ISI

Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 26 mai 2012

Morale et ordre social - note sur le salaire des ministres dans le cadre général de la domination .


Federico Beltran .


Morale est le nom d'une espèce particulière dans le champ des discours normatifs ; ces discours posent ce qui est bien ou mal . L'espèce juridique, par exemple, pose elle ce qui est autorisé ou interdit . Ce qui est interdit peut l'être parce que cet interdit est posé par ailleurs comme mal, mais pas nécessairement . Par exemple, interdire les apartés dans une réunion ne se fait pas au nom du bien, mais de l'efficacité . Globalement, l'interdit est plus large que le domaine du mal, mais poser quelque classe de choses ou d'actes du côté du mal est en général au moins le poser implicitement comme à prohiber, surtout dans la mentalité technique moderne, qui veut le « progrès », la réduction du mal et le « développement » du bien .

L'énonciateur de tels propos se pose en maître du bien et du mal, dans une position dominante presque absolue . La morale d'un cycle historique – la morale du présent cycle est en relation dialectique avec la réalité sociale du temps . Elle ordonne la forme de la domination, et en même temps est informée par elle . La question fondamentale de cette relation est de savoir ce qui domine, des règles ou de la domination effective .

Dans l'idéal chevaleresque, les règles sont absolues, et dominent les liens humains . Préférer la règle au respect de son seigneur est une faute – il le faut pour que la règle ne puisse être contournée . Dans la perspective des sages, le Maître dit : que celui qui veut être le plus grand soit le serviteur de tous . Dans ces modes d'être social, l'idéal posé par la règle est le fondement des liens entre les hommes . De ce fait, ils tendent à devenir la forme même de l'âme, et permettent des formes supérieures d'humanité . J'appelle forme supérieure d'humanité celle qui est assez puissante pour tenir ses promesses, y compris à elle-même, et qui est capable d'affronter les plus grands périls .

Tout être humain qui s'est trouvé au cœur d'un danger ou d'une difficulté sait ce que je veux dire, ce que veux dire le caractère solide d'un être humain . Et cela est vrai même dans une perspective bassement darwinienne . Je précise qu'il ne s'agit pas d'une description individualiste, ou d'une conception individuelle du héros . Rome a vaincu Vercingétorix à Alésia non sur la valeur individuelle, mais sur l'organisation, sur la rigueur des liens . L'étrange tristesse d'Alésia ne doit pas faire oublier la volonté de puissance tenace, aussi vivante que le feu éternel, organisée, impitoyable de César . Enfermé dans Alésia, il est trop tard pour se réformer, pour adopter l'ordre de fer qui aurait permis aux Gaulois de survivre .

Aujourd'hui, dans l'ordre et le monde libéral, la culture européenne doit lutter pour sa survie alors même que même les puissances de liens anarchiques des tribus gauloises seraient une puissance formidable en comparaison de l'impuissance des hommes modernes à vouer une fidélité . La survie de l'homme même, broyé par le Système, se joue, et pas dans les champs de bataille de la terre seulement, mais aussi dans le corps, l'âme et l'esprit . La finalité la plus évidente de la culture moderne, c'est de porter la division entre les hommes, comme la lutte contre les discriminations dans sa forme actuelle ; et cette division ne doit pas être vue autrement, dans une perspective de lutte de l'oligarchie contre ses ressources humaines pour maintenir et accentuer sa domination, que comme une arme . Dit autrement, la production linguistique fonctionnelle du Système, tant idéologique que normative, présente une fissure, et même un abîme, entre les hommes qui posent son énonciation et sa pratique effective par ces mêmes hommes .

L'homme du rite s'efforce sur la voie de la transparence et de la congruence – il s'efforce de ne défendre d'autres règles que celles qu'il suit effectivement . Le dominant moderne laisse s'écarter l'abîme entre ce qu'il dit, à l'usage des dominés, et ce qu'il fait . Un tel phénomène est déjà analysé par Machiavel, sous le nom de renard . Ce phénomène peut être nommé Schizophrénie, et regardé avec bienveillance comme un signe de la plasticité humaine, de l'auto-capacité de produire de l'étranger à soi et d'avoir des visions autistiques – mais cette idylle conceptuelle est en dehors de toute lucidité dans l'analyse des rapports de force effectifs . Ce qui signifie que le discours moral dans la société moderne est un instrument de domination, et rien de plus .

Cette instrumentalisation est perverse, car elle vide l'éthique de toute substance d'élévation de l'homme par l'homme . Elle transforme la sève de la vie du sage en spectacle ; et elle vide de puissance cette vie même .

Les exemples seraient innombrables . Le fondateur du FBI, J. Edgar Hoover, chasseur haineux d'homosexuels, était lui-même homosexuel et vivait avec son adjoint . Il importe de voir que même les Églises chrétiennes sont sévèrement atteintes de ce mal . Le pape Benoit XVI est un vieil homme malade et impuissant qui ne parvient pas à circonscrire l'incendie .







***


Les informations qui filtrent sur le Vatican de la deuxième moitié du XX ème siècle sont dignes des César vus par Suétone – de Tibère vieillissant faisant l'amour à des jeunes vierges sur des bancs de bois, dans l'Île de Caprée . L'archiviste en chef du Vatican dans les années 80 aurait organisé des ballets roses, et le pape lui-même n'aurait pas ignoré les raisons de l'enlèvement et de la mort de Emanuela Orlandi, 15 ans à l'époque, en 1983. Son corps a été recherché en vain aux côtés de celui de Enrico de Pedis, un des patrons de la bande de la Magliana .

Au delà des rumeurs, il est avéré que Mgr Marcinkus, directeur de la banque du Vatican, a eu partie liée avec des groupements criminels . Cet homme etait lié à Licio Gelli, chef de la loge P2, entre mille autres facteurs de doute . Cet homme né à Cicero, Illinois, en 1920, alors siège de la bande d'Al Capone, est mort à Sun City, Arizona, la ville interdite aux enfants, fermée de murs et de barbelés, le symbole même de l'égoïsme forcené des vieux riches .

L'Eglise moderne est si loin de toute vie intérieure .






***


Je cite ce texte du théologien russe Iouri Pronine dans la traduction de Laurence Guillon .

"Dans sa nouvelle colonne, le théologien entrepreneur Ilia Zabejinski se demande comment faire son salut, si les les membres de l’Église ne sont point idéaux.
Pendant la Semaine Sainte se produisent toutes sortes de choses. De choses tout à fait diverses. Ainsi, par exemple. Depuis quelques temps, notre Église ne me plaît pas du tout. Pas du tout. avant, elle n'était pourtant pas mal, mais là, ce n'est plus ça...

Pas du tout vous savez... Mouaiais...

Et c'est vrai, qui aujourd'hui osera dire que, dans l’Église, tout va bien? Qui en aura le front?

Voilà que moi aussi, je le sens, le malheur, dans l'Eglise! Le malheur... Il faut la sauver!

Qui?

Mais l’Église, il faut la sauver. Oui, elle-même. Parce que si nous ne la sauvons pas, alors plus personne ne le pourra. Parce que les réflexions à propos des "portes de l'enfer" et autres, c'est tout de la théorie, c'est clair...Mais là, si on ne s'en occupe pas, alors plus d'espoir. Plus aucun...

Voyons, jugez vous-mêmes. Voilà la réalité.

Les hiérarques se sont coupés de la réalité. Ils se sont souillés dans l'administratif. Ils se sont commis avec le pouvoir. Ils se reposent sur leurs lauriers et prêchent aux carrefours. Ils se devaient d'être apôtres et ont décidé de devenir des dirigeants.

Les prêtres aussi ont pris de mauvaises habitudes: ils ne pensent que voitures et football.

Et les laïcs ne sont pas mieux. On leur marche sur le pied, ils exigent des excuses.

Et du reste, vous avez remarqué que les évêques sont presque toujours dépourvus de spiritualité? Voilà le tour que cela a pris.

Les prêtes aussi , bien souvent, "ne sont pas terribles"...

Mouais...

Les laïcs, à ce propos, sont aussi peu agréables...

Et puis voilà encore un malheur. Le patriarche n'est pas à la hauteur de nos attentes.

Et nous, comme des imbéciles, nous l'avons soutenu. Nous avions de l'espoir.

Et lui, en fin de compte, il avait une montre.

Alors que nous comptions sur lui.

Et il a aussi un appartement.

Et puis encore avec ces "Pussy".

Pourquoi s'est-il tu si longtemps? C'est qu'il s'est tu plus d'un mois.

Que nous dit-il avec le Grand Carême? Il priait, paraît-il? C'est ridicule.

Et qu'est-ce qu'il a dit, en fin de compte? Mais nous avons tous honte de ce qu'il a dit. Nous avons honte pour lui, pour notre patriarche. Mais c'est qu'il ne comprend rien aux commandements évangéliques sur le pardon. Voyons, il n'y comprend rien du tout! Oh quel malheur d'avoir un tel patriarche! Quel malheur...

Et que découle-t-il de cela?

C'est une horreur, ce qui en découle. La haine de l’Église s'empare de la société. L'irritation de l'intelligentsia. Avant, la société aimait l’Église. Et maintenant, elle s'est mise à la détester. Avant, l'intelligentsia s'y précipitait, maintenant, elle s'en éloigne. Et d'ailleurs, dites-moi un peu, comment l'aimer, cette Église, si elle correspond si peu? A quoi ne correspond-elle pas? Aux attentes de la société.

Aux attentes de l'intelligentsia.

Et quelles sont ces attentes? Mais c'est très simple. Qu'il n'y ait ni montres ni appartements. Que les hiérarques se déplacent en charrette. Et qu'on interdise aux prêtres de regarder le football. Commençons par là. Pour commencer, que chaque archevêque vienne trouver son gouverneur et là, bien face, les yeux dans les yeux, lui dise ses quatre vérités. Qu'il lui dise: "Tu es un gredin et un voleur." Et c'est tout. Point à la ligne. Puis qu'il reparte en charrette à sa résidence.

Et pour les prêtres, qu'on installe un point de restitution des téléviseurs et des voitures superflues. Et qu'on ne leur donne pas de charrettes, les charrettes, c'est pour les évêques. Qu'ils s'en aillent juste avec leur crosse.

Et bien sûr, qu'on aille demander pardon aux "Pussy".

Le patriarche revêt sa mante. Il entre dans la cellule. Il donne sa coiffe à l'hypodiacre et se prosternant le front contre terre:

- Pardonnez-moi, petites filles!

Oh quel malheur, cette Église! Quel malheur... On ne peut pas faire son salut. C'est absolument impossible..Et je le demanderais même d'une autre façon.

Le salut est-il même envisageable dans cette Église? Ne faut-il pas chercher autre chose?

Et là, soit ce fut la Semaine Sainte qui agit de la sorte, soit le fond de l'air qui se réchauffait, soit un retournement complet du cerveau à la suite de ma paresse et de mon désœuvrement. Voilà que me traversa une idée complètement idiote:

"Mais qu'est ce qui m'empêche, moi personnellement, de faire mon salut?"

Je me rends, semble-t-il, aux matines du Vendredi saint. Je marche le long d'une allée ombreuse, sur le pont Kamienny. Et je me tourmente avec cette question stupide:

"Qu'est ce qui m'empêche, MOI, de faire mon salut?"

Qu'est ce qui m'a empêché d'étudier correctement à l'institut de Théologie? Qu'est-ce qui m'a empêché?

Ou qu'est-ce qui m'a empêché d'apprendre la patrologie, la dogmatique et l'histoire de l’Église? Et le slavon d'église? Et la théologie morale? qu'est-ce qui m'a retenu?

Qu'est-ce qui me retient de lire tous les livres qui restent en rangs serrés sur les étagères? Tous ces "saints pères et maîtres de l’Église"? Grégoire le Théologien, Grégoire Palamas, Basile le Grand et Jean Chrysostome. Lire enfin jusqu'à la fin la "Philocalie". Scrupuleusement et pas au galop; avec amour et sans bailler, étudier tout de même l'Ancien Testament. Rassembler ses forces et étudier! Analyser enfin, comprendre et aimer le Psautier. Pas des psaumes isolés, mais la totalité. Tout le Psautier. Comme le connaissaient et l'aimaient les chrétiens pendant de nombreux siècles. Qu'est-ce qui me gêne? Qu'est-ce qui me gêne?

Qu'est-ce qui m'empêche d'analyser le service liturgique? De l'aimer, de languir après lui, de vivre de lui, de le désirer. Au lieu d'inventer des prétextes pour ne pas y aller, et d'attendre chaque fois quand il va enfin se terminer. Qu'est-ce qui m'en empêche?

Qu'est-ce qui m'empêche de faire du Sanctuaire de Dieu mon principal lieu de résidence et de rendre tous les autres complémentaires?

Qu'est-ce qui m'empêche de chercher avant tout le Royaume de Dieu, et de lui subordonner tout le reste? Quoi donc?

Qui m'empêche de ne pas me soucier de ce que je vais manger et boire? De sacrifier plus que ce que je vais dépenser pour moi-même? Hein? Qui m'en empêche?

Qui m'empêche de donner ma meilleure chemise à celui qui me demande la pire? Ou de parcourir deux stades avec celui qui me demande d'en faire au moins un? Et même celui-ci je n'ai jamais le temps de le faire.

qui m'empêche de visiter les malades et les indigents, dans les prisons et les hôpitaux? Qui? Quand ai-je au moins une fois visité quelqu'un?

Qui m'empêche de recueillir un SDF dans la rue de l'amener à la maison, de le laver, le nourrir, discuter avec lui? Hein? qui?

Qui m'empêche de ne pas me disputer avec ma femme? De ne pas avoir la flemme de m'occuper des enfants? De laver la vaisselle? De faire le ménage au moins de temps en temps? De ne pas rester devant Internet du matin au soir?

Qui m'empêche d'honorer mes parents? Ne pas râler, les supporter, les traiter avec condescendance, mais précisément les honorer? Ou au moins les appeler plus souvent! Qui m'en empêche?

Qui m'empêche de ne pas juger ce connard de policier? Et de ne pas envier ce voleur d’oligarque? De ne pas couvrir d'imprécations Medvedev-Poutine, mais de simplement m'incliner devant l'autorité qui n'existe pas, si elle n'est donnée par Dieu? Qui, dites-le moi, m'en empêche? Qui m'empêche enfin de distribuer tout mon bien? Tout mon orgueil incommensurable, mes justifications infinies et mes préjugés tant aimés? Toute ma lâche pusillanimité? Toute mon hypocrisie démesurée?Qui m'empêche de laisser tout cela, de prendre ma Croix et de suivre le Christ? Qui?

Qui m'empêche de faire mon salut?

Voilà qu'à présent, j'arrive à l'église. Aux matines du Vendredi saint. Et je vais souffrir pour le Christ. Nous allons tous souffrir pour lui. De méchantes gens l'ont torturé. Et ensuite tué. Et pourtant, il leur avait fait tellement de bien! Tellement de bien... Ah là là!

Mais nous, nous ne sommes pas comme cela. Bien que nous ne soyons pas des justes, nous ne l'avons ni torturé ni tué. Nous avons jeuné. Nous avons prié. Nous avons mis des cierges. Nous sommes allés aux offices. Nous avons lu nos prières du matin et du soir jusqu'au bout. Nous avons terminé des instituts de théologie. Nous avons acheté des livres des pères de l’Église.

Les Apôtres, eux, par exemple, ils sont partis en courant. Mais nous, pensai-je, nous ne l'aurions pas fait

Et c'est vrai que nous ne l'avons pas fait.

Regardez! Comme les femmes de Jérusalem, nous nous tenons dans les rues poussiéreuses, le long desquelles Il porte sa croix. Et nous Le plaignons. Et nous Le pleurons haut et fort.

Mais Lui.

Ce Dieu recru de tortures et de coups.

Ecorché et couvert de crachats.

Chancelant sous le poids de la Croix sur le chemin de Son Golgotha.

Accomplissant notre rachat dans Son corps martyrisé pour nous et dans Son Sang répandu pour nos péchés.

Ce Dieu.

Mort pour nous et ressuscité pour nous.

Venu dans le monde sauver les pécheurs, dont le premier est qui vous voulez, mais surtout pas moi.

Ce Dieu que nous plaignons et que nous pleurons.

Eh bien ce Dieu soulève sur nous Ses yeux pleins de douleur et de ses lèvres gercées de sang chuchote: "Filles de Jérusalem! Ne pleurez pas sur Moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants."

Mm..oui...

... C'est qu'Il savait que nous ne voudrions pas du salut. Que nous ne saurions que faire ni de Sa mort ni de Sa Résurrection. Il savait que nous ne saurions qu'en faire... Eh bien quelle histoire... Voilà comme il est, Dieu... et nous, en plus, nous le plaignions... Et nous, en plus, nous le pleurions... Oui, eh bien peut-être que ça méritait de le crucifier... Peut-être que ça le méritait... Alors qui donc m'empêche de faire mon salut?

Le patriarche? Les évêques? Les prêtres négligents? L'administartion ecclésiastique? Poutine et Medevedev? Les flics? Les oligarques?

Qui peut m'empêcher, moi, le juste, de faire mon salut ? Dites-moi, qui ? "



Iouri Pronine
traduction Laurence Guillon










***
A la fin du puissant philtre noir d'Ellroy, L.A Confidential, il apparaît que les deux sources du surmoi de l'homme le plus moral du livre, sources qui sont le père moralisateur dédoublé dans le héros policier, sont des assassins . Celui qui énonce la morale est la racine même du mal .






***



La morale publique est ainsi trompeuse, très souvent . Probablement toujours, par principe . Voilà le caractère borné de la décence commune, élevée par Orwell au niveau du concept régulateur .

Je vais prendre un exemple dans l'actualité . M.Hollande, élu président de la République, a fait baisser, ou prévu de faire baisser, le salaire des ministres et du Président de la République d'un tiers . Associé à d'autres mesures de limitations des revenus, ce revenu sera donc plus fortement réduit encore . Il semble que ces décisions soient morales, et bien acceptées par le peuple et Marine le Pen . Il convient de noter que ce dernier avis n'est pas rien pour nos élus .

Il semble que nous soyons invités à considérer que cette mesure, comme la limitation de l'écart des salaires soit une mesure de justice . Je vais montrer que cette proposition : « réduire l'écart des salaires est juste » peut être discutée .

Si l'ensemble des richesses disponibles dans la société reposait sur le salaire, cette proposition signifierait simplement que réduire l'écart des niveaux de richesse est juste . Pourquoi pas . Mais la baisse des salaires les plus élevés ne réduit pas l'écart des richesses .

Notre société et ses inégalités ne reposent pas prioritairement sur l'écart salarial, même si entre esclaves un écart de quelque centaines d'euros paraît énorme . Il faut, esclaves salariés, lever la tête, et voir les choses de plus haut . Les inégalités de salaires sont très faibles, et de peu de conséquences . Mais le territoire français, le monde entier, est approprié, et approprié par un tout petit nombre . La réalité de l'ordre du monde, sorti des milieux des salariés de classe moyenne supérieure qui font le Spectacle et applaudissent la réduction du salaire des ministres, est celle de l'inégalité non de salaires en priorité, mais de propriété . L'exploitation du prolétariat n'est possible que parce que – c'est sa définition même - le prolétaire n'a aucune propriété, et ne peut que vendre sa force de travail à vil prix sur le marché du travail .

Depuis toujours, la puissance de l'oligarchie ne repose pas sur le revenu mais sur la propriété, le patrimoine . Le patrimoine des français est très largement supérieur au revenu national : il était évalué en 2010 à 12115 milliards d'euros, soit 7,4 fois le montant du PIB . Un homme au salaire moyen avec des revenus de patrimoine n'a pas besoin de plus de revenu salarial . Mme Bettencourt n'a aucun revenu salarial . Il est vrai qu'elle fait partie de la catégorie discriminée « femme sans emploi » .

1% des personnes les plus riches de la planète possèdent 40% des richesses mondiales . 80% du patrimoine des français est au mains des plus de 50 ans . Avec 5% des français on arrive à 30% du patrimoine, avec 10% à la moitié ; et les 20% les plus pauvres possèdent quelque dixièmes du patrimoine total . Avec un très bon salaire de 150 000 euros par an et un crédit sur 33% du revenu, il faut plus de 20 ans pour acheter une maison à 800 000 euros comme le Président de la République . Or une fortune notable commence au moins à 10 millions d'euros . Autrement dit, un très bon salaire sans patrimoine ne permet pas d'acheter par exemple 200 m2 à Paris sans difficulté . Alors que la plupart sont appropriés par héritage, ou par échange lié à des capitaux de patrimoine .

De telles fortunes sont très nombreuses, et des appartements de ces dimensions existent par dizaines de milliers . Ajoutons qu'en pratique les revenus du patrimoine sont beaucoup moins taxés que les revenus du salaire . Sans compter les revenus annexes et avantages en nature des propriétaires de biens ou d'entreprises liés à la jouissance des biens possédés, ou des biens de l'entreprise

La société qui applaudit la baisse du salaire des ministres est la même qui paie un amuseur de radio à 40 000 euros mensuels, ou un footballeur à 1 million d'euros mensuels, ou qui laisse une femme âgée, seule, gentille et peut être un peu sotte jouer avec ses milliards comme un enfant avec des billes en parlant de faillite nationale aux autres .

La conséquence de la baisse du salaire des ministres est qu'aucune fortune, aucune percée vers la classe supérieure ne peut être permise aux serviteurs de l'État par l'intermédiaire de leur salaire . Le serviteur de l'État de classe pauvre par origine peut certes accéder à la haute couture, mais pas à la réalité du pouvoir qui est la propriété .

J'attire votre attention sur deux points historiques .

Le premier point est que le modèle de société refusant de rémunérer les fonctions publiques est le modèle oligarchique de la République romaine ou des fonctions municipales dans l'Empire . Cette décision – affirmer le caractère désintéressé des fonctions publiques – a pour conséquence de réserver ces fonctions à l'oligarchie disposant de revenus de propriété . La tradition nobiliaire est aussi celle d'un refus du salaire .

Au contraire dans l'histoire, les grands ministres ont fait des fortunes . L'homme politique est un loup, pas un agneau . Le Cardinal de Richelieu, à cours sûr un des plus grands ministres de l'histoire de France, a aussi construit une immense fortune (voir Joseph Bergin, pouvoir et fortune de Richelieu, Seuil) . Quand à Talleyrand, apprenant sa nomination comme ministre de Bonaparte, il s'est exclamé : nous allons construire une immense fortune . Une fortune immense . Au delà de ces considérations, comme Stendhal l'a noté déjà, être réellement un homme puissant dans un Système entièrement dévoué à l'argent passe par la fortune . Sinon, les ministres se réduisent à n'être que des chefs de service, ou même rien de plus que des chefs de service fictifs, visibles dans le Spectacle, des administrations centrales . Maintenir les ministres dans la classe moyenne supérieure n'est pas renforcer l'État, mais maintenir une mentalité de modestie de l'État, d'État minimum .

Le deuxième point est le suivant : très longtemps l'État est resté l'organisation humaine la plus puissante, parce que ses revenus étaient de loin les plus importants . Mais l'État dans l'idéologie racine a mauvaise presse, justement parce qu'il redistribue et gêne le règne tout puissant de l'oligarchie capitaliste, c'est à dire basée sur la propriété . Dans le langage libéral, l'État absorbe comme un marécage plus de la moitié du PIB – alors qu'évidemment la demande liée à l'État et à ses dépenses ne peut être assimilée à une perte pure et simple . La vérité est que l'État est originairement une organisation économique, et l'est de fait encore ; seule la mythologie de l'idéologie peut le faire oublier . Mais l'État n'est pas purement économique, il transforme la bassesse économique en société, en Cité, en culture, en espace sacré .

L'État est cette puissance qui transforme la matière de la production matérielle en nation, en langue, en arts, en lois – en communauté et en culture . L'État est l'image terrestre de l'idéal d'harmonie des hommes depuis des millénaires . Il n'est pas certain que le remplacement de l'État par un consortium d'entreprises obsédées par la productivité soit à considérer comme un progrès, vu du dehors de l'idéologie moderne .

Toujours est-il que dans le cadre du « cantonnement de l'État à ses rôles naturels » de l'idéologie racine, ensemble de concepts dépourvus de contenu réaliste mais fort réaliste comme arme idéologique destinée à assurer le maximum de liberté effective à l'oligarchie capitaliste, la diminution du salaire des ministres et la modestie du Président prend la tournure d'une adhésion à l'idéologie libérale de l'appauvrissement de l'État . Cet appauvrissement matériel s'accompagne d'une perte de sens de la nature du symbolisme de puissance de l'État et de ses représentants, qui n'a rien de narcissique, mais exprime la majesté de la puissance et de la destinée collective .

Au total, la mesure de réduction n'est une mesure de modestie que vis à vis de la puissance démesurée du Capital, puissance qu'illustre le nom même de crise de la dette . Et elle est une mesure qui renforce l'immobilisme social liée à la propriété du patrimoine caractéristique du monde moderne . La morale de la modestie sert les maîtres effectifs de la puissance .

La moralité apparente de la mesure de moralisation est un effet du Spectacle – autrement dit, une instrumentalisation de la morale au service de la propagande . La morale, en effet, ne peut être facilement critiquée de manière audible, au contraire de l'utilité, ou même d'un idéal exigeant sur lequel tous veulent immédiatement cracher à la mesure de ce qu'il les accuse . Telle est l'histoire du Christ . La morale est donc la voie privilégiée de la propagande de maîtres immoraux . Encore une fois : le lieu même de l'énonciation du bien est devenu la racine du mal .

Pierre Berégovoy, prolétaire de naissance et ministre des finances d'ailleurs fonctionnel de François Mitterrand – un pauvre homme ébloui par son destin - a été poussé au suicide pour un prêt sans intérêt de un millions de francs, destinée à l'achat d'un modeste appartement à Paris . L'homme du Trésor voulait un appartement...Prêt consenti par le milliardaire affairiste Jean Patrice Pelat, qui mettait plus dans une seule de ses Rolls Royce . 150000 euros prêtés sans intérêts ! Un mois de salaire, ou moins, de certains journalistes de télévision ! La mort solitaire, au bord d'une rivière...l'hallali du prolétaire parvenu !

Et ce lynchage médiatique de ces même journalistes et cet abandon, comment ne pas comprendre le mot de Mitterrand sur « les chiens » . Les haut fonctionnaires du Trésor qui pantouflent dans les grandes entreprises, quel est leur salaire, quels sont leurs biens ? Les affaires modernes en cours liées à du trafic d'armes, et qui ont coûté le prix du sang, se chiffrent en centaines de millions d'euros, voire en milliards . Quelle comédie, et quelle honte humaine, que la réduction du salaire des ministres à la moraline !

L'appropriation totale du monde est bien plus indécente que le salaire le plus élevé .







***



Il est possible de penser une autre voie pour l'organisation sociale . Il suffit de poser l'indissolubilité du lien de la propriété à la vie de son propriétaire . La propriété doit être réduite à la jouissance, sans droit de transmission sinon par vente au prix du marché . La propriété immobilière doit être distinguée de la propriété mobilière . La mutation d'un type de propriété vers l'autre doit être encadré .

La mort du propriétaire rend son bien vacant, propriété de l'État ou d'une collectivité territoriale qui ne pourrait le conserver, mais devrait immédiatement le vendre à l'encan . Le but serait de baisser drastiquement le droit d'accès au sol et au logement . Ou encore, ces biens seraient appropriés par l'État ou les collectivités et loués par un bail personnel à vie, le droit au bail étant vendu en cas de départ . Les droits de succession seraient clairement confiscatoires . La dimension des biens immobiliers par personne serait d'ailleurs plafonnée selon les lieux . Vendre les biens successoraux saisis, cela règlerait rapidement le problème de la prétendue dette . Il existe un précèdent, la « mise à la disposition de la Nation » des biens du Clergé, lors de la révolution de 1789 .

Pour les entreprises, les actions subiraient ce partage . Le comportement des millions de français, qui s'endettent des dizaines d'années pour s'approprier à peine un pavillon surchargé d'impôts locaux, serait ainsi manifesté comme absurde . Il n'y aurait d'autre capital que social . Et seul le salaire et le revenu du travail serait source de différence significative entre les hommes . Pourquoi non ?

La transmission de compétences primerait complètement sur la transmission de propriété . C'est déjà le cas, mais pas complètement . Les comportement d'accumulation justifiés par l'amour filial seraient découragés . Il ne serait pas possible de voir un héritier inepte vivre de ses rentes en gaspillant l'oeuvre de ses parents .

Par ailleurs, la propriété de grands biens ne doit pas être un droit nu, absolu, mais un droit relatif à l'exercice effectif et personnel d'obligations sociales . La grandeur ne peut être dissociée du service de la communauté .

Une telle société serait non pas en apparence d'égalité des chances, mais tendrait vers l'égalité effective des chances . Elle serait une société des revenus, et non du patrimoine ; des nomades, et non des sédentaires vieillissants . J'ajoute que toute la pensée du système de retraite est fondée sur le modèle patrimonial . Un pays ne peut être gouverné par ses retraités dans l'intérêt des retraités, personnages bien incapables de représenter les anciens des peuples traditionnels .

Plus simplement, il faut se rappeler que la mesure déterminante d'équité sociale dans un monde aussi approprié que le nôtre n'est pas la baisse des salaires, ou la hausse de l'impôt sur le revenu indistinctement, mais au minimum l'alignement de la taxation des revenus du patrimoine sur la taxation des salaires – sinon, ce qui souhaitable, une taxation plus lourde des revenus du patrimoine que des salaires . Et la mise en place de droits de succession élevés . Car la propriété héritée, c'est le vol . Quel est le mérite, le talent, ou le service effectif à la société d'un héritier qui vit de ses rentes ?

Quelle est la morale ou la justice quand un vieillard est le propriétaire nominal de dizaines de logements qu'il laisse à l'abandon ?

Et là, on n'entend plus personne dans l'oligarchie . Où est la morale de l'oligarchie, quand un patron du FMI très largement payé (en gros 450 000 euros annuels) pense que c'est une obligation morale pour les grecs de classe moyenne ( par exemple 12 000 euros annuels, pour le confort) de rembourser jusqu'à plus soif les dettes de l'État, prises sans les consulter avec des banques complices ? La morale sur les salaires, sur les impôts ? Si un homme seul fait vos poches, vous vous défendez et c'est moral ; si les Grecs mettent en échec les tours de vis fiscaux en refusant de payer les taxes, ils sont immoraux . Si comme toi me pusse armer, comme toi empereur je fusse .

Il est visible que la domination de classe se pare des plumes de la morale . Visible, mais vrai depuis bien plus longtemps . L'appropriation ancienne n'est pas plus morale que les hauts salaires . Commencer en Tartuffe est finir en fuite . On l'a vu . On le reverra . Je prophétise !

Je ne crois pas en la justice qui ne voit que le visible .

Vive la mort !









Aucun commentaire: