispositifs automatiques de traitement des infractions, est au contraire un développement chimiquement pur de la logique de la bureaucratie .

Ces questions cependant ne sont pas directement celles que je veux aborder . Le nom impersonnel de l'État est en soi une expression d'une organisation comme somme de procédures impersonnelles . Après la mort de Charlemagne, l'Empire fut partagé entre ses fils comme une simple propriété ; et Louis XIV pouvait encore être pensé comme figure personnelle de l'État . C'est dire que la notion moderne d'État fut très longue à apparaître .

Au delà du contrôle quotidien des procédures, un autre fondement du pouvoir politique réside dans la puissance, légale ou illégale, de faire des exceptions dans le traitement des procédures . Le droit de faire grâce est un exemple évident de telles exceptions reconnues . Le traitement standardisé, procédural, bien avant la taylorisation, qui implique le développement massif d'une bureaucratie, est par nécessité un traitement rigide et simpliste de l'information .

Voilà un exemple caractéristique . Pendant la guerre 1914-1918, tout homme surpris loin de sa troupe pouvait être considéré comme ayant fui devant l'ennemi ; et de ce fait condamné à mort . Le caporal Henri Floch put ainsi écrire cette dernière lettre :

Ma bien chère Lucie, Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé.
Voici pourquoi : Le 27 novembre, vers 5 heures du soir, après un violent bombardement de deux heures, dans une tranchée de première ligne, et alors que nous finissions la soupe, des Allemands se sont amenés dans la tranchée, m'ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J'ai profité d'un moment de bousculade pour m'échapper des mains des Allemands. J'ai suivi mes camarades, et ensuite, j'ai été accusé d'abandon de poste en présence de l'ennemi.
Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de Guerre. Six ont été condamnés à mort dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. Mon portefeuille te parviendra et ce qu'il y a dedans. (...)

Le fait, le déplacement de l'homme sur le front, n'implique pas le cas règlementaire d'abandon de poste devant l'ennemi . Il existe de nombreuses circonstances où le fait n'implique pas le cas ; et on peut espérer que des hommes intelligents savent alors, éternellement, ne pas appliquer le règlement . Il est absolument essentiel pour le dissident – c'est le premier pas, et le plus important – de comprendre que le culte du respect du règlement, que l'on retrouve chez Kant, diffusé par les cadres du Système à leur profit – puisque c'est eux qui le posent – est le symptôme certain de l'imbécilité la plus absolue . Quand un individu sans aucune capacité, les supérieurs d'A l'Ouest rien de nouveau de Remarque, comme Himmelstoss, ou les cadres coloniaux de Céline, sont perdus face aux informations qu'ils reçoivent, ils se protègent par le règlement . Le respect maniaque du règlement est un signe quasiment certain d'un supérieur bureaucratique sot, incapable et inhumain – c'est à dire incompétent .

Des supérieurs de bas niveau peuvent ainsi prendre des décisions absurdes, dénoncer des hommes, les faire exécuter, que sais-je . Nous savons tous, de manière absolument indubitable, que pendant l'occupation, le policier qui lors d'un contrôle, laissait sciemment passer un juif ou un résistant, et plaçait la supériorité humaine avant la loi humaine, avait raison contre celui qui les arrêtait – et il en est de même aujourd'hui, où le traitement par procédures standardisées est intensifié bien au delà de cette époque .

Nous avons là une source de dissidence civile ; mais l'exception est aussi une base de la puissance politique . Ne pas traiter certains messages pendant un temps, voire les détruire, est un puissant pouvoir . Empêcher un contrôle fiscal, gracier d'une peine, accorder un permis sans perdre le temps des procédures, autoriser un médicament par exemple, nommer à un poste, à une promotion hors procédure, ce sont les gratifications qu'un puissant politique peut accorder à ses fidèles . C'est à dire que l'essence du pouvoir est autant le contrôle des sous-systèmes de procédures que la puissance de faire des exceptions qui permettent de constituer un réseau de fidèles . Dans le Système, cette puissance est nommée corruption quand elle atteint un certain degré, ou quand les gratifications demandées par l'homme de puissance sont tarifées, et à leur tour standardisées . Le concept de corruption paraît évident mais il est aussi fonctionnel, c'est à dire que les attentes des hommes moraux-fonctionnels est le strict respect des procédures . Il est possible que les hommes moraux ne soient pas incorruptibles, mais aussi stupides que les hommes de procédure sur le front de la Grande Guerre . Il est possible qu'une pensée politique conséquente considère que l'objet « corruption » puisse être nommé « fonctionnement légitime » et l'objet « traitement procédural standardisé» comme « mal nécessaire », susceptible de devenir tyrannique . J'y reviendrais .

J'ajouterais que c'est la simplification des procédures de traitement politique des sollicitations qui, je pense, à conduit aux principes égalitaires de la société moderne, qui en prétendant d'abord à respecter chaque individu, en arrive à traiter tous les hommes, en dehors de l'oligarchie, comme des numéros .






***


De manière générale, les procédures standardisées d'administration des liens entre les hommes excluent toute relation personnelle : par exemple, un policier qui donne une amende à un automobiliste fautif d'un excès de vitesse agit statutairement, comme tout autre « policier » et parle à « un automobiliste » ; l'analyse de la situation ne tient compte de rien d'autre . La communication est extrêmement réduite ; de ce fait, le passage de cette situation simplifiée à l'extrême au traitement mécanique du problème se fait sans véritable rupture . Quand le traitement est mécanisé, comme aussi par le portique automatique du métro, on peut parler de dispositif de domination . Un dispositif est un sous-système de domination fonctionnel au Système général, mais ayant un fonctionnement autonome . Le portique à un fonctionnement autonome, absolument impersonnel, il ne fonctionne que par unité « voyageur » et « titre de transport » .

Par exemple, il existe une autonomie de la « lutte contre les discriminations »,et il s'agit bien d'un dispositif - c'est un dispositif fonctionnel, puisque le modèle social posé comme fin désirable de la lutte contre les discriminations est le modèle du marché libéral du travail, où seules les « compétences », à savoir l'employabilité des individus, sont légitimes pour créer des différences socialement reconnues comme hiérarchisantes, et pose par exemple l'illégitimité de l'appartenance culturelle pour créer de telles différences – c'est à dire, interdit la construction nationale comme communauté culturelle, en imposant sa construction comme somme d'individus au service de la performance maximale de production de bien . C'est dire que « lutte contre les discriminations » et « mise en place d'un marché unifié du travail » sont pour ainsi dire, en l'état, presque synonymes .

Le fétichisme de la marchandise – le marché des marchandises – comme intermédiation des rapports sociaux par des marchandises, ou le Spectacle, comme intermédiation des rapports sociaux par des images, sont aussi des dispositifs fonctionnels . Ils participent d'abord de la dissimulation de la domination effective, en permettant une économie des frottements inhérents au maintien de dominations rigides dans une société imprégnée d'une idéologie égalitaire – selon le mot de Sun-Tzu, tout l'art de la guerre réside dans la duperie . Mais aussi, et plus profondément sans doute, ils permettent la réduction fonctionnelle progressive des êtres humains, le passage historique en cours entre la personne et le sous-système psychique fonctionnellement adapté, doté d'employabilité et de temps de cerveau disponible .

La multiplication et le renforcement des dispositifs ne sont pas seulement les fruits de l'expansion d'un système d'abord bureaucratique, quand bien même il ne cesse de se présenter comme fluide, pluriel et libéral – que l'on songe à l'invention des « services qualité » sous-sous-systèmes destinés à lutter contre les effets pervers du caractère excessivement procédurier provoqué par la prolifération bureaucratique, et qui ne peut que rajouter tôt ou tard de la complexité . Les dispositifs participent de l'alignement unidimensionnel des hommes sur le modèle du sous-système psychique, alignement indolore, dans le cadre du troisième totalitarisme .

Un dispositif réussi n'est pas seulement vecteur de réduction de la complexité à un niveau qui peut être traité par le Système ; il offre la particularité de se fermer, autant que possible, à tout feed-back des dominés . Une porte automatique ne peut être contournée, attendrie, détournée, comme un portier de boîte de nuit . A ce titre le Spectacle est aussi autiste qu'un radar automatique, ou qu'un physionomiste robotisé . Un dispositif réussi limite au maximum les possibilités d'hostilité directe des dominants envers le dispositif . Donner un coup de pied à un portillon de métro est dépourvu de sens . Se déclarer hostile à la lutte contre les discriminations expose à une hostilité sociale générale . Les dégradations sur les radars automatiques sont les seules réponses trouvées par les dominés qui ignorent totalement l'usage des voies de recours juridique qu'utilisent les hommes moins dépourvus . Les oligarchies, dans le cadre des dispositifs, peuvent se retirer complètement du jeu, ne se réclamer de rien et n'être responsable de rien .

Les relations humaines sont de plus en plus codifiées sur le modèle des dispositifs, des procédures et des statuts . Un être humain qui travaille doit se positionner professionnellement, c'est à dire se penser en terme de statut – autrement dit, comme sous-système fonctionnel . Il se pose en « vendeur Mc Donald », en « policier », en « chauffeur de camion » . Il a droit à quelques pauses où il peut redevenir lui-même . Le culte de la performance et le management poussent les hommes à s'identifier à des modèles fournis par le Système, pas à se dire qu'ils sont des personnes qui exercent un métier . Cette « posture professionnelle » est une protection, mais aussi un redoutable enfermement . Un « vendeur Mc Donald » qui parle à une jolie fille sans chercher à lui vendre quelque chose commet une négligence, manque de performance, bref peut être licencié à terme . La posture professionnelle est un arraisonnement total de l'entreprise, c'est à dire des intérêts du Système que porte l'entreprise, sur la personne

Le modèle social libéral tend en outre à présenter tout être humain comme un rival potentiel dans une procédure, obligeant à codifier fortement les relations les plus personnelles . On sait qu'aux États-Unis des personnes aisées ne se marient plus sans avoir longuement codifié leurs liens et leur divorce éventuel ; et l'extension du concept de harcèlement sexuel peut être instrumentalisée pour ramener à la posture professionnelle les employés . La codification des relations est une manière de contrôler tous les types de liens possibles entre les individus des masses, et de rendre ces liens inoffensifs pour l'entéléchie du Système – en particulier de rendre impossible, ou tout à fait marginale, l'existence de liens inconditionnels, et pourtant seuls de tels liens sont susceptibles de créer une puissance de renouvellement de la société .

Dans l'insurrection qui vient, le Comité invisible notait déjà le caractère impénétrable au forces du Système d'un campement tzigane, très éloigné de l'infiltration actuelle des indignés par les services de surveillance . Un groupe d'hommes déterminés tissés de liens inconditionnels personnels, même très peu nombreux, c'est le portrait des oligarchies dominantes, des groupes criminels de puissance redoutable, des plus puissantes sociétés secrètes, ou encore de l'aristocratie révolutionnaire des bolcheviks de 1917 . C'est à dire que le contrôle des liens est une priorité absolue pour le sous-système de contrôle du Système général, sans cesse tenté de criminaliser les rapports personnels trop forts, sous les nom d'association de malfaiteurs, de ligue, de gang – quand bien même les liens très fort, visibles lors des cérémonies familiales, sont exactement ceux de l'oligarchie elle-même .

La montée en puissance du Système est une entreprise de dépersonnalisation de l'ensemble des relations humaines . Elle a quelque chose de la réduction générale de l'humain à la fonction du Système, à l'adaptation des ressources humaines aux contraintes du Système, qui suppose le culte de la production et le mépris de tout ce qui ne produit rien de matériel . Or, comme Aristote le note dans l'Éthique, l'amitié est une des grandes sources de joie des hommes ; l'amour une dimension essentielle, vitale de l'existence ; le loisir – le détachement des contraintes de la production, de la survie - un fondement d'une vie pleinement humaine . Loin de permettre une vie humaine, le Système apparaît comme une vaste entreprise de déshumanisation de la vie humaine au présent, au nom d'un avenir qui ne cesse de fuir en avant – que ce soit le moment mythique où toute la production permettra de réduire le temps de travail, ce que plus personne ne croit, ou que ce soit la retraite – mais attendre de mourir pour avoir une vie pleinement humaine est une vanité, et, l'Ecclésiaste le note, un grand malheur .

Attendre pour vivre, au crépuscule du monde libéral, serait attendre la peste pour commencer à vivre en toute liberté, comme les jeunes gens du Decameron de Boccace . Il est recommandable de développer au moins sa liberté intérieure, et de cesser de croire un instant à l'importance du respect des procédures bureaucratiques standardisées, quand le respect de ces mécanismes s'oppose à un intérêt majeur de l'être humain . L'amitié, l'amour, la grandeur, la poésie...sont prioritaires sur la production et ses règles . La poésie est la souveraineté . La poésie est souveraine, et de ce fait politique. Vous, hommes du Système, serez vaincus par la poésie, par la martre...la poésie est souveraine, et insaisissable à aucune primaire, vote, ou César...la poésie est l'âme éternelle de la langue, la forme de l'homme et des peuples, qui lui sont l'argile rouge et nue...la poésie est amour, souffle et foutre - que la boue étouffe de s'en parer à faux, comme de plumes piétinées dans la gorge !

Je ne pourrais jamais faire confiance à un homme incapable de faire une exception à ses règles pour moi . Ce n'est pas du narcissisme . Il est rationnel de ne confier de tâches qu'à une personne qui l'exécutera quoi qu'il arrive . De même, si je demande cela à un homme, je suis prêt moi-même à réaliser toute demande de sa part indépendamment de tout règlement, si elle ne me met pas gravement en péril pour des motifs trop futiles . La valeur martiale d'un homme réside essentiellement dans son fanatisme, note le Hagakure . La foi jurée à une personne - telle la bien Aimée seigneur du cœur - n'est liée à aucune croyance - mais à l'amour, et à l'amour du destin qu'il implique . Ibn Arabi dit : l'amour est ma religion et ma loi . Paroles rigoureusement synonymes à celles du Hagakure : la mort est l'essence de la Voie du serviteur - celui qui donne sa vie à son Seigneur . Il est de l'ordre du vital de pouvoir vivre des liens et des fidélités inconditionnelles, puisqu'il s'agit de l'accès à l'inconditionné dans le conditionné . Ne vivre que de liens conditionnés, contractuels sur le modèle libéral, est une honte répugnante . Il est impossible de vivre en acceptant une telle mutilation .

Penser un autre modèle social est penser une restauration des liens d'humanité, une sortie du monde quadrillé de la technique bureaucratique et de la croissance à prix d'homme . Je donnerais une suite à ce texte sur les pistes pensables de re-personnalisation des liens sociaux .

Vive la mort !

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