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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 30 octobre 2010

Rapport sur le rapport de Guy Debord sur les modes de l'insurrection à venir .


Lettres d'un flibustier des mers du Sud et des TAZ sur la piraterie dans les océans des pensées, l'organisation et l'action de la flibuste et de ses républiques, ou rapport sur le rapport de Guy Debord sur les modes de l'insurrection à venir .

Nous allons reconquérir une puissance révolutionnaire de la pensée, ce qui passe par une révolution dans la pensée révolutionnaire . Nous sommes las de ce monde ancien, et las de l'impuissance . Nous allons à nouveau secréter une pensée dangereuse comme la rose noire, comme le venin du cobra . La pensée à nouveau sera opératoire, et puissance de mondes .

L'échec des « mouvements sociaux » successifs depuis 1968, et même l'échec de 1968 pourraient être analysés ; mais ce n'est pas l'objet d'un tel travail . Ce qui est certain, c'est l'échec . Il est donc vain de répéter des formules usées jusqu'à la corde, et d'espérer la grève générale . Sans le moindre doute, avec une détermination de fer, je viens renier le passé hideux de l'humanité pleurarde . Nous nous replaçons dans le champ historique, pour constater que toutes les grandes transformations récentes de l'Europe s'enracinent dans un travail de la pensée au delà de toutes les transformations sociales, que ce soit la christianisation de l'Empire Romain, la révolte protestante, la pensée des Lumières, ou encore la révolution russe . Ajoutons que les Avant gardes marginales de l'Europe ont déjà produit un immense travail théorique, mais fait d'îles et d'archipels, fragmenté, et méconnu . Nous partons riches de trésors, et sans brûler nos vaisseaux .

Il est illusoire de croire que des leaders intellectuels, syndicaux ou politiques intégrés à l'oligarchie, et qui partagent les fondements idéologiques de l'oligarchie, puissent œuvrer à la moindre transformation d'un monde - Voyez à ce sujet Michels, qui écrivait avant 1914 . Les hommes intégrés à l'oligarchie, fussent-ils des parties dominées des classes dominantes, sont des parties fonctionnelles du processus de production de ce monde de tyrannie floue, d'enfermement . Un monde qui déjà, n'est plus le nôtre-un monde dont nous ne sommes pas citoyens . Nous ne sommes pas citoyens de l'Empire, puisque l'Empire ne reconnaît que des sujets conformes à son essence, et entièrement neutralisés dans leur humanité, dans leur puissance de création de mondes . Nous ne sommes pas citoyens de l'Empire, et pourtant il n'existe aucun espace en dehors de l'Empire ; aussi nos écrits sont-ils des lettres de TAZ, de zones autonomes temporaires sur les océans de l'imaginaire . C'est par le long vol des vaisseaux sur la route de la baleine que parviennent ces mots, sous le drapeau de la piraterie qui porte la mort . C'est ainsi que peut naître un parti imaginaire, que l'Empire ne peut atteindre . C'est ainsi que peut se poser une position de l'extériorité dans une totalité qui produit des clôtures, des barbelés en processus continu . C'est ainsi que l'imaginaire est la puissance de l'action concrète et le poison de l'Empire .

Homme ! Si tu es rempli de moraline, mécanique machine emplie d'un vide mélancolique, moulin à déclamer les grands principes larmoyants issus de ton cœur intelligent, titre d'un ouvrage dont je tairais le nom pour ne pas te voler deux minutes ta vie, le temps de le comprendre, je dois t'avertir : tourne tes pas en arrière et pas en avant . La révolution dans la pensée ne peut être satisfaisante ni moralement, ni ontologiquement, ni esthétiquement pour la pensée dominante . La révolution idéologique est immorale dans la perspective de la morale dominante . Les formes sataniques, lucifériennes, la voie de la main gauche, les accusations de crimes et de sorcellerie sont les perspectives de base de la morale dominante sur les marges les plus actives-et elles le seront encore au jour où notre pensée sera réellement dangereuse, par exemple sous la forme ténébreuse du terrorisme pour le Comité invisible .

Genesis P.Orridge, artiste undergroud, raconte comment la police anglaise cherchait un lieu de cérémonies sataniques et de sacrifices humains dans le sous sol de sa maison de Brigthon, maison qui avait ce regrettable défaut de justement n'avoir pas de sous sol . A cause de cette absence inquiétante, il lui était impossible de prouver positivement que rien de répréhensible ne s'était déroulé dans son sous -sol . Et une preuve négative, une absence de preuve, ne peut altérer la suspicion qui nait d'un être aussi manifestement déviant, n'est ce pas Behemoth? . C'est évident !

Le Système demande à chacun de prouver son innocence, et ainsi peut faire régner discrètement son ombre et sa glace au plus profond de toutes les âmes – car qui n'est pas coupable au fond de son cœur ? Et qui au fond ne tire pas des délices de ce crime ? Les oiseaux pleurent, et les hommes, ceux qui n'ont pas émigrés, pensent qu'ils chantent, quelle erreur, quelle horreur, saints du paradis ! (…) personne ne concrétise simultanément comme les oiseaux la mort et la liberté, le mysticisme et la beauté, l'Ange et le Diable, l'agonie et le désert au dessus de l'abîme...Le fond de la moraline est un désir d'éradication du désir, car le désir-le Haut désir du haut tant désiré- ne cesse de pousser au delà, au dépassement des règles, à l'imprévisible, à l'ingérable . Cela épuise et terrifie le dernier homme, qui ne désire que sa sécurité et sa retraite . Le dépassement de l'homme est l'homme . Le fond et la fin de la moraline est la prison, ou la mort . Le Système est en ce sens puissamment puritain, puisque que l'homme nouveau qu'il promeut doit être précisément parfaitement gérable, c'est à dire prédictible, c'est à dire absent à toute puissance de création, donc d'imprévu : « En tant que son apparence épuise entièrement son essence et sa représentation, sa réalité, la jeune fille est l'entièrement dicible ; comme aussi le parfaitement prédictible et l'entièrement neutralisé »(THJF, p 30) . Et c'est la vérité, que de conjoindre le crime, la douleur, la mort, le désir et la jouissance dans les abîmes de l'âme .

C'est pour cela que les ténèbres de la subversion plus que jamais fascinent tous les hommes, et d'abord ceux qui sont chargés de lutter contre elle . Ils appellent leur vice étude . Ils font des thèses sur la subversion, lisent avec délices des ouvrages sur les sorcières, les vampires, les serials killers . Mais comme Pierre, ils affirment ne pas la connaître quand on leur demande, ils renient leur désir qui les affole . Ils sont craintifs, timorés, rien de plus . Le révolté lui adhère à son désir, et a fait un pacte avec la prostitution pour semer le trouble dans les familles . Ainsi le décrit Lautréamont : J'établirais en quelque lignes comment Maldoror fut bon dans ses premières années, où il vécu heureux . C'est fait . Il s'aperçut ensuite qu'il était méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put pendant un grand nombre d'années ; mais à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête, jusqu'à ce que , ne pouvant plus supporter pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal...Bien sûr, le mal en question, la méchanceté en question est l'image que lui renvoie le miroir de la morale dominante, et dans sa perspective, pour passer de méchant à révolté, Satan doit devenir une figure de Dieu . Ainsi disait exactement William Blake de Milton, en montrant que le Paradis perdu devait être lu de manière renversée pour être compris : comme tout vrai poète, il était du parti du Diable sans le savoir .

La transgression, la méchanceté, la cruauté fascinent, et elle sont revendiquées par tous comme une valeur de marché, une puissance d'influence sur le comportement de consommation, y compris la consommation « artistique » et spectaculaire . La popularité de nombre de formes d'art contemporain et leur parfaite intégration au marché – ces formes sont dans le marché comme le poisson dans l'eau- permet de distinguer ce qui relève de la transgression de propagande, parfaitement prévisible et rituelle, par exemple l'inflation du sexuel avec la bestialité sadomasochiste ou scatologique qui s'illustrent dans l'art contemporain, de la transgression insupportable pour le Système . Ces limites du supportable évoluent rapidement dans l'ordre factuel, dans le degré d'obscénité des images, ou dans les pratiques sexuelles, par exemple ; pourtant il y a d'un côté s'amuser avec Harry Potter, ce doux et inoffensif frisson, et croire et pratiquer la sorcellerie, invoquer le Diable, comme la redoutable version de la Palo Mayombe d'Adolfo Constanzo . Il y a les bonbons d'Halloween et les rapports policiers sur les sectes .

Moins visibles que les limites factuelles, ou de l'ordre des images, ces clôtures sont indéfiniment plus stables et fortifiées dans l'ordre des principes, dans la pierre dure, dans l'obsidienne noire, aux éclats tranchants la chair et les artères du travail idéologique et métaphysique . Car c'est là qu'est le champ du sang, le lieu crucial du Kairos et du combat décisif, la grande guerre, l'affrontement du dragon . Mais le Système, quoique visiblement blessé et usé, est encore d'une puissance disproportionnée à la nôtre . Nous pouvons comparer notre position à la position des Lumières vis à vis de l'absolutisme au milieu du XVIIIème siècle, quand il semblait simplement impensable de penser un effondrement européen de ce système politique global séculaire . Plus encore, à la lutte des carbonari contre la Sainte Alliance, car l'Union Européenne de la Concurrence Libre et Non Faussée n'est autre que la sainte alliance de l'idéologie racine . Nous ne pouvons sans doute que préparer ce moment du Kairos, comme le creusement hégélien de la taupe, dans une guerre de partisans, de guérilla, de piraterie, de contrebande . Notre figure de la résistance à l'oppression, notre respect des droits de l'homme .

Dans cet ordre de la pensée, qui est notre principal objet, de tels passages de frontières, de tels changements impulsés par les marges ne sont pas des changements absolus, impensables, sauf dans le cadre frelaté de l'idéologie racine, et sont des continuités, mais des continuités à partir des marges . Les marges de l'Empire, les îles des océans des mers du Sud, tels sont les lieux où s'élaborent les aurores des mondes nouveaux . La marginalité ainsi désignée est une marginalité idéologique, et aussi une marginalité sociale . La transformation à la marge est la règle des transformations idéologiques par le moteur des Avant-garde, depuis le contre-exemple de la transformation de la religion égyptienne par Akhenaton . D'ailleurs même l'article de Wikipedia, reprenant sa logique d'idéologie dominante, qualifie les réformes d'Akhenaton de « transformations radicales et chaotiques » . Les marges sont toujours, aux yeux des maîtres, radicales et chaotiques, fussent-elles solaires, et gardiennes du Soleil Invaincu, ou intensité et puissance de la vie humaine . Et ce, même si les marges s'éveillent dans un monde en ruines, et souillé du sang humain : le monde légué par nos pères, celui dont le Faust de Goethe dit : « tout ce qui existe mérite d'être détruit » . Ce mérite ne pose aucune nécessité, mais une légitimité de l'insurrection .

« Qu'a tu fais de ton frère Abel ? » Demande Dieu à Caïn . Et de même, dans l'antique Beowulf, manuel d'éducation royale des barbares saxons : « Tu as tué ton frère, ton proche le plus cher, toi . C'est pourquoi l'enfer t'es promis, malgré tes propos retors » . Le Système a tué, au delà de toute imagination ; il a réalisé sur la terre les enfers de Dante et de Hieronymus Bosch . Pendant les guerres de religion, pendant la guerre de Trente ans, on jetait les enfants contre les murs ; nous avons organisé scientifiquement le massacre des enfants, réalisant l'un des pires crimes de notre propre Écriture . C'est cette accusation que nous portons et tenons contre notre modèle actuel de civilisation . Les puissances qui ont produit le talon de fer de l'exploitation capitaliste, et les massacres totalitaires, que ce soient les guerres totales, ou les génocides, sont encore parfaitement présentes au cœur du Système, et c'est illusion et folie de l'en croire indemne . Les mécanismes idéologiques de la Shoah sont encore vivants, endormis comme le dragon rouge sous le château de la princesse du Lac . Le totalitarisme n'est pas un accident de l'histoire, mais une tendance de fond de notre système de civilisation, qui se dirige vers une forme floue de totalitarisme, c'est à dire de prise en réseau de la totalité des existences humaines pour la production matérielle, jusqu'aux horizons des peuples les plus lointains, jusqu'aux profondeurs les plus intimes de la psyché, par exemple dans le triomphe du traitement statistique de l'être . Alors que se multiplient les espaces d'expression extérieurs, les espaces intérieurs ne cessent de s'amenuiser, dit l'artiste russe Vadim Zakharov . Un être sans espace intérieur n'est pas un homme, n'est plus un homme . Le système met en péril l'humanité de l'homme . L'humanité de l'homme est le prix de son expansion .

Dans les galeries d'art contemporain « les plus réputées » de Paris, New York, Los Angeles ou Tokyo, comme les expositions de ces temps le montrent, Slick ou Fiac, « il faut avoir un chinois » (sic) . Que montre le meilleur de l'art contemporain chinois ? Des vortex aux multiples spires, animés ou pas, de villes géantes en constructions indéfinies, des babels modernes se hissant vers le ciel dans des spirales de fumées noires, des esclaves au teint pâle par millions, habillés à l'identique, des espaces vides, empoisonnés, vastes jusqu'à l'horizon, dédiés à l'aménagement industriel, des ruines noircies par les fumées rasées par des myriades d'engins, des hommes emprisonnés, des hommes nus tirant sur des cordes, des hommes souriants et vêtus sur le modèle occidental, des répliques des capitales du monde vendues en tourisme du décor, en logements standardisés . Ces images cauchemardesques se vendent, sont à la mode, comme des bannières annonciatrices de la mort . L'Occident s'amuse de ces œuvres d'art sans s'y reconnaître, sans les reconnaître comme un miroir, car l'Occident n'a pas conscience de lui même, enivré par « l'économie » . Comme dit Zakharov, les espaces intérieurs de la conscience et de l'image ne cessent de s'amenuiser . Le dernier homme est un être gai, et doté d'une forte estime de soi, et d'une pensée opératoire, et positive . Il n'en est pas moins stupide, et mesure le monde à l'aune de sa stupidité souriante . Il admire le développement de la Chine et les œuvres des artistes chinois . Il aime la différence, et aussi la différance . Impeccable !

Que savons nous de la chine ? Ignorons nous que c'est une tyrannie violente, carcérale ? Et pourtant l'Occident est fasciné par la Chine, qui est si performante, avec sa « croissance à deux chiffres », son marché . L'Occident envoie ses étudiants en Chine, fait du chinois moderne une langue de prestige, comme dans le poulailler le plus gros coq est le modèle de tous, doive-t-il en crever . Ce n'est pas la puissance de la pensée, de la culture chinoise qui nous fascinent . Pour les grandes puissances économiques, la hiérarchie s'énonce ainsi : « c'est moi qui ait le plus gros bide, c'est moi le chef », selon la digne et historique parole d'un Ubu invisible . Alors que se multiplient les espaces d'expression extérieurs, les espaces intérieurs ne cessent de s'amenuiser . Que de gros bides partout, sans têtes, qui s'expriment ! Que sont pénibles pour nous de tels mots, alors que les vraies questions, comme les chiffres de notre commerce extérieur, comme le travail des jeunes, des seniors se posent, ou les résultats de l'équipe de France ! G.P.Orridge déclara en 1999 : je suis abasourdi de voir que les Anglais s'intéressent encore au football, que les mêmes animateurs animent encore les mêmes émissions ignobles à la télévision, continuent des années après à insulter à ce point l'intelligence . C'est bien cela, ce que les médias appellent « information » et « débat » . C'est cela, le miroir qui nous est tendu pour y voir la Chine .

Nous ne nous reconnaissons pas dans la face cachée de la Chine, face manifestée par l'art . Nous nous reconnaissons dans la Chine mythique des victoires de la croissance . C'est la pensée positive, cette ingénierie du néant intérieur des cadres moyens, déployée par les médias dans le marché de l'information, et appliquée à « la Chine » . Pourtant la face cachée de la Chine est une partie fonctionnelle de notre milieu de vie ; sa tyrannie et son hubris, sa démesure, ne nous sont pas étrangers, mais intimes – sont notre propre face cachée, clivée et déniée . Nous admirons le déchainement d'un cancer qui frappe une grande civilisation, et qui nous a frappé depuis longtemps, comme nos pères ont le plus souvent admiré les réalisations massives du III Reich . Que la grandeur moderne soit une forme de gigantisme absurde, soit identifiée à l'énormité, est une manifestation de sa vérité . Souvenons nous !

Ce monde dénie la face cachée de la Chine comme il dénie son aspiration obscure à l'abîme . Le monde se dirige vers une singularité, un temps d'imprévisibilité chaotique, selon Jacques Blamont, mais pas selon lui seul . En bref, vers ce qu'en mathématiques on peut appeler une « catastrophe », et s'agissant de l'histoire humaine et des cycles du temps, d'une révolution . Et ce, sans que nul n'y pense, et alors que la puissance déployée dans le monde a atteint un niveau dont les effets potentiels ne sont pas non plus prévisibles . Rien n'est sûr, mais dit Villon, rien ne m'est sûr que la chose incertaine . Dans les années précédant 1914, les meilleurs observateurs savaient qu'une guerre européenne déploierait une puissance de destruction inconnue depuis lors, et aurait des conséquences imprévisibles, mais ils ne furent pas entendus . La guerre serait donc « fraîche et joyeuse » . C'est ce que tout homme avait envie d'entendre, et c'est donc ce qui était entendu . De même, avant 1939, le colonel de Gaulle avait averti les dirigeants de la France que la force mécanique nouvelle permettait d'articuler de manière foudroyante l'aviation et des corps blindés ; mais les grands chefs répondaient, décisifs : « les Ardennes sont infranchissables ! » . Notre Chine est fraîche et joyeuse, notre modèle technique est infranchissable aux catastrophes, voilà ce que nous avons tellement envie d'entendre ! Quelle gratitude ne devons nous pas aux institutions de propagande du Système de nous le dire, comme les institutions de propagande de l'URSS nous dirent que la catastrophe de Tchernobyl était d'une gravité limitée, était fraîche et joyeuse même ! De nous le démontrer par les mots issus du front d'airain de Claude Allègre ou la face énigmatique des frères Bogdanov !

La encore, la pente naturelle de la partie spécialisée dans la propagande de l'oligarchie, comme celle du marché de l'information, et donc des cons-sommateurs majoritaires, qui sont complices de l'anéantissement de leur intelligence et de leur immaturité, est celle de la pensée positive, de l'anesthésie de la pensée, alias le monde de oui-oui . L'immaturité dans laquelle le Système maintient indéfiniment les hommes leur fait préférer l'insignifiance des résultats sportifs ou les programmes télé à toute forme de vérité un peu cruelle . Dans la morale dominante, dire la vérité même est immoral . C'est l'essence du charabia du politiquement correct, des « hommes à pensée différente » qui fait de la débilité un mode d'appréhension du monde égal à la pensée la plus élaborée, ou aux sens les plus aiguisés . Dans la jungle, seul, le débile crève . La pensée du débile n'est pas seulement différente, elle est inférieure . L'homme qui ne sait pas nager n'a pas, tombé à la mer, une mobilité différente, il coule, et tournoie bientôt vers les abysses .

Nous sommes des hommes aux yeux brillants, de l'éclat noir, ou vert comme la jungle impénétrable, de la révolte . A deux nous doublons les yeux pers du Diable . Le guerrier est aussi seul que le tigre dans la jungle, dit le Hagakure . Sans le moindre complexe, nous reprenons les manuels d'insurrection et de contre-insurrection du dernier siècle, pour poser que le niveau 1 de la subversion est la subversion idéologique, et que ce niveau n'est même pas atteint par les révolutionnaires actuels, en dehors, et c'est rare, de quelques mouvements de pensée particulièrement invisibles ; que le niveau 2 est celui de la constitution de réseaux ; et donc que les bêlements bien pensants, les pétitions, les grèves et les manifestations rituels qui permettent de se sentir généreux ne nous concernent pas immédiatement, quels que soient le courage, la détermination et les capacités de ceux qui les mettent en œuvre . Nous reprenons sans le moindre scrupule le modèle aristocratique de Lénine et des bolcheviks, s'appuyant sur un petit nombre de penseurs déterminés à fournir au monde l'idéologie de fer, la verge de fer avec les peuples du monde seront battus . Pour se retourner sur eux mêmes, accomplissant une involution et un retour aux modèles de l'humanité, pour inventer et créer des mondes neufs, et non s'enfermer dans la folie de la croissance infinie d'un monde de plus en plus unidimensionnel, étouffant, carcéral . Nous n'avons pas d'autre déontologie que la création de mondes nouveaux – au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau .

Il convient me semble-t-il d'éclaircir un dernier point préalable . Aborder une lutte est accepter un monde de division, voire accentuer les divisions, la confusion ; accepter un combat est risquer de s'exténuer jusqu'au niveau de l'ennemi ; chercher à formuler une idéologie qui soit une hache pour abattre un monde en décomposition est s'exposer à la simplification et à l'enfermement . Nos armes sont une panoplie poliorcétique pour prendre une ville fortifiée qui enferme le monde, et nos frères ; mais une fois la ville prise, il sera aisée de s'en servir pour construire des murs encore plus puissants, pour cerner le monde d'une idéologie de fer forgée pour être l'épée qui brisera les roches des prisons de l'âme . Rien de cela ne peut être évité – c'est en pleine conscience que nous nous engageons dans le champ du sang, parce que nous n'avons pas le choix, conformément à notre essence et à la hiérarchie des obligations de lutte contre le mal, n'étant pas assez spirituels, trop attachés aux multiples spirales de la chair et à l'âpre saveur de la vie, à l'odeur mêlée du sang et des roses . Nous, hommes de la clarté lunaire, partons sur la main gauche, en mémoire de St Michel et de Marie-Madeleine – mais répétons que l'idéologie est une arme subordonnée à la pensée et à l'esprit, et non l'inverse ; qu'en aucun cas l'idéologie ne peut légitimer une fermeture des espaces intérieurs . Et répétons les paroles de Jean le Baptiste, concernant la puissance spirituelle : je ne suis pas digne de dénouer la lanière de sa sandale (…) il faut qu'il grandisse, et que moi, je diminue .

Au fil cette brève introduction, j'ai parlé des travaux des Avant-garde . L'Encyclopédie n'a d'autre buts que d'établir une connaissance effective et approfondie de ces souterrains successifs, et de les relier entre eux non par des cordes et des nœuds de pendu, mais par les liens humains des signes et des paroles . Et ce, non dans le cadre oligarchique des instituts de formation du Système, mais dans une TAZ sans attaches précises, sans neutralisation par l'accumulation érudite . Bien plutôt, dans une volonté consciente d'intensification de leur puissance corrosive ici et maintenant . Il s'agit d'évaluer des puissances d'impact, de proposer un catalogue d'armes dans une guerre idéologique, dans la guerre civile mondiale .

C'est à ce titre que j'aborde un des travaux les plus significatifs d'une école de grand intérêt, dont le contenu artistique a pu être métabolisé, mais dont la radicalité révolutionnaire reste coupante : je parle de l'Internationale Situationniste . Et à cette fin je veux réaliser un commentaire approfondi d'un texte programmatique .

Le rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale
de Guy Debord (1957) .

Un tel texte est à la fois daté et parfaitement inactuel dans le cadre du Système . Son étude permettra d'éclaircir un très grand nombre de difficultés, dont le lien entre la pensée et l'idéologie de combat, en l'occurrence l'idéologie marxiste, un modèle de dureté et de puissance, et un contre-modèle dans son incapacité à subordonner l'idéologie à la pensée .

J'utilise à cet effet l'édition de 2004 de ce texte parue chez Allia . C'est une bonne maison, qui publie aussi remarquablement Novalis en français . Je vais longuement citer le texte, mais je vous incite à acquérir la version intégrale .

Premier chapitre : révolution et contre révolution dans la culture moderne .

Ce premier chapitre, par son titre même, situe la lutte dans le champ de la culture . Je répète que c'est bien le lieu crucial, et cela distingue Debord de tous les autres qui se placent sur le terrain des luttes sociales ou militaires . Se placer sur le terrain des luttes sociales et militaires est penser les liens dans le cadre de purs rapports de force, c'est à dire c'est se situer d'entrée dans le cadre machiavélien de l'idéologie libérale elle-même-c'est précisément donner à l'ennemi le choix des armes et de la forme du combat .

§1 Debord : (…) nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés .

Le premier paragraphe utilise le thème de l'enfermement, justifiant que l'on puisse parler du caractère carcéral de notre propre monde, de son aspect tyrannique . Cet aspect n'est pas évident à priori dans une société qui ne cesse de se réclamer de la liberté, des droits, de la lutte contre les discriminations . Il nécessite une argumentation serrée, et une prise de conscience qui ne peut être universelle, principielle . Elle ne peut concerner que les hommes de désir, qui se sentent étouffer dans le Système comme un poisson au fond d'une barque .

« Mais pour les autres, pour nous, chaque geste, chaque désir, chaque affect rencontre à quelque distance la nécessité d'anéantir l'Empire et ses citoyens. Affaire de respiration et d'amplitude des passions » (Tiqqun, Théorie de la Jeune Fille, p 9).

La liberté est réduite au choix entre mille insignifiances, entre des goûts et des couleurs, entre les différentes marques de burger, comme l'évoque une longue tirade de pulp fiction, faite par un tueur à sa victime avant son exécution . Ou encore comme ce passage de Gullo Gullo :

« -Professeur, qu'avez vous fait de moi? Je ne veux pas parler de la pilule que je viens de prendre, je veux dire en général. Il m'est arrivé quelque chose. Tout ce qui m'entoure est calme, indifférent, vide de sens. La vie n'est tout de même pas ainsi ?
-La véritable vie est paix, Herr Nossack. La vie du citoyen devrait être entièrement dépourvue de rêves. Il ne devrait pas y avoir place en elle pour des souvenirs de tatouage, de chair humaine, d'os humains carbonisés, de savon fait avec de la substance humaine. Un vrai citoyen du monde doit être un bébé sans mémoire politique...
-Je refuse une telle vie, professeur . »


A titre de complément on peut aussi faire appel à Michéa – l'enracinement dans le Système est une hiérarchisation des valeurs selon la règle de « l'intérêt bien compris », qui est en réalité un enfermement sur soi, la mort de toute communauté humaine normale, « décente ». Nul ne doit attendre de moi d'aller au delà du calcul de l'intérêt immédiat dans une relation avec moi. Et moi, je ne peux rien attendre de plus. Ainsi ma vie humaine est-elle un chapelet de relations insignifiantes. La langue peut s'exténuer en mécanique et en fonctions logiques, voire se réduire à quelque centaines de mots ; la capacité à élaborer son désir, à le reporter, à le projeter, à construire de vastes Empires, réels ou imaginaires, se réduit au pulsionnel immédiat. Le modèle anthropologique construit et produit en série par le Système est un être pulsionnel, dispersé, sans langue, sans imaginaire, sans autonomie, sans communauté, incapable d'engagement. Tout ce que les civilisations antérieures ont pu concevoir de détestable pour l'homme est devenu « qualités » pour le Système.

Voilà un aperçu de la variété des thèmes de l'enfermement : la limitation apportée à l'amplitude des passions, dont on retrouve la puissance distinctive déjà chez Pascal-le dans un grand homme tout est grand du discours sur les passions de l'amour- ; l'immaturité d'un monde qui nie toute dureté, au point de devenir vide de sens, et qui met les hommes, au nom du bien, en situation d'incapacité enfantine ; enfin l'isolement produit par le système libéral des liens, la réduction des liens, fondements du groupe et de l'humanisation par le langage, au marché libre et non faussé du lien contractuel . Tous ces aspects de la déshumanisation de l'homme sont culturels, car c'est par l'élaboration symbolique que le monde est raconté, que la loi qui interdit l'expansion et l'intensification passionnelle est posée, que les liens et les modèles de liens sont élaborés . La dé-symbolisation de l'univers capitaliste est déjà évoquée par Marx dans le manifeste du parti communiste, aux premières pages de ce texte .

Marx, Manifeste...ouverture.
« Partout où elle (la bourgeoisie) a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages .
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. »

Le texte de Marx oscille entre deux interprétations . Soit les liens si variés sont des liens réels d'une variété réelle et ils ont été brisés ; soit ces liens n'étaient que des masques de l'exploitation réelle, et les masques sont tombés, la vérité apparaît . L'ambiguïté de Marx est très significative : comment penser une transformation de la société si la natures des liens entre les personnes, manifestée par la dé-symbolisation, est nécessaire et inexorable ? Il est essentiel de retenir que le procès visé par Marx est un processus culturel, puisque visant le tissage des liens . L'enfermement de l'homme dans la société moderne est un enfermement en soi-même, faute de liens authentiques possibles – c'est ce que nous poserons pour l'instant .

Debord : (...)Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées .
§ 2 Notre affaire est précisément l'emploi de certains moyens d'action et la découverte de nouveaux, plus facilement reconnaissables dans le domaine de la culture et des mœurs, mais appliqués dans la perspective d'une interaction de tous les changements révolutionnaires .

L'action est une priorité, et l'action culturelle . Un simple mot sur la dernière phrase : l'interaction en question est moins évidente que jamais . Dans la perspective marxiste de Debord, l'action dans la culture et les mœurs ne doit pas se couper du mouvement ouvrier ; encore faut-il qu'il y ait un mouvement ouvrier incontestable .

§ 3 : Ce que l'on appelle la culture reflète, mais aussi préfigure, dans une société donnée, les possibilités d'organisation de la vie .

La culture reflète, vision marxiste orthodoxe, mais aussi préfigure, c'est à dire est une puissance de création . L'ordre symbolique de la culture peut être mis en œuvre pour produire le changement du monde ; nous sommes sortis non de Marx, dont l'existence même de l'œuvre montre qu'il pensait ce fait possible, mais du marxisme vulgaire .

La vie est organisée symboliquement ; la culture organise la vie . En conséquence, contrairement à l'interprétation la plus brutale – et sans doute exacte - du manifeste, il n'y a pas une forme vraie de l'organisation de la vie, et des formes voilées, hypocrites, fausses ; il y a des organisations culturelles de la vie . Pour penser cela au plus profond, il faut sortir de l'idéologie de la chose et de l'homme individuel, et voir la culture comme le logiciel d'organisation d'une communauté humaine dans son environnement ; il existe le mode européen moderne, et le mode aborigène, en Australie, par exemple . Les catégories de science, de mythe, d'ontologie, d'axiologie, etc, appropriées à la vision individualiste des relations entre l'individu humain et l'être qui pose en priorité la question de la vérité, ne sont pas appropriées à cette perspective d'émergence d'un rapport structuré à l'environnement d'un groupe par l'ensemble de sa culture, qui est une série de choix, et rien qui ne puisse être qualifié de vrai ou de faux . Une telle perspective est refusée plus loin par Debord .

§ 3 : suite, et § 4 . Ces passages engagent une interprétation marxiste de l'époque de rédaction du rapport . La lutte des classes et le décalage entre les formes d'action politique et le développement des forces productives sont évoquées . Le problème essentiel du temps est selon Debord, « la domination rationnelle des nouvelles forces productives et la formation d'une civilisation à l'échelle mondiale » sous la forme d'une société socialiste . Le moteur de la transformation sociale est la puissance de production .

§ 5 : Debord : L'éclatement de la culture moderne est le produit, sur le plan de la lutte idéologique, du paroxysme chaotique de ces antagonismes . Les désirs nouveaux qui se définissent se trouvent formulés en porte à faux : les ressources de l'époque en permettent la réalisation, mais la structure économique retardataire est incapable de mettre en œuvre ces ressources .

La duplicité, consciente ou inconsciente, de Debord est ici maximale . Car la première phrase reprend la structure idéologique qui pose la production de la culture par les antagonismes de classe et les contradiction de la structure productive matérielle ; et en même temps, la deuxième phrase montre que les désirs peuvent être moteurs, en plus de la puissance productive, d'une phase nouvelle de production . Le vocabulaire de « mise en œuvre des ressources » freinée par « une structure économique retardataire »pourrait être celui d'un ministre libéral ou d'un dirigeant de multinationale guettant de nouveaux marchés émergents .

§ 5 suite . En même temps, l'idéologie de la classe dominante a perdu toute cohérence [entre autres par ](…) la coexistence de pensées réactionnaires (…) en principe ennemies(...) le but de la culture dominante est donc la confusion .

Pour des raisons plus ou moins contingentes, la perte de cohérence est advenue, mais elle a été adoptée ensuite comme procédé contre-révolutionnaire, par la confusion .

La confusion permet de neutraliser le discours révolutionnaire en le noyant dans une masse indifférenciée de signes . C'est une censure non par la coupe, et l'imposition du silence, mais par le bruit, la libre expression non hiérarchisée de tous . Depuis Debord, l'indéfinie multiplication des sources médiatiques diffusant des fragments mécaniques de textes produits par la matrice de l'idéologie racine, avec des variantes complices mais en principe ennemies, à travers la « libéralisation » des médias audiovisuels, puis internet, rend cette analyse très puissante . L'enjeu majeur de la pensée révolutionnaire n'est plus le droit à la libre expression, mais bien celui des critères de discrimination de la pensée . L'enjeu majeur est la lutte pour la visibilité des complicités des sous-espèces idéologiques de l'idéologie racine en principe ennemies, ennemies du spectacle, comme les acteurs d'un même film de guerre sont en principe ennemies dans une narration unique . La lutte, aussi, contre les critères de reconnaissance internes aux universités et aux médias oligarchiques dominants – pour des critères de légitimité de la culture des souterrains propre aux souterrains, et non imposés par la reconnaissance intéressée de la culture dominante . Bouvard et Pécuchet sont ainsi les complices narcissiques de la censure oligarchique, avec l'idéologie du droit de tous à l'expression et le polocolisme, ou droit pour chacun à la recherche de soi-même, et de sa « légende personnelle », ce que Flaubert a réalisé pour les pauvres susnommés . La contre-culture révolutionnaire est-elle ainsi acculée à se réclamer d'une aristocratie révolutionnaire sur le modèle léniniste, ou d'un outre-langage et d'un outre-entendement dans les Avant-gardes .

§ 6 : Dans la culture – [Debord met à part, à tort selon nous et pour des raisons contingentes de respect de l'ordre du champ culturel, science et pédagogie] nous désignons ainsi un complexe de l'esthétique, des sentiments et des mœurs : les réactions d'une époque sur la vie quotidienne (…)

Cette définition de Debord est intéressante, en ce qu'elle oriente vers le monde concret et la vie la définition bourgeoise de culture, qui par exemple dans la comique « culture générale » des grandes écoles, voit surtout un compendium socialement distinctif de « grandes œuvres d'art à « connaître » et à citer dans les dîners » . Remarquons par contre que cette définition utilise un vocabulaire très flou et très suranné, proche des siècles précédents, comme les mots mœurs, et sentiments .

§ 6 suite . (…) les procédés contre-révolutionnaires confusionnistes sont, parallèlement, l'annexion partielle des valeurs nouvelles, et une production délibérément anti-culturelle avec les moyens de la grande industrie (roman, cinéma) (…) . L'idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives, et les diffuse largement après stérilisation . Elle réussit même à se servir des individus subversifs : morts, par le trucage de leurs œuvres ; vivants grâce à la confusion idéologique d'ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tien commerce .

§ 7 : La bourgeoisie respecte la liberté de création et fait ainsi usage de la création intellectuelle et artistique . Debord aborde d'autres techniques de neutralisation : (…) sous condition d'orienter cette activité vers des activités utilitaires strictement fragmentées, et d'écarter toute recherche d'ensemble (…) détourner le goût du nouveau (…) vers certaines formes dégradées de nouveauté, inoffensives et confuses . Par les mécanismes commerciaux qui commandent l'activité culturelle, les tendances d'avant garde sont coupées des fractions qui peuvent les soutenir, fractions déjà restreintes par l'ensemble des conditions sociales . Les gens qui se sont fait remarquer dans ces tendances sont admis généralement à titre individuel, au prix des reniements qui s'imposent : le point capital du débat est toujours le renoncement à une revendication d'ensemble, et l'acceptation d'un travail fragmentaire, susceptible de diverses interprétations . C'est ce qui donne à ce terme même d'«avant garde », toujours manié en fin de compte par la bourgeoisie, quelque chose de suspect ou de ridicule .

L'analyse de Debord reste dans l'ensemble valide . L'art et la recherche scientifiques même, qui pourraient remettre en cause les fondements de l'idéologie racine, mécaniste et atomistique, sont extrêmement fragmentés, et la french theory se présente comme l'orthodoxie bourgeoise qui, au nom de la liberté indéfinie de l'interprétation et des fragments, place tous les discours dans une confusion indifférenciée . Ainsi la qualification d'anti-culturelle de la production industrielle du cinéma et du roman (pour ne pas parler de la télévision) est devenue depuis Debord surprenante, voire politiquement incorrecte . N'est ce pas méprisant pour le peuple, n'est ce pas bourgeois ? Ainsi est-ce devenu un signe de respect du peuple de soutenir les formes les plus brutales de sous-culture, et de traiter de la propagande comme une culture légitime . A ce sujet je renvoie à l'excellent opuscule de Lasch, Culture de masse et culture populaire, édité par Michéa en français . C'est à dire qu'un puissant courant de philosophie qui se réclame de l'avant garde a fait de la confusion méthodologique son fil directeur, tant en France que dans les pays anglo-saxons .

Par ailleurs, les artistes sont à titre personnel purement et simplement achetés, par l'achat de leurs œuvres . Les mécanismes commerciaux, ou du marché, imposent leur ordre au champ qui était autrefois le pouvoir spirituel . L'argent devient le déterminant externe qui organise la vie de l'esprit, par une inversion significative . Dans ce contexte, il est impossible de ne pas tenir compte en priorité des conditions matérielles de l'expression, qui détermine la simple possibilité de respirer . Dit autrement, le « marxisme », ou plutôt le matérialisme financier s'impose non pour des raisons, mais pour des faits .

Les «producteurs intellectuels » adaptés à cet ordre développent une stratégie de confusion à ce sujet, en prêchant la raison, c'est à dire la résignation, et en naturalisant les faits à l'ordre spirituel, en les travestissant en raisons, en justice même . Ainsi les meilleures œuvres sont les plus chères . Ainsi le « philosophe » richissime sera-t-il le meilleur philosophe, le plus profond car le plus riche, et personne ne lui discutera son titre . Ce procédé argumentatif est ainsi décrit par Schopenhauer :

" Schopenhauer, l'art d'avoir toujours raison" XXXV.

Les intérêts sont plus forts que la raison.

Dès que ce stratagème peut être utilisé, tous les autres perdent leur utilité : au lieu de tenter d’argumenter avec l’intellect de l’adversaire, nous pouvons appeler à ses intentions et ses motifs, et si lui et l’auditoire ont les mêmes intérêts, ils se rallieront à notre opinion, quand bien même elle fut empruntée à un asile d’aliénés, car de manière générale, un poids d’intention pèse plus que cent de raison et d’intelligence. Ceci n’est bien entendu vrai que dans certaines circonstances. Si on arrive à faire sentir à l’adversaire que son opinion si elle s’avérait vraie porterait un préjudice notable à ses intérêts, il la laisserait tomber comme une barre de fer chauffée prise par inadvertance.

Plus gravement encore : Arendt note quelque part que l'ordre des faits imposé par violence peut imposer la perception d'une fausse nature idéologique, en soulignant que croire dans la dignité humaine des juifs dans le IIIème Reich était un effort contre toutes les évidences contraires que ne cessait d'imposer l'ordre nazi . Croire dans la supériorité de l'ordre spirituel dans notre tyrannie est du même ordre de difficulté, autant que dans l'URSS de Staline .

Les faits sont la réalité la plus têtue du monde . Pourtant, l'ordre spirituel ne peut être un ordre de fait sans profondément dégénérer . Quand un homme portant un titre de maître spirituel paye un isolé pour rédiger ses textes, quand un autre est acclamé comme écrivain en pratiquant le plagiat le plus ignoble, quand un dernier est reconnu au moment où son œuvre est devenue totalement neutralisée...tout cela n'est pas bon, sinon pour une oligarchie arrogante et stupide . Rimbaud et Lautréamont écrasent Sully Prudhomme, qui dans les faits eut le prix Nobel de littérature, tandis que ceux là se vivaient de vent . Cela est un fait d'ordre supérieur .

L'ordre du marché est différent de celui d'un champ auto-organisé de recherche -comme par exemple celui passé de la philosophie grecque . Cet ordonnancement est encore plus éloigné de l'ordre hiérarchique d'un ordre initiatique . Cette situation- dans un sens quasi-situationniste-de subordination au marché interdit une organisation consciente et volontaire des hommes nobles, organisation susceptible de se doter de finalités qualitatives propres aux activités intellectuelles et artistiques, afin de sélectionner non par la capacité de se vendre au plus haut prix, mais par la reconnaissance de la puissance créative par les pairs . Et que l'on ne me parle pas du théâtre grec ou élisabéthain : leur public avait des exigences très au delà des diffuseurs modernes . L'ordre moderne du marché n'est pas seulement de trouver un public, mais bien plutôt de servir les institutions de propagande du Spectacle . L'ordre du marché est bien celui de l'instrumentalisation pour la propagande, de la division, de la confusion, et de la réduction à l'insignifiance du champ intellectuel et artistique .

Pour autant, il ne faut pas abandonner je crois les termes distinctifs, comme Avant-garde, mais maintenir vivants les univers sémantiques qui puissent en conserver des déterminations valables . Il s'agit d'une résistance idéologique .

Pour une première récapitulation, Debord dessine, avec les difficultés conceptuelles liées à son imprégnation marxiste et à un vocabulaire peu déterminé, les contours d'une production culturelle massive et industrielle de la vie humaine dans le Système, d'une saturation symbolique de la vie remplaçant le contrôle strict de la production symbolique par les métiers d'art et par les milieux susceptibles de commander des productions symboliques . Le renoncement à toute ordination autre que par le prix fait du confusionnisme – tout est possible, tout doit être possible, tout est permis, tout est œuvre, tout énoncé est pensée - la théorie officielle de la pensée et de l'art .

La régulation – clairement la souveraineté occulte - de la production symbolique par le marché passe par la liberté de production, qui permet une saturation indifférenciée, d'autant plus que l'éducation ne donne pas de principes de différentiation dépassant la reconnaissance des critères de « sérieux » de l'information oligarchique . La censure est ainsi sortie en partie du cadre objectif de la loi et peut échapper à toute discussion réelle, en devenant invisible .

Par ailleurs, la publicité est un producteur symbolique à part entière, doté de moyens de diffusion bien supérieurs ; et la confusion générale permet de la présenter en équivalence avec toute autre œuvre . L'art moderne use des techniques de communication de la publicité, tend même à s'exténuer en ne devenant que l'utilisation massive et par choc de ces techniques . Le Système produit ainsi un conformisme et un matraquage idéologique digne des meilleures propagandes tout en vantant sa liberté .

Enfin le marché incite a en adopter les règles,et donc incite les œuvres à devenir adaptées . Les récompenses sont significatives . Y résister suppose un socle personnel rare . L'art et la pensée sont ainsi massivement informés par l'idéologie racine .

Au total, les possibilités d'existence d'une contre culture développant une puissance de négation et de transformation du Système n'est pas plus accessible que dans les formes positives de totalitarismes . Sans doute est-elle moins accessible .


J'insiste sur le fait que l'analyse globale de la situation de la culture par Debord reste tout à fait contemporaine .

Debord examine ensuite les conditions de l'action révolutionnaire dans ce contexte très particulier . Ce sera l'objet du texte suivant . Il est clair que les modes d'action des époques de régimes autoritaires, d'ailleurs encore largement existants, ne peuvent y être adoptés sans réflexion critique . Il est ainsi un puissant précurseur des résistances à venir .




( Byron aux côtés des révoltés Grecs.)
Deuxième partie : organisation et programme dans le rapport .

§ 8 : Debord : La notion même d'avant garde collective, avec l'aspect militant qu'elle implique, est un produit récent des conditions historiques qui entrainent en même temps la nécessité d'un programme révolutionnaire cohérent dans la culture, et de lutter contre les forces qui empêchent le développement de ce programme .

Ce passage est déterminant . Il présente les éléments articulés d'une lutte idéologique efficace et sa finalité .

La finalité opérationnelle de l'organisation I.S. est la révolution dans la culture, définie précédemment comme l'ensemble de la construction symbolique de l'existence humaine, en tant que l'homme est un animal politique, c'est à dire vivant en société organisée symboliquement, et non en tas . La révolution dans la culture passe par la destruction, la lutte contre les forces, de l'idéologie racine, forme culturelle-symbolique de l'enferment spirituel, mental et matériel des hommes modernes, et idéologie officielle de l'Empire et de sa propagande . Miner les fondements conceptuels souterrains d'une culture dominante n'est pas une tâche aisée, mais difficile et complexe, qui demande un programme révolutionnaire cohérent dans la culture, c'est à dire qui dépasse tant les actions ponctuelles que les simples réactions morales . Non, nous ne nous indignerons pas . Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les pires erreurs sont précisément celles causées par la bonté . Carl Von Clausewitz .

La finalité générale est la libération de l'être humain, c'est à dire la révolution, pensée en termes marxistes de libération des hommes de l'esclavage du salariat . J'ajoute que la simple destruction de facteurs d'asservissements est en soi révolutionnaire, et que prévoir la totalité du souhaitable ne peut avoir d'autre sens qu'un désir d'exercer une dictature effective, en niant toute spontanéité et créativité des processus d'innovation eux même dans leur déroulement . Cela n'est pas réaliste, ni conforme au principe de situation . La puissance dépasse sans cesse l'acte . C'est la puissance qui est essentielle, c'est elle qui doit être saisie, et lancée comme un feu sur le monde . La graine ne sait pas tout de la fleur, quand bien même le germe soit constitué aussi de formes qui rendent la fleur possible . Car la terre, le vent, le feu du soleil, l'eau joueront leur rôle créateur dans un processus continu, et le jardinier des mondes ne peut porter de soins que le moment venu . L'activité révolutionnaire est d'abord l'élaboration d'une négativité destructrice à l'intérieur d'un monde, et à partir de lui . Elle est le creusement du néant dans l'être, qui va permettre le mouvement de la vie et de l'histoire .

L'être à creuser n'est pas l'Être, même si l'illusion voudrait être prise pour la puissance ignée de la vie, pour une obsidienne dure et sans interstices . L'être à creuser est en soi vide comme un crâne au regard ironique, un être faux et menteur . Il est la figure du monde compact, naturalisé depuis des siècles, construit par l'idéologie racine . Le monde désertique et mortifère de la concurrence libre et non faussée et de l'idolâtrie de la croissance . Ce monde – le meilleur des mondes possibles - fondé par la parole de nos pères mérite d'être détruit, c'est à dire nié, déconstruit, présenté comme un monstre artificiel, sans son masque de « vérité » et d'« évidence », de « science » et d' « inéluctable » . Ce monde d'ombres mérite d'être présenté comme un ensemble de décisions conceptuelles contingentes, de définitions souveraines, c'est à dire comme une idéologie qui a réussi et rien de plus .

Ce monde construit par l'idéologie est le masque d'une oligarchie ayant perdu le contrôle de la créature qu'elle a crée à son profit, et qui menace aujourd'hui de devenir un monstre dévorant l'être humain lui-même à son profit exclusif, si tant est que l'on puisse parler ainsi d'un système sans conscience ni finalité autre que mécanique . L'œuvre de Michéa est pertinente à ce sujet . Le principe est d'une simplicité trompeuse : chacun est invité à la liberté pensée comme toute puissance, et donc chacun veut développer sa puissance, moyens de déplacement, de consommation, etc . Le Système interdit aux hommes de poser aucune finalité collective, pensée comme nécessairement tyrannique . La tolérance est de laisser à chacun sa recherche individuelle de bonheur, dans les limites de ce qui nuit aux autres individus .

Si tous veulent atteindre leurs finalités définies tout à fait librement, liberté qui déjà est très discutable, tous veulent avoir les moyens techniques et l'énergie matérielle de les atteindre, qu'ils veuillent regarder la télévision sur écran plat, se déplacer, etc . Il s'ensuit que la somme des efforts déployés par les individus pour étendre leur puissance, somme qui peut être réalisée en unités énergétiques ou monétaires (ce simple caractère possible de la sommation montre la dé-symbolisation profonde des hommes, et le règne de la monnaie comme langue universelle du règne de la marchandise, sans parler de la très réelle détermination unidimensionnelle du cadre des désirs légitimes dans le cadre du Système) ne peut aboutir, comme ligne de plus forte pente, ou entéléchie du Système, qu'à un processus de maximisation indéfinie du déploiement de la puissance matérielle, . Ce qui est nommé dans le vocabulaire du Système croissance économique .

Cette entéléchie, pour se maintenir en processus continu, maintien vital pour un système en outre basé sur le déséquilibre qui l'entraîne à marche forcée selon des mécanismes inflationnistes circulaires déjà entrevus dans l'analyse du modèle fordiste, doit chercher toujours plus de « ressources » et de « débouchés » . Il s'ensuit que quel que soient les choix contingents indéfinis de chaque individu, l'ensemble de ce système qui veut garantir la liberté maximale à chacun ne peut suivre qu'une ligne de développement unique, aussi surement qu'une économie planifiée dirigée par un Parti unique doté d'une idéologie unique .


Techniquement, je dirais : le Système absorbe potentiellement tout être au profit de son entéléchie, transforme le monde soit en ressources, ou marchandises, soit en déchet, ou cendres . Dans ce cadre, des hommes sont des ressources, et d'autre sont des déchets ; et c'est bien ainsi que les uns et les autres sont traités . Être une ressource est pouvoir produire, ou consommer . Il n'existe pas de déchet pauvre . Être un déchet, c'est ne pouvoir ni l'un ni l'autre . Être un déchet, c'est de ne pouvoir, ou vouloir être fonctionnel, du moins dans la fonction imposée . Le « prolétariat »apparait de moins en moins comme une puissance constituée réellement adverse de la croissance, mais bien comme une puissance d'ajustement de la redistribution de la valeur ajoutée favorisant la croissance . Le « prolétariat » salarié est aujourd'hui globalement fonctionnel .

L'enracinement prolétarien de la révolution est une nostalgie . Comme le note l'insurrection qui vient, cela crée une solidarité de fait, de marginaux, entre l'intellectuel révolutionnaire, le gangster, l'étudiant attardé, et le sans domicile fixe . Chacun de ces types pose au moins des problèmes de fonctionnalité . Mais contrairement au Comité invisible, cette armée romantique, cette « solidarité » d'abord conceptuelle ne me paraît promettre à ce jour aucune insurrection puissante .

Le Système est entraîné dans un processus d'extension spatiale déjà séculaire, ou impérialisme . Il est entraîné dans un processus parallèle d'intensification de la pénétration de la vie humaine par la sémantique de la ressource et le débouché, l'ensemble de la vie matérielle, et de plus en plus l'ensemble de la vie humaine, donc aussi la vie culturelle, devenant ressource et marché . Il ne s'agit pas seulement de la production industrielle d'une culture de masse . Depuis au moins la deuxième guerre mondiale, l'anthropologie sémantique et sociale ont permis le développement d'une ingénierie sémantique-sociale, de ce qui peut être appelé la guerre idéologique fonctionnelle . Il s'ensuit qu'est produite selon les normes scientifiques et techniques une culture fonctionnelle au fonctionnement général du Système, et que la culture devient un sous-système fonctionnel .

J'introduis ce principe de théorie des systèmes, qui veut que chaque sous-système contienne l'essentiel de l'information nécessaire à la construction du système général . Par exemple, un paléontologue peut reconstituer la totalité d'un squelette à partir de fragments fonctionnels, comme une mandibule . Il s'ensuit deux conséquences : le champ de la culture est un champ global de compréhension du Système ; et aussi, ce champ étant indispensable comme sous Système, il peut être le pôle de la guerre prométhéenne qui s'engage contre le nouveau Titan .

La parole humaine, y compris celle de l'idéologie officielle, est poiésis, établissement, et renouvellement à chaque énoncé conforme, à la manière d'un rite, des positions du monde symboliquement construit . Tous les mondes humains sont construits par des réseaux structurés de signes, et non donnés dans le nu d'un être-en-soi mythique . L'être-en-soi est le mythe fondateur de toute naturalisation du monde symbolique . La métaphysique inhérente à un monde symboliquement construit, et qui est à son fondement grammatical et sémantique, n'est pas une ontologie contemplative, et désintéressée de la vie effective des hommes, mais une structure de domination effective se renouvelant à chaque acte sémiotique conforme, un parole de hiérarchisation et d'ordre à l'intérieur de l'être – une analogie de l'organisation sociale . Le lien entre l'organisation sociale et l'organisation grammaticale-sémantique de l'idéologie ontologique d'une société donnée ne doit pas être pensé sur le modèle structure-superstructure, avec le monde physique causant le monde sémantique, mais plutôt sur le modèle du génome et de l'organisme, chaque acte de production d'un élément de l'organisme selon le code génétique répliquant à l'infini les règles de base de l'organisme, et en permettant la survie . Ainsi, chaque énoncé idéologique conforme réplique le Système général, en pose localement et à nouveaux frais les bases intangibles . Chaque parole conforme à la matrice de l'idéologie racine est intériorisation et reconduction du monde de l'enfermement .

Il fut un temps où ce monde n'était pas, et où les énoncés de l'idéologie racine avaient une valeur libératrice . Mais ce temps n'est plus, puisque l'idéologie racine règne de manière absolue, sinon totale . En sortir n'est possible que par la parole qui outrepasse la raison admise, la parole d'outre entendement .

« Mettez vous dans la tête que la guerre n'a pas été déclarée, mais qu'elle est commencée depuis longtemps et qu'il faudra bien qu'elle finisse .(...) Il y a bien dans ce pays de l'ordre, une morale et enfin une police . Nous vous exterminerons comme des chiens enragés ! Il ne restera rien de vous, rien qu'une fiche de police (…)
-Herr Nossack, calmez vous . En réponse à ce que vous dites de (…) la traque dont nous sommes l'objet, écoutez les vers du Danois Vagn Steen :
« Tu as beau attraper l'oiseau, tu n'attrapera pas son vol,
Tu peux bien dessiner la rose, tu ne peindra pas son parfum . »
En bref le danois dit que quelque soit votre nombre, vous ne pouvez rien contre nous . (...)vous tous qui pensez ainsi, vous serez vaincus par la philosophie et la poésie, vaincus par la martre...
-Vermine communiste, comment osez vous faire un rapprochement entre la poésie et l'histoire, entre la vie et des vers de ce genre ! »
Bulatovic, Gullo Gullo .

L'activité révolutionnaire dans la culture est prométhéenne, elle la destruction de la référence fondatrice de ce monde, et le renouvellement de la puissance originaire de fondation de mondes par le verbe humain . A ce titre, elle est la seule possibilité offerte aux hommes ce monde de l'enfermement de ré-ouvrir la porte de l'histoire, et d'inaugurer l'aurore d'une nouvelle époque du monde : la seule chance d'embrasser l'aube d'été .

§ 8 suite Debord : De tels groupements sont conduits à transposer dans leur sphère d'activité quelques méthodes d'organisation crées par la politique révolutionnaire, et leur action ne peut plus désormais se concevoir sans liaison avec une critique de la politique .

La lutte révolutionnaire dans le champ de la construction symbolique de la vie, ou culture, ne peut être le fait de réactions isolées ou émotionnelles, puisqu'elle pose la nécessité d'un programme révolutionnaire cohérent . Un tel programme et son application durable dans un milieu globalement hostile, constitué de forces s'opposant à la réalisation de ce programme, exige une organisation résistante, au sens propre . Il s'ensuit que les hommes qui engagent la lutte métaphysique doivent considérer et transposer les méthodes d'organisation des groupes révolutionnaires historiques-j'ai donné l'exemple de l'organisation léniniste plus haut .

Par ailleurs, la réussite de l'insurrection dans la culture passe par une attention précise à cette nécessité, et au couplage de la réflexion sur les formes symboliques et leur production, proprement appelée esthétique et art, et de la réflexion sur l'organisation de la vie humaine par les formes symboliques, appelée politique . En réalité ces distinctions de concepts et de champs sont propres au monde industriel et à son idéologie, et ne sont nullement à maintenir par principe . Esthétique, art et politique sont un dans le principe . La construction d'un monde symbolique effectif, habité par une communauté humaine, est la forme d'art la plus haute . Le symbolique, le politique et l'art sont des faces du même processus de production et d'intensification de la vie humaine par la volonté de puissance, nourrie aux sources du monde imaginal .

Le débordement de l'être, le dépassement de l' homme est l'homme . La neutralisation de l'homme dans le Système, nous l'avons vu au début, le rend prévisible, transforme sa puissance d'être créateur de mondes en ressource pour son développement unidimensionnel . Le Système pour se fermer doit faire de l'homme un être clôturé, borné, l'analogue de l'homme nouveau des totalitarismes antérieurs : « En tant que son apparence épuise entièrement son essence et sa représentation sa réalité, la jeune fille est l'entièrement dicible ; comme aussi le parfaitement prédictible et l'entièrement neutralisé »(THJF, p 30)

Libérer la volonté de puissance, retrouver la spontanéité productive du monde imaginal est la poiésis même d'un programme révolutionnaire dans la culture : Volonté de puissance et ordre symbolique ne sont pas individuelles, et ne s'actuent que dans le tissage des liens, dans la constitution d'une cité humaine . Les hommes de volonté de puissance et d'imagination ne peuvent vivre dans le monde fragmenté, dans le chaos construit par l'idéologie racine pour permettre l'exaltation de la puissance matérielle, tout simplement parce qu'ils ne peuvent rien réaliser des mondes dont ils sont porteurs – ils sont condamnés aux fictions, à la virtualité, aux architectures imaginaires si fréquentes dans l'art russe . Mais la fiction ne nourrit pas, au contraire de l'édification d'une œuvre commune . Poète et Roi ne sont pas deux fonctions séparées, mais inséparables, mais réunies dans le Prophète fondateur de monde . Le poète moderne cherche désespérément le roi, fut-il Staline, pour voir l'incarnation de la poiésis qu'il désire de toute sa puissance .

« Macha, il y a toujours un roi, vivant ou mort, peu importe . L'important, c'est qu'il y ait un roi quelque part . Sans roi, il n'y a ni royaume ni philosophie . Ni poésie . Ni hiérarchie!
-Alors, qui est le Roi ?
-L'homme (...) dont la tristesse est immense . (…) Le roi est un être véritable, un état d'âme, le seul être, qui a notre époque, s'exprime par une métaphore . Le roi est la dialectique ! ».
Bulatovic, Gullo Gullo .

Boulgakov lui-même espérait en Staline, et Staline lui-même était ambivalent face à lui . Staline fut le Roi de poètes de l'avant garde russe, et ce, même si cela aboutit au désespoir et au suicide . Les relations de l'Avant-garde avec la politique sont aussi structurées par le désir de réalisation, d'incarnation du monde imaginal qui porte tout vrai poète, du parti de la chair, ou du parti du Diable sans le savoir .

Incarner, faire vivre effectivement ici et maintenant la poiésis et la puissance symbolique . La civilisation et l'humanisation ne sont rien d'autre . Voilà le fondement du marxisme, pensée comme une pensée réalisatrice, matérielle, incarnée, d'un Debord, et si souvent des Avant-gardes modernes . Le roi est la dialectique ! La question du pouvoir que pose Debord est une question sur les puissances de réalisation des mondes de l'art général . (...) Nous ne sommes pas une école(...) La force de notre mouvement, c'est qu'il a des tâches à remplir, mais que personne ne les impose, elles vont de soi . Voilà la finalité et la nécessité de l'organisation . Debord développe ensuite cet aspect par l'étude des mouvements effectifs : futurisme, dadaïsme, surréalisme . Ce sera l'objet de notre troisième partie .


(Man Ray)
Rapport sur le rapport de Guy debord, 3 . Elaboration, assimilation et domestication du négatif dans la culture moderne . Ou l'échec des programmes antérieurs aux situationnistes .


§ 8 suite, et § 9 . Debord étudie dans la perspective précédente, celle d'un programme révolutionnaire dans la culture et la question de l'organisation les différents mouvements d'Avant-garde du XX siècle, futurisme, dadaïsme, surréalisme, etc . Même s'il discerne une progression, il présente un schéma d'évolution unique de ces mouvements : (…) volonté universaliste de changement, (...) émiettement rapide quand l'incapacité de changer assez profondément le monde réel entraîne un repli défensif sur les positions doctrinales mêmes dont l'insuffisance vient d'être révélée .

Ce schéma est particulièrement intéressant dans le cadre de notre analyse, car il pense implicitement le principe essentiel que tout programme d'action révolutionnaire qui commence par la culture doit respecter pour espérer avoir une puissance de changer assez profondément le monde réel . Et ce principe est le suivant : il faut poser dès l'abord des positions doctrinales suffisantes . C'est à dire, puissantes .

Le problème est celui de la fondation et de la production d'une idéologie de fer qui soit l'arme puissante de la révolution dans la culture . Ou encore : la production d'une pensée révolutionnaire est l'initiation de la révolution même . Ce point doit être envisagé avec tout le sérieux qu'il mérite . La question de fond qu'il pose, en théorie comme en pratique, est la possibilité de la construction et de la formulation d'une contradiction puissante, effective, de l'intérieur d'Un monde sémantique-culturel .

Car il semble que toute contradiction posée dans un monde sémantique soit impuissante à en dessiner une sortie . La sémiosis cyclique de l'idéologie racine ramène naturellement, comme le mouvement des marées, les mouvements d'Avant-garde sur la rive de l'idéologie dominante . La radicalité corrosive qui permet la construction d'une sortie - la puissance d'un départ de ce monde de mort, dont le cycle intellectuel est terminé - nécessite de forger une attitude de pensée appropriée, un fanatisme de fer détaché de toute adhésion fanatique à aucun principes, ou « pensée extrême » dans la perspective des policiers de la pensée bourgeoise . Je donnerais un chapitre de cette étude sur cette attitude mentale .

Une question préalable est celle du statut ou nature de la contradiction apportée à l'idéologie sémantique générale du monde auquel s'oppose le programme révolutionnaire . Cette contradiction peut être la négation – dada! - ou le démontage logique des contradictions, par exemple . Dans le cadre général du travail du négatif, il est clair que la déconstruction des contradictions logiques de l'idéologie constructrice de l'ordre du monde en phase de liquidation, telle que par exemple l'accomplit Diderot avec le catholicisme vulgaire dans les pensées philosophiques est une méthode fonctionnelle de l'application d'un programme révolutionnaire dans la culture . Un tel exercice dévoile l'usage idéologique qui est fait de pensées ou d'œuvres souvent étrangères à leur instrumentalisation historique . Un tel exercice peut saper les bases symboliques de la domination effective, qui est un complexe symbolique réel – car la réalité, dans une société donnée, est une construction symbolique . Cependant, cet exercice de déconstruction se base nécessairement sur des champs sémantiques communs, et peut manquer de portée effective, de puissance .

Pour nommer les murs de notre enfermement idéologique, je précise que l'instrumentalisation historique des lumières est notre idéologie constructrice . Le confinement bureaucratique a changé l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale, le nôtre . La philosophie des lumières, puissance libératrice à l'origine, devient ainsi dans notre cycle historique le fondement idéologique d'une nouvelle tyrannie .

La réalité symbolique peut être un facteur d'enfermement . Il convient de sortir, pour comprendre cela, de l'ontologie de l'idéologie racine . Dire que la réalité est une construction symbolique ne signifie pas qu'elle n'est, comme un objet de l'imaginaire individuel, rien de puissant dans le monde réel . Si j'imagine un marteau, je ne peux planter un vrai clou . Mais rien n'est plus puissant dans le monde réel des hommes que sa construction symbolique . Une construction symbolique a une puissante objectivité comparable à celle de la réalité physique . Les mathématiques sont une construction symbolique et n'ont rien de subjectif au sens moderne, très péjoratif, rien qui soit soumis au caprice individuel . Les règles fixées d'un jeu symbolique le rendent aussi inéluctable pour le dominé que les forces de la nature, que la prison . Le code noir n'en est pas moins un code symbolique . Cette puissance est bien sûr liée à la puissance de répression de l'errance en dehors du code ; mais cela est vrai de toute réalité symbolique .

En réalité, la puissance réelle déployée par les forces de répression est très faible par rapport à la réitération involontaire (subjectivement volontaire) par la parole et par les actes de la structuration symbolique du monde . Pour l'essentiel, les hommes désirent le maintien de cette structuration sécurisante, car la structuration symbolique du monde est aussi la structuration de leur psyché même, le sens de leur vie ; et le clivage et le déni, les mécanismes de défense du moi, éliminent purement et simplement les informations qui pourraient le remettre en cause . Les défenses les plus puissantes du Système ne sont pas que dans la police, mais aussi dans la psyché de chaque individu . Cela est manifeste dans la violence passionnelle liée à l'angoisse qui jaillit dans les luttes contre les dissidents, par exemple dans la mise à mort sauvage, l'usage du bûchers, l'inflation fantasmagorique – valables tant contre les chrétiens que contre les juifs, lors de la chasse aux sorcières, ou dans l'exécution à la hache des membres de la Rose Blanche dans le III Reich . Le clivage et le déni sont des instruments d'assimilation et de domestication du négatif - voilà ce qui explique que le matérialisme officiel de l'idéologie racine puisse coexister avec les croyances bornées des communautés chrétiennes américaines, ou encore que la physique quantique et sa dissolution de la notion d'objet n'empêche pas le règne sans partage d'une ontologie idéologique de la chose, bâtie en partie de l'atomisme physique des siècles derniers, et dont le procès intellectuel est bien fini .

Le clivage et le déni produisent la naturalisation de l'idéologie, ce processus symbolique de disparition des limites entre la perception idéologique de l'idéologie et la représentation culturelle de l'être, ou nature . L'usage de la psychiatrie contre les dissidents en URSS montre la naturalisation de l'idéologie : le respect du principe de réalité, signe de la santé mentale, est dans le cadre de l'idéologie le respect de l'idéologie . Toute folie n'est pas irrespect volontaire de l'idéologie et de sa structuration symbolique du monde . Mais il n'en est pas moins vrai que même dans notre monde, un grave irrespect volontaire de l'idéologie peut être qualifié et traité par la psychiatrie .

Les questions liées à l'émergence, à la nature et à la puissance du négatif, et les questions qui portent sur les forces auxquelles s'opposent un programme révolutionnaire dans la culture sont traités à ce moment du rapport de Guy Debord sur le mode d'une analyse historique .

Passons maintenant à l'étude de ces cycles de négation et de retour au conformisme .

Le futurisme : Debord note la puérilité de l'optimisme technique de ce mouvement . De ce fait, ce mouvement en Italie s'effondra du nationalisme au fascisme, ce qui peut faire penser au destin d' Évola . Mais ce lien fait par Debord est faux dans ce cas, puisqu'Evola est passé du dadaïsme, et non du futurisme, à un certain fascisme . J'y reviendrais . Par contre, l'expérience de Fiume eût sans doute mérité une analyse plus approfondie . Toujours est-il que parti d'un négatif auto-produit par le développement de la société bourgeoise qu'il prétend menacer, à savoir la puissance technique et la vitesse, le futurisme ne pouvait aller bien loin dans l'élaboration d'une révolution dans la culture .

Le dadaïsme (…) voulu être le refus de toutes les valeurs de la société bourgeoise, dont la faillite venait d'apparaître avec éclat . Ses (...) manifestations (...) portèrent (...)sur la destruction de l'art et de l'écriture (…). Son rôle historique est d'avoir porté un coup mortel à la conception traditionnelle de la culture . La dissolution presque immédiate du dadaïsme était nécessitée par sa définition entièrement négative . Mais il est certain(...) qu'un aspect de négation, historiquement dadaïste, devra se retrouver dans toute position constructive ultérieure tant que n'aurons pas été balayées par la force les conditions sociales qui imposent la réédition de superstructures pourries, dont le procès intellectuel est bien fini .

Revenons au rôle du travail du négatif au cœur du sous-système culturel . Debord souligne avec raison que la négativité seule ne peut construire l'organisation capable de formuler et d'appliquer un programme révolutionnaire cohérent dans la culture . La négativité pure est l'ombre du positif, ou encore son analogue symétrique, c'est à dire un produit issu de la dépendance reniée avec rage mais réelle aux dominations de ce monde rejeté . Une telle négativité ne peut être qu'une pensée et une activité immatures, des formes adolescentes d'opposition, des poussées de sève qui doivent encore produire des formes propres pour persister dans l'être .

Ce passage montre aussi que la réalisation complète du programme révolutionnaire ne peut se passer, aux yeux de Debord, de l'usage de la force politique, de la violence . Le procès intellectuel est fini, mais les énoncés de l'idéologie racine ne cessent de se répliquer, puisque les intérêts qui en maintiennent le fonctionnement effectif sont matériellement dominants . Telle est sa position . Par hypothèse, elle pense une vie partiellement séparée des structures et des superstructures, puisque le procès de la superstructure peut être achevé sans que la structure ne soit effondrée . Là encore, le matérialisme n'est pas rigoureux, malgré la volonté de liquider l'idéalisme . Ce paragraphe explicite l'idéalisme latent de Debord, plus puissant d'ailleurs que le matérialisme doctrinal du marxisme orthodoxe .

Au contraire de la détermination univoque de la superstructure idéologique par la structure matérielle, mais aussi de l'idée d'un procès interne d'auto-liquidation, il est clair par contre que le procès intellectuel d'auto-destruction de l'idéologie racine par ses propres contradictions internes n'était pas fini, ne l'est toujours pas . A ce sujet il faut rappeler que l'idéologie constructrice dominante d'un système social ne peut être détruite par ses contradictions logiques seules, puisque sa consistance réellement décisive n'est pas sa consistance logique, son caractère non-contradictoire, mais sa consistance fonctionnelle, son adaptation au système social général . La lutte contre les discriminations au nom du principe d'égalité en droit, puis l'application d'un programme de discrimination positive, par principe logiquement contradictoire avec le principe d'égalité en droit, est un exemple caractéristique des oxymores dont le discours idéologique moderne ne cesse de se charger, sans que ne se développe de procès de liquidation effective de l'idéologie dominante .

Les idéologies fonctionnelles ne sont pas consistantes en logique de manière générale, car comme Russell le montre quelque part, si l'on admet des contradictions logiques, il devient possible de démontrer n'importe quoi – l'utilité fonctionnelle d'une telle propriété, à condition qu'elle ne soit pas évidente aux yeux de tous (ce qui discrédite l'idéologie), sera aisément comprise par tous les pouvoirs . Selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir .

Il faut ajouter que l'idéologie racine au présent cycle connaît une intensification de ses contradictions internes, analogue au développement général des contradictions réelles et des résistances passives et actives à l'extension et à l'intensification du Système . Une autre utilité fonctionnelle des contradictions logiques de l'idéologie dominante est de placer le dominé sous la double contrainte manipulatrice, et rendue invisible, du dominant . La double contrainte remplace toute codification claire des obligations réciproques ; et le flou de cette codification profite d'abord au dominant, sauf quand le dominant est faible, ce qui n'est pas le cas . Le dominant gouverne non par une idéologie cohérente, mais par le chaos logique et réel, par la division indéfinie de tout groupe organisé capable de s'opposer au Système et à l'oligarchie . La double contrainte participe d'une évolution totalitaire des rapports de pouvoirs, tout en permettant de maintenir un voile de grands principes .

L'idéologie produit dans son procès ses propres contradictions au profit, et non au détriment de son développement . Ainsi le dadaïsme est-il, en tant que négativité non constructrice, assimilable sans difficultés majeures par le développement normalisateur de l'idéologie-racine .

Comme pour le futurisme, la réalité des limites du dadaïsme est que sa négativité est une négativité déterminée, enfermée dans le champ des formes de l'art bourgeois, ou fonctionnel . En prenant le contre pied de la formalité bourgeoise, le dadaïsme n'en reste pas moins dans les cadres de l'idéologie dominante, progressiste et moralisatrice . De ce fait, il ne peut développe une esthétique autonome qui ne lui apparaisse aussitôt fonctionnelle, c'est à dire impuissante . Voilà la racine de l'incapacité à changer le monde du dadaïsme . Son approche d'abord formaliste de la révolution dans le champ culturel, refuse la rigueur d'une déconstruction idéologique, et cherche à produire des œuvres, fussent-elles totalement négatives vis à vis de l'esthétique bourgeoise . C'est pourquoi les ruptures dadaïstes, comme le futurisme, peuvent paraître puériles à postériori .

L'étude du Surréalisme mérite une partie en elle même .


(Guy Debord)


§ 10 . Debord aborde donc l'étude du surréalisme . Les créateurs du surréalisme (…) s'efforcèrent de définir le terrain d'une action constructive, à partir de la révolte morale et de l'usure extrême des moyens traditionnels de communication, marquées par le dadaïsme . Le surréalisme, parti d'une application poétique de la psychologie freudienne, étendit les méthodes qu'il avait découvertes (…) très au delà . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque . La période de progrès du surréalisme, marquée par la liquidation de l'idéalisme et un moment de ralliement au matérialisme dialectique, s'arrêta peu après 1930 (...)il avait (…) inauguré une discipline (…) qui était une efficace mesure de lutte contre les mécanismes confusionnistes de la bourgeoisie .

§ 11 : Le programme surréaliste, affirmant la souveraineté du désir et de la surprise, est beaucoup plus riche de possibilité constructives qu'on ne le pense généralement . Il est certain que le manque de moyens matériels de réalisation a gravement limité l'ampleur du surréalisme . Mais l'aboutissement spirite de ses premiers meneurs, et surtout la médiocrité des épigones, obligent à chercher la négation du développement de la théorie du surréalisme à l'origine de cette théorie .

Les catégories d'analyse du surréalisme qui se manifestent dans le rapport sont les suivantes : Il s'agit d'un mouvement culturel général qui s'étend progressivement à l'ensemble de la société, avec une part théorique et des applications locales, soit dans des arts distincts, soit dans des aspects de la vie quotidienne .

Un tel mouvement est riche de « possibilités constructives », c'est à dire qu'au contraire du dadaïsme, il ne se contente pas d'être la négation du monde ancien . Il cherche à fournir des critères de discernement de ce qui est puissance de révolution dans la culture de ce qui n'est que masque de l'impuissance . Il permet ainsi de lutter contre le confusionnisme bourgeois . Pour autant, il n'est pas univoquement lié à l'histoire de la raison, puisqu'il s'agit de parvenir à catalyser pour un certain temps les désirs d'une époque .

Le programme, sans être un noyau théorique formulé de manière consistante, s'appuie essentiellement sur la psychanalyse freudienne, en est une application poétique . L'histoire de ce programme d'après Debord est la liquidation de l'idéalisme, et un moment de ralliement au matérialisme dialectique, suivie d'une décadence irrationnaliste, occultiste, voire néoprimitiviste . A l'intérieur du surréalisme se développe donc une dialectique de l'idéalisme au matérialisme dialectique, suivie d'un retour à des formes d'idéalisme moins développées qu à son origine, et même dégénérées . Il semble donc que le ralliement au matérialisme dialectique du surréalisme ne lui ait pas permis d'acquérir une puissance de transformation du monde suffisante . Cette limitation, ou négation – car toute détermination est négation- n'est pas due au matérialisme dialectique . Elle s'enracine, Debord l'indique plus loin, dans la sujétion excessive, originaire, à la psychanalyse freudienne . C'est le sens de la formule chercher la négation du développement de la théorie du surréalisme à l'origine de cette théorie . Dit autrement, le surréalisme portait en germe la négation de ses développements ultérieurs, et ne pouvait développer intégralement la puissance de révolution dont il semblait porteur .

Cette approche du surréalisme doit être dépouillée de ce qu'elle a d'évident, de limpide . Un mouvement qui touche un vaste éventail d'activités humaines, et qui cherche à capter et catalyser les désirs d'une époque, c'est un objet de pensée qui s'est depuis banalisé, et aussi aplati, avec les « mouvements de mode », comme le mouvement hippie, ou le mouvement punk . L'objet qu'élabore Debord, celui d'un mouvement culturel multidimensionnel, qui travaille dans le développement massif de la culture européenne, est un objet qui présente alors une certaine nouveauté, en tant que concept, même si l'activité d'un Apollinaire avant guerre ressort déjà d'une telle problématique . Reste à déterminer le champ du développement des masses dans culture .

Sur les processus séculaires à l'œuvre dans la culture européenne, ou aperçu simpliste sur le nihilisme européen .

Dans l'histoire des formes symboliques, nous pouvons reconnaître des activités qui relient les sous ensembles symboliques épars . Ainsi les activités rituelles de conservation des formes existantes, comme la plupart des discours publics d'autorité . Les activités de mise en consistance des formes contradictoires, afin de résoudre la dissonance cognitive, et d'élaborer des harmoniques, telle la Somme Théologique de Thomas d'Aquin, mais aussi, et plus encore, l'œuvre océanique d'Ibn Arabi . Il semble que dans les civilisations traditionnelles, l'esprit de la coïncidence des opposés, dont en Occident nous avons un puissant aspect dans les fragments d'Héraclite, conduisait les formes symboliques organisatrices des mondes à une puissance indéfinie d'assimilation – une puissance dont nous pouvons avoir idée tant par le Yi-King que par les états multiples de l'être de Guénon . La profondeur et la complexité de telles perspectives de pensée nous sont encore largement interdites .

Cet esprit universel se perpétue dans un grand nombre d'œuvres de la Renaissance, qui sont encore d'indéfinies compilations de sciences analogues, ou des synthèses qui dépassent les bornes de la chrétienté, comme chez Pic de la Mirandole ; des activités d'élaboration de philosophies comme mode de vie, d'écoles, que sais-je, qui sont toujours d'indéfinies puissances d'intégration des expériences humaines dans la totalité non moins indéfinie, analogue aux rayons de la sphère solaire, de leurs perspectives .

Mais en Occident ces familles de pensée universalistes se trouvent lentement mises en échec par des pensées de la dissociation . Il faut noter que les textes chrétiens, pas plus que les textes bibliques, ou le Coran, ne sont en soi plutôt orientés dans un sens ou dans l 'autre de l'interprétation des signes . Dans la pensée intégratrice, la théorie des cycles pose le temps comme image mobile de l'éternité, comme explication des implications contradictoires de l'Un . Toutes les thèses modernes qui voient l'origine de la pensée historique - dissociative- dans des textes anciens ne montrent que leur aveuglement interprétatif ; le Temps cyclique n'est pas par essence irréversible, et encore moins productif de nouveauté, mais simplement source de manifestations, nouvelles dans la perspective de notre monde de manifestation et de nos capacités de souvenir, dont les possibilités-les puissances- coexistaient de toute éternité . L'Évangile de Jean, qui parle de tout être en unité, est sur ce point significatif .

Qu'est ce qu'une pensée de la dissociation ? C'est une pensée qui privilégie des objets sans liens, et procède par distinctions claires, c'est à dire dans l'illusion de la clarté, au scalpel dans la chair vive des liens . C'est une pensée qui pense dans la tradition scotiste la distinction réelle comme base de la distinction de raison, c'est à dire que toute distinction sémantique vaut distinction réelle - par exemple, de ce fait, on peut penser qu'il existe une distinction réelle entre l'économie, et la politique, thèse qui est au fondement du libéralisme moderne . C'est donc une pensée de rupture, et de désymbolisation, car le symbole est le lien par essence ; et aussi une pensée du positif, puisque le négatif est à peine pensable dans cette ontologie-pour ne pas parler de la puissance positive du négatif .

L'idée même de Renaissance, qui s'oppose au Moyen Âge, est soi une pensée de guerre symbolique, qui trace des camps en lutte, les lumières de l'Antiquité luttant contre les ténèbres médiévales, une guerre symbolique que reconduisent tant Descartes que les Lumières contre des ténèbres définies de manière somme toute analogue . La guerre symbolique de la Renaissance, comme celle des Lumières, est un procès de dé-symbolisation . Les ténèbres sont celles du savoir symbolique, de la culture comme voile déposé sur la nudité des deux livres, l'Écriture, et les mondes . La maxime phénoménologique "vers les choses mêmes", en plus d'être illusoire, est chargé de l'histoire de la pensée européenne et de ses illusions .

La Critique de la Raison Pure comme pratique, plus encore que comme livre, est un moment ultime de ce négatif et de cette dissociation issue de la Renaissance, l'ensemble de tous les savoirs passés étant, comme toutes les formes symboliques, niés de l'être même des choses en soi . Mais dans cette course pour saisir un être pur, non symbolisé, non signifiant car fermé sur soi, la pensée ne peut saisir, par son intentionnalité essentielle qui reconduit la structure sémantique elle-même, que le néant, ou la négation d'elle-même, ce qui est le procès essentiel du nihilisme européen, processus diagnostiqué sous ce nom par Nietzsche . De ce fait, le négatif essentiel de la culture européenne n'est pas le creusement chaotiques des pensées révolutionnaires, mais la culture européenne en elle même . La culture européenne devient une puissance d'abîme, une formidable force de destruction . C'est le fond du prophétisme de Nietzsche, d'avoir sourdement entrevu les catastrophes à venir dans le procès même de la culture occidentale .


Dans ce procès l'être devient le contraire de la pensée, c'est à dire le dépourvu-de-finalité, propre à la pensée ; le dépourvu de sens, de beauté, d'ordre, que sais-je ; et cet être exténué est posé comme l'être « scientifique » . Par définition, on ne peut « objectiver » par une expérience sans observateur, l'ordre, la beauté, la bonté et la justice, si objectiver est voir, toucher, mesurer . La mort de Dieu, de l'être Un, Bon, Juste et Vrai n'est rien d'autre . Toute signification est exclue de l'être, et l'homme devient cet être indéfiniment isolé dans le silence éternel de l'espace infini . Les modernes se disent décentrés du centre du monde mais s'attribuent le monopole du Beau, du Bien, du Bon, du Sens – délicate modestie . Alors, aucune vérité de l'être ne peut être pensée, car la vérité est exténuée à n'être qu'un caractère de l'énoncé atomique isolé, confronté à une expérience atomique réplicable, alors même que cette vérité ne peut se penser que par référence à un état global de l'être, lequel est de plus en plus obscurément enfermé dans les paradoxes de la scission kantienne, entre phénomène et chose en soi .

En conséquence, c'est la pensée elle même qui est radicalement séparée de l'être et qui devient impuissante et vaine . Le lien à l'être passe par l'action et la technique, et non par le savoir . Alors même que la science et la technique montrent une analogie de la pensée et de l'être qui échappe quasiment à la compréhension, l'analogie de l'être et de la pensée sont devenus impensables – Heidegger lui même a reconnu ignorer comment pouvait marcher la science nucléaire appliquée . De ce fait, des épistémologies sceptiques se sont répandues alors qu'en pratique les techniciens ont renoncé à toute compréhension, mais utilisent la puissance, et se mettent au service de la puissance .

Il existe une corrélation étroite entre l'exténuation du sens à l'œuvre dans la Critique de la Raison Pure, l'ontologie de la chose et le projet libéral . Car la Critique, qui déclare purement interne, à priori subjectif, tous les liens, tout autre étant que la res, la chose ; l'idée de la chose en soi, qui assimile un étant sans relation comme référence même de son concept de vérité et d'authenticité, et le projet libéral qui est la projection du modèle de l'ontologie de la chose sur le modèle humain, où l'individu est pensé comme une chose, c'est la dire comme l'exemplum,le premier analogué de l'humain -et non la Cité, par exemple-sont idéologiquement une matrice unique .

Cette matrice est paradoxale, et conceptuellement intenable, mais ce noyau paradoxal – tout propos sur un étant isolé est un lien, donc une perspective, et l'idée même de chose en soi est une mythologie rationnelle régulatrice – s'il explique que le procès intellectuel de la modernité se finisse par un scepticisme toujours plus déconstruit, par exemple chez Rorty ou Feyerabend, est aussi idéologiquement une force d'assimilation indéfinie . Le nihilisme devient le confusionnisme bourgeois vu par Debord, le tout se vaut qui permet le règne univoque du marché, pensé comme la loi immanente de régulation du désir du tas de gens que l'on appelle les masses .

Toujours la chose est pôle et cause de ses liens ; le lien -y compris la référence sémiotique- est toujours essentiellement arbitraire et accidentel, ou encore l'individu s'engage, ou non, souverainement, dans le contrat social . Le discours est étranger à l'être comme l'individu préexiste à la société . Il n'est d'autre étant consistant que la chose matérielle, et elle est implicitement la mesure de tout étant, l'étant consistant de référence, lequel est lui-même le pilier sur lequel la société humaine doit se construire, selon la Tradition la plus immémoriale du politique et de la Loi . Ainsi la société se fonde avant tout sur le contrat et la production de choses .

Je cite Michéa : « Ramené à ses principes essentiels, le libéralisme se présente donc comme le projet d'une société minimale dont le Droit (sphère de la subjectivité et du contrat) définirait la forme et l'Économie (sphère des choses et de l'objectivité) le contenu . Cette croyance qu'une communauté humaine pourrait fonctionner de façon cohérente et efficace sans prendre le moindre appui (…) sur des valeurs morales et culturelles partagées est néanmoins si étrange -au regard de ce que l'histoire et l'anthropologie nous apprennent-(...) »

Impuissant et vain est l'être humain en sa pensée ; comme l'Ecclésiaste, il doit alors chercher le bonheur dans son travail, et ne plus chercher à organiser ses liens, la société, sur les thèmes les plus ambitieux de son esprit décrété tout à la fois illusoire et mortifère, facteur de guerres de religion . Le Système naît à la fois de la négation de la métaphysique et de la mise au travail des énergies humaines . Le Système est très exactement le négatif de la noblesse, du pouvoir spirituel et du pouvoir des guerriers traditionnels. Il est le déchainement de la puissance matérielle dans le concept avant qu'elle ne devienne réelle .

Il est pourtant difficile de ne pas rappeler l'avertissement de Parménide : c'est la même chose de penser et d'être . Le caractère mortifère de l'ontologie de la Critique est éclatant, si justement on s'appuie sur l'histoire et l'anthropologie . Cet aspect devient clair à bon nombre de penseurs d'Occident dans l'après guerre . Aucune des grandes civilisations historiques ne survivrait à l'application de notre principe de laïcité . Aucune ne concevait la Loi et la souveraineté comme des choses purement humaines et contractuelles . Et que l'on ne nous dise pas que la civilisation de l'Inde méprisait la femme, ou ignorait le plaisir . Au contraire, nos pratiques sexuelles sont pauvres relativement au Tantrisme . La connaissance anthropologique, et la redécouverte de « l'art primitif », ou des « arts premiers », dont le contenu sémantique est identique, mais plus politiquement correct pour le second, creusent le pressentiment de l'évolution vers l'impasse de la culture moderne dès les années 20 .

Le mouvement vers l'irrationalisme et l'occultisme que note Debord, comme le néo-primitivisme, qui se dessinent dans le surréalisme sont intellectuellement pauvres, mais aussi symptomatiques d'une révolte contre le monde moderne, et d'un sentiment de perte . Cette perte est impossible à objectiver tant par Debord que par les surréalistes eux-même, car ils considèrent comme inéluctable l'ontologie issue de la Critique . Les opposants de ce type ne sont pas des opposants conséquents . Ils se révoltent contre le vide du monde libéral, et adhèrent à la pensée idéologique qui l'articule au plan ontologique . (C'est aussi, d'ailleurs, la limite de Michéa) . Le matérialisme dialectique ne permet pas aux surréalistes de trouver de porte de sortie .

Une pensée comme le marxisme, qui s'élabore comme une pensée du conflit, de la dissociation dans la société même, est un moment d'approfondissement du négatif à l'œuvre dans la pensée occidentale, dont il partage les principales articulations, surtout dans la forme qui se diffuse et se vulgarise, qui devient une forme de progressisme . Les mécanismes de construction sémantique par l'opposition à l'ennemi se transposent à l'intérieur d'une société, pour en opposer les groupes rivaux, sur le modèle ancien il est vrai de la guerre civile . Le fascisme ne se structure pas complètement différemment . Des compagnons de route du surréalisme iront aussi vers le fascisme . Telle se dessine la puissance du négatif dans la pensée européenne .

Toute guerre civile est une guerre symbolique ; et toute guerre symbolique est une guerre civile inavouée . Le monde contemporain est le lieu d'une guerre civile mondiale, thèse défendue par Jakob Taubes . D'une certaine manière, un mouvement pensé comme le surréalisme en reprend la division de la pensée et de l'art en champ de combat, en dichotomies sémantiques indéfiniment analoguées . Mais le surréalisme est aussi un produit de l'histoire du nihilisme européen .

Les caractères d'un « mouvement culturel » dans le cadre du nihilisme .

La culture européenne a renoncé à la raison et à la vérité . Dans l'histoire de la pensée sur le modèle des Lumières, la plus banale en épistémologie, l'histoire des sciences comme discipline, l'objet de l'étude est encore l'histoire de la raison, de la vérité . Cela est vrai aussi dans le récit hégélien de l'histoire du savoir . C'est l'implicite à côté duquel Debord situe le surréalisme comme une négation, quand il écrit : il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature d'avoir absolument ou relativement raison...Absolument, comme dans la visée idéaliste du savoir absolu hégélien ; relativement, comme dans le cadre marxiste une analyse des conditions historiques de la phase actuelle des antagonismes sociaux peut être vraie, et faire face à des représentations idéologiques bourgeoises .

Dans le cadre de l'idéologie racine, un mouvement qui se veut créateur ne peut simplement désirer d'avoir raison, au sens de dire le vrai de la situation, ou d'objets de science ; car ce qui est à créer ne peut être trouvé dans l'être en acte, sur lequel on peut se prononcer à tort ou à raison, mais ne peut être au mieux que puissance, et il n'est possible de connaître la puissance que relativement à l'acte, qui précisément est à venir, donc absent . Il est théoriquement possible de dire à postériori qu'un homme ou qu'un groupe qui veut établir du nouveau avait raison, non de le dire à l'avance, que ce soit pour la fondation de l'Empire romain, ou pour le surréalisme . Debord a raison en un sens, mais tort en un autre, en excluant le désir d'avoir raison dans la création d'un tel mouvement – il oublie le sens profond de la phrase hégélienne : l'histoire est le jugement dernier .

L'objectif est de catalyser les désirs d'une époque . C'est une métaphore au référent concret peu apparent, s'agissant d'un contenu décisif, pour un texte qui se réclame du matérialisme dialectique le plus rigoureux . Ce vocabulaire, là encore, est aujourd'hui parfaitement adapté à un cadre supérieur étudiant un produit, ou encore à la définitions des fins des créateurs de mode . Ce vocabulaire participe, aujourd'hui du moins, du confusionnisme bourgeois . J'ai déjà noté la faiblesse du vocabulaire de ce texte quand il s'agit de position aussi essentielles que celles là . La catalyse est une réaction chimique massive permise par la présence d'un élément, le catalyseur, en faible quantité . Le catalyseur est le mouvement culturel ; et les masses catalysées sont les désirs d'une époque .

Mais qu'est ce que ces masses mises en mouvement, quels sont les désirs d'une époque ? Là encore il ne peut s'agir que de puissances, et de puissances qu'une intervention humaine peut transformer en acte, par des actions appropriées . Cela suppose que des situations historiques globales placent des masses en équilibre, accumulent des énergies potentielles gigantesques qu'une intervention limitée, mais décisive, peut libérer, à la manière d'un séisme libérant soudainement l'énergie tectonique accumulée . Entre autres, cette idée des situations historiques se retrouve chez Hegel, dans le « bien creusé, vieille taupe ! », et chez Nietzsche, quand il compare la situation de la culture européenne à la tension d'un arc . L'implicite du rapport sur la construction des situations est que le champ culturel européen est le théâtre d'un processus de masses, non séparé, mais autonome .

Ces énergies potentielles ne peuvent être objectivées, au contraire de masses de roches situées en hauteur sur une falaise, et prêtes à s'effondrer, ou de masses d'explosifs de puissance connue, par exemple . Les calculs d'énergie potentielle se font par approximation dans des systèmes clos . On ne peut évaluer rigoureusement l'énergie potentielle des dialectiques historiques, la puissance née d'une dérive contradictoire des forces productives et des formes sociales, née de colère sociale ou de frustrations longuement accumulées, ou encore née de la dissociation entre des formes symboliques structurant la société et les formes symboliques qui imprègnent progressivement ceux là même qui habitent ces formes socialement établies, telles qu'elles se manifestent lors des troubles sociaux . En passant, le champ culturel est bien le lieu crucial de la guerre, car la dissociation entre les formes symboliques de l'ordre politique et la diffusion de formes symboliques incompatibles à cet ordre a été le moteur -indissociable en soi des luttes sociales- des plus puissantes transformations de l'Europe moderne, que ce soit la Réforme, ou la Révolution française . Formes de la totalité historique, et non éléments isolables, même par la pensée, par une distinction de raison, les puissances de transformation ne sont pas des réalités, des choses . Elles n'ont ni lieu ni temps précis, peuvent par principe être issues de causes très distantes, et très lointaines ; elles ne peuvent être connues que par l'acte de leur développement réel en acte .

Par ailleurs, les membres d'une société globale ont des limites ontologiques à leur puissance de connaître concernant leur propre monde . Sémantiquement, ils pensent dans les catégories qui informent leur monde, ce qui est aveuglant ; de plus, ils ont nécessairement une perspective, et donc des difficultés de comparaison des masses et des distances dans l'information qu'ils reçoivent ; enfin ils n'ont tout simplement pas le temps d'assimiler et d'élaborer en temps réel une pensée riche et nuancée de situations qui exigent sans cesse des décisions vitales . A titre d'exemples, le « les Ardennes sont infranchissables » conviction issue de catégories d'analyse dépassées de 1940 ; le « aujourd'hui rien » du journal de Louis XVI, le 14 juillet 1789 ; les décisions d'appartenir ou non à la résistance pendant l'occupation, entre un De Gaulle puissamment informé et réfléchi, et les décisions de personnes isolées . Les perspectives du discours du 18 juin sont remarquablement exactes, mais ce texte n'était guère alors plus qu'un texte isolé et d'auteur inconnu . Pour la plupart des hommes des peuples occupés, l'échelle mondiale de la guerre était masquée par la fin universelle vécue, terrifiante, vécue par la métonymie de l'occupation de leur petit monde . Et que reste-t-il de l'univers, au moment de la douleur et de la mort ? Ce n'est le plus souvent que par une étude à postériori que nous pouvons étudier les causes d'une révolution, et croire en leur puissance suffisante .

Il ne semble pas donc pas possible d'acquérir de grandes certitudes -le rapport parle lui-même de « la phase actuelle de liquidation de la bourgeoisie en tant que classe », ce qui n'offre pas la même vérité que la phrase : « la guerre ne se limite pas au territoire de notre pays » du 18 juin 1940 -, mais les indices d'une situation tendue ou explosive sont connus depuis longtemps . Des troubles locaux partiels, annonciateurs des grandes catastrophes, comme Wyclif pour la réforme protestante, ou la journée des tuiles en 1788 ; des répliques sismiques, comme 1905 en Russie ; la révolution anglaise de 1689 à l'apogée solaire de l'absolutisme en France...tous ces évènements parlent à l'oreille de celui qui sait entendre, pour lui dire que les plus puissants Empire sont aussi mortels que les hommes qui les incarnent, depuis la beauté juvénile d'Auguste et les printemps virgiliens de l'Italie . Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande ! Valéry a fait trembler peut être la culture bourgeoise, comme la voix d'une jeune femme ayant lu Sade, en écrivant après la première guerre mondiale : « nous les civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles », mais il a surtout montré l'ignorance crasse et la prétention de la civilisation dont il se prétendait porteur . Non seulement la civilisation moderne est mortelle, mais elle est aussi ignorante et pleine de préjugés que toutes celles qui l'ont précédé .

Catalyser les désirs d'une époque est terriblement ambivalent, et cette ambivalence est au cœur du rapport . Il peut s'agir de permettre l'émergence visible de forces nouvelles aptes à transformer le monde, de l'émergence du négatif d'une civilisation condamnée par l'histoire, comme le croit Debord ; mais s'agissant d'une civilisation telle que la nôtre, dont la destruction a été intégrée au pôle positif de son processus de développement sous les noms de guerre ou de consommation, le négatif apparent peut n'être que la puissance fonctionnelle de destruction de ce qui, dans un épicycle, servi l'entéléchie,et maintenant la freine .

Cette distinction faite dans ce texte même entre négatif destructeur et négatif fonctionnel assimilable est à la fois pertinente, et excessive ; car le déchaînement des puissances de destruction permises par le Système, et même nécessaire à son développement, peut masquer aux yeux de la police du Système, plus exactement de son système immunitaire idéologique, ensemble beaucoup plus vaste que les forces de police, le caractère négatif absolu de certains processus . Debord, en tout cas, croit lutter contre le capitalisme et participer à la liquidation de la bourgeoisie en tant que classe en soutenant l'émergence de désirs nouveaux rendus accessibles par le développement des forces productives ; nous savons qu'il ne fait qu'anticiper le développement de la société de consommation de services et de loisirs, et d'art contemporain, qui est la nôtre, et qui est parfaitement fonctionnelle .

L'analyse de l'échec du surréalisme, et de l'appétence du surréalisme pour l'irrationnel selon Debord devient on le voit un problème crucial . Il pose alors la question de la situation de la psychanalyse dans le développement de la négation de la négation bourgeoise confusionniste, ou nihiliste, qui est la pensée révolutionnaire recherchée . L'étude de la fonction de la psychanalyse devient nécéssaire .


(Araki, Yakusa)


Après une introduction problématique, ce texte qui analyse la perspective de Debord sur Freud se présente en deux sous-parties . Une, 5-1, est l'archéologie du concept d'inconscient dans la perspective de l'idéologie racine ; la deuxième 5-2 qui suit est la discussion des conceptions issues des travaux de Lacan, et qui ont une grande place dans la pensée critique, de Legendre, de Zizek, dans le Créalisme tendance Degryse . Cette deuxième partie est appelée par le principe de cette étude, qui n'est pas seulement de commenter Debord, mais, de trouver des armes au fil du commentaire .

Un tel chapitre a deux intérêts cruciaux au présent cycle de recomposition radicale, théorique et organisationnelle, de la pensée de la révolution en Europe . Il permet d'évoquer dans toute son ampleur anthropologique les courants idéologiques de la contestation – car l'épaisseur anthropologique n'est pas propre aux peuples non européens, mais concerne tous les hommes dotés de parole, c'est à dire des infinies sédimentations d'une ou plusieurs langues . Il permet de penser un rapprochement des courants intellectuels opposés au Système depuis l'origine, dont les forces peuvent se conjoindre, et les faiblesses se réduire de ce rapprochement .

Cette recomposition porte sur l'organisation, au moment où la lutte des classes ne porte plus de puissance de transformation grâce à l'ingénierie sociale du Système ; et sur la théorie, car la puissance subversive des théories prétendument les plus subversives et les plus raffinées du monde occidental -la french theory- est dépourvue de toute évidence . Ce qui est évident au contraire, c'est que la diffusion des théories de la déconstruction n'apporte aucun renouveau d'une quelconque capacité humaine à freiner le développement destructeur du Système .

Sur le plan théorique, l'ensemble de ces problématiques a été pensé par deux courants de la pensée radicale, le courant de l'ultra-gauche, dont les situationnistes sont les héritiers, et qui a reçu de nouveaux développements chez Tiqqun ; et par des courants traditionalistes ou révolutionnaires conservateurs, par exemple dans le Travailleur d'Ernst Junger, chez Heidegger, source essentielle de Tiqqun, mais aussi les œuvres de Guénon et d'Évola . Or les particularités de la lutte des classes – qui est un ensemble de dissolutions concertées- dans le Système intensificateur de l'âge moderne accentue les difficultés théoriques de l'ultra-gauche, j'y reviendrais . Au même moment, la fin de la guerre froide manifeste impitoyablement le caractère ultra-moderne du Système, c'est à dire son caractère nihilisateur de tout ce qu'a toujours défendu la révolution conservatrice .

J'ai déjà souligné ce fait essentiel que le dernier texte que je connaisse qui se réclame de Tiqqun, une postface de 2004 à la théorie du Bloom, nomme, avec des réserves sur lesquelles je reviendrais, Junger et Évola parmi les personnes ayant traité politiquement la question du bloom . Un autre élément symptomatique de ces puissances de survie repose sur Simone Weil, revendiquée par l'ultra-gauche, avec raison, et d'inspiration guénonienne dans sa lettre à un religieux .

De ce fait, une confluence des traditions d'analyse du Système comme négativité devient possible, et potentiellement puissance de révolution dans la culture, selon le désir de Guy Debord en 1957 . Notre moment historial est le chaudron de sorcière de l'idéologie de combat qui peut arrêter le Système avant que des dégâts irréversibles se soient produits tant sur la culture, la psyché des hommes et la planète – avant « l'épuisement des ressources » ou l'ultime suicide de l'héritage de l'Europe après les deux guerres mondiales .

La deuxième partie de ce chapitre (5-2) permet de prolonger le rapport sur la situation présente . Il existe d'autres pensées de la négativité du Système moderne . Le lacanisme n'y est pas absent . Il est même possible de soutenir que la psychanalyse a été une arme permanente de la contestation depuis le rapport de 1957 .

Le texte de Tiqqun cite d'ailleurs Lasch comme un penseur réactionnaire, et donc implicitement Michéa et les penseurs qui s'en réclament . Ce dernier courant pourtant me paraît très différent, de part son imprégnation anglo-saxonne ; il est à la fois très lu et discuté à droite, mais est enraciné dans une tradition libérale moralisatrice de la gauche anglo-saxonne, type Orwell, malgré des réminiscences de l'École de Francfort . Il présente de ce fait une lucidité et une science très supérieure des origines du libéralisme, forme puissante de l'idéologie racine, visible dans l'Empire du moindre mal, de Michéa, qui est un ouvrage achevé, rare dans le champ critique . Son éthos est compatible avec la tradition républicaine la plus morale . Sa faiblesse critique est tout simplement extrême, ne proposant au fond que la common décency comme remède à une situation -la situation du monde moderne- présentée comme inouïe et inacceptable . Cette faiblesse est liée à l'adhésion non-critique à l'idéologie-genre même qui fonde le libéralisme comme espèce de ce genre . Mais Michéa se réclame aussi de réflexions lacaniennes .

Une puissante critique du monde moderne, peu audible, est éveillée parmi les psychiatres, et les psychanalystes . Elle s'appuie aussi sur la psychanalyse lacanienne . Elle comprend un auteur comme Pierre Legendre, mais aussi, de manière diverses, des universitaires qui constatent dans leurs consultations l'évolution de la personnalité de base des adolescents entièrement formés par le Système . Des courants nouveaux, héritiers des Situationnistes et de Tiqqun, comme certains Créalistes, s'appuient très fortement sur des catégories et des modes de raisonnement issus des œuvres de Lacan . La psychanalyse, à nouveau, est réclamée par des forces de transformation dans la culture .

La discussion de l'inspiration freudienne du surréalisme par Debord, dans ce contexte cyclique de la pensée, est aussi le questionnement sur la pertinence des constructions lacaniennes dans la pensée révolutionnaire . Les liens entre le marxisme, les théories de Freud, et le surréalisme en font un cas d'archéologie qui ne peut être complètement délié de notre situation .

Commençons donc par la critique, par Debord, de l'apport freudien et sa discussion .

§ 12 : Debord : L'erreur qui est à la racine du surréalisme est l'idée de la richesse infinie de l'imagination inconsciente . La cause de l'échec idéologique du surréalisme, c'est d'avoir parié que l'inconscient était la grande force, enfin découverte, de la vie . C'est d'avoir révisé l'histoire des idées en conséquence, et de l'avoir arrêtée là . Nous savons finalement que l'imagination inconsciente est pauvre, que l'écriture automatique est monotone, que tout un genre d' « insolite » qui affiche de loin l'immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant . La fidélité formelle à ce style d'imagination finit par ramener aux antipodes des conditions modernes de l'imaginaire : à l'occultisme traditionnel (…) la découverte du rôle de l'inconscient a été une surprise, une nouveauté, non la loi des surprises et des nouveautés futures (...)

Ce passage appelle à la déconstruction anthropologique des hypothèses de départ du surréalisme, cette idée de la richesse infinie de l'imagination inconsciente, cette idée d'un inconscient qui soit la grande force, enfin découverte, de la vie . Une réflexion véritablement corrosive au sujet du concept d'inconscient doit revenir à ses sources, non à Janet ou E.Von Hartmann à la fin du XIXème siècle, mais à la nécessité et à l'économie historiale de ce concept . (Nous ne voulons surtout pas que l'on croie lire des analogies entre nous et les critiques de Freud dans le spectacle . Que Freud ait été cynique et pervers est favorable à son personnage d'homme de science . )

Dans la partie fonctionnelle dite « psychologie » de l'idéologie des Lumières, le concept de « raison » était absolument dominant : l'homme était un animal rationnel, ancienne définition qui était comprise comme signifiant que le simple exercice de la "pensée rationnelle" était en soi le développement des Lumières, selon le mot de Descartes, le bon sens est la chose du monde la mieux partagée . La raison suppose une « maitrise de soi » et s'oppose à l'imagination déréglée et au désir excessif, transgresseur . Les corrélats de cette position sont les suivants : ce sont des présupposés, les affreux « préjugés », liés à l'imaginaire et à la démesure du désir qui empêchent le déroulement naturellement orienté vers la Lumière des raisonnements humains . La Science est en quelque sorte la méthodologie idéale de la pratique de la raison, n'acceptant que de stricts Faits d'Expérience et d'Observation, qui sont l'opposé exact des Préjugés et le Raisonnement logico-mathématique pour avancer des propositions avec le recul et la modestie qui caractérisent le vrai savant, qui est aussi, indissolublement, un modèle moral . Pour débarrasser les hommes des préjugés, l'Éducation, et l'encouragement à la Liberté, sont des axes fondamentaux de l'œuvre des amis des hommes . Kant résume « oser faire usage de son propre entendement, telle est la devise des Lumières » . Oser, parce que les préjugés se maintiennent par l'accord intéressé des forces féodales qui prospèrent sur l'abrutissement du peuple, nobles et clergé .

Ce modèle est une doctrine bourgeoise dans le contexte de la révolution française, et de la révolution industrielle, tous les obstacles au développement du Système, comme les complexes traditionnels de structures familiales et de croyances, pouvant ainsi être qualifiés de « préjugés » et détruits par la « Raison », autre nom de l'idéologie racine en contexte de guerre idéologique d'anéantissement, par exemple dans les formes coloniales de l'extension du Système, en Vendée comme en Afrique .

Ce modèle de la Raison fut très analogiquement répliqué par le discours de la Gauche, prétendant lutter contre le capitalisme bourgeois . Les Préjugés devenant les idées libérales favorables à la bourgeoisie, et la Raison devenant synonyme de conscience de classe, la Science étant la théorie marxiste-léniniste .

Nous parlons pour l'instant du complexe idéologique de la Raison tel qu'il se développe dans les Lumières . Le développement de l'idéologie bourgeoise reprend et remobilise de très anciennes dichotomies sémantiques occidentales indéfiniment analoguées dont il n'est pas possible par l'archéologie, sans doute, de retrouver la première . Sinon que cette dichotomie originaire est sans doute la matrice dichotomique même, parallèle à la construction individuelle de la dichotomie Moi vs Non-Moi, immanente à la structure intentionnelle de la conscience – la structure essentielle de la conscience est une structure sémiotique de puissance indéfinie, selon le mot d'Aristote, l'âme est en quelque sorte toute choses . Et aussi bien sûr, de la construction sociale des groupes humains, de Nous vs Non-Nous, de la constitution corrélative de la civilisation et de la barbarie . Jack Goody est l'anthropologue qui les a le plus finement analysées, dans sa critique de l'œuvre de Levi-Strauss ; je ne peux y revenir de manière complète dans un texte court . Une culture comme la nôtre est bâtie sur des dichotomies sémantiques fondamentales, qui se répliquent indéfiniment dans toutes formes de textes . Une des plus puissantes et multiformes peut être nommée l'opposition nature v.s culture .

Pour produire une idéologie, il n'est pas économique de créer des structures sémantiques nouvelles, qui seront en outre très difficiles à diffuser, comme est difficile de diffuser une langue nouvelle dans un milieu linguistique sans vides . Il est plus facile de répliquer des structures et des matrices de jeux de langage déjà communes dans la culture cible, en déplaçant les références de ces matrices . L'innovation ne réside pas dans les structures, mais dans l'extension des champs où on les applique . Cette technologie idéologique est fonctionnelle à un Système idéologique comme celui que nous étudions et subissons, car il fonctionne comme extension et intensification toujours renouvelée de matrices univoques, et non dans la génération créative de matrices nouvelles – mode de fonctionnement qui explicite la désertification des mondes culturels que produit cet arraisonnement de la culture, cette normalisation générale . Comme le sous-système idéologique ne crée pas de matrices sans nécessité, ce sous système manipule les structures les plus profondes des mondes sémantiques de la culture . De ce fait, l'opposition nature v.s culture est devenue un pôle dominant de la structure générale de l'idéologie racine .

Pour prendre l'exemple du racisme biologique, le champ sémantique propre au règne animal (domestiqué ou non) comprend race, sélection, pur-sang, pure race, etc ; il n'est pas habituellement possible de l'appliquer à l'homme (l'homme civilisé, celui qui est « comme nous, normal quoi »), pas plus que pattes, gueule, etc . L'application de ce champ à l'homme était déjà connue depuis très longtemps comme expression de l'insulte, et du rejet hors du monde habité par les hommes « normaux » . Ainsi le barbare, le sauvage, la sale gueule, etc . De manière globale, l'idéologie valorise le locuteur et participe à la construction d'une image positive de lui-même, qu'il soit le civilisé opposé au sauvage, ou les lumières face au ténèbres, ou l'homme de raison face au fanatique, le tolérant face à l'intolérant, et toutes ces risibles procédures d'autosatisfaction . Le déplacement à l'homme des catégories sémantiques de l'animal n'est péjoratif que parce qu'axiologiquement, l'application à un étant de termes issus de ce champ le pose immédiatement comme hiérarchiquement inférieur à l'homme . C'est l'aspect à la fois identificateur et hiérarchisant des classifications sémantiques . Les règles du langage concernant l'utilisation des termes de ce champ sont par contre maîtrisées par la plupart des locuteurs . De plus, la structure syntaxique des propositions est en général identique, ce qui réduit l'apprentissage à de simple question de vocabulaire, c'est à dire au strict minimum . L'apprentissage de l'idéologie raciste biologique se fait alors de manière syntone au moi (JE suis de race supérieure) au niveau minimum de la répétition, la fameuse répétition hypnotique de Mein Kampf, puisqu'il ne s'agit que d'acquérir une matrice sémantique, la syntaxe étant acquise . Une matrice de langage est une matrice d'action, de droit . De ce fait, ce qui relevait de l'insulte ou de la xénophobie ordinaire peut être instrumentalisé en arme de guerre idéologique ; et les matrices et procédures d'action réservées aux bêtes dans l'industrie agro-alimentaire être appliquée à des hommes . J'ai déjà averti, et je répète cet avertissement, aux idéologues ignares qui croient humaniste de travailler à estomper la démarcation anthropologique entre l'homme et l'animal . La pression du Système est infiniment plus puissante, pour traiter à nouveau les hommes comme des bêtes, que les bêtes comme des hommes, pratique distinctive des enclaves de l'oligarchie, où la misère des autres hommes n'émeut guère .

Pour éclaircir ce propos aussi essentiel que difficile, non intellectuellement, à la manière du théorème de Gödel, mais par les résistances d'une adhésion naïve au monde de l'idéologie, je cite ce passage de Watzlawick, changements, paradoxes et psychothérapie : « notre expérience du monde repose sur l'ordonnance des objets de perception selon des classes (…) les classes ne sont pas formées selon les propriétés physiques des objets mais surtout d'après le sens et la valeur qu'ils ont pour nous (…) une fois qu'un objet est conçu comme appartenant à une classe donnée, (…) cette appartenance s'appelle sa « réalité » : ainsi, celui qui le voit comme appartenant à une autre classe doit être fou(...) » . Même si les formulations de ce texte sont infiltrées d'idéologie ontologique, le contenu est globalement exact et clair . En effet, pour la critique : il n'existe ni expérience du monde, puisque le monde est la puissance d'horizon où toute puissance pensable est enclose, alors que l'expérience ne peut être qu'expérience de l'acte ; ni objet de perception, puisque l'objet est la recollection idéale d'un ensemble indéfini de perceptions continues et diverses, ni propriétés physiques intrinsèques d'un objet (objectif) qui s'opposeraient à un sens et à une valeur « pour nous »(subjectif), puisque les propriétés physiques elle-même sont relationnelles de droit, comme le poids, la vitesse, ou de fait, c'est à dire ne peuvent être ni pensées ni mesurées sans penser et réaliser une relation . Ce qui demeure fondamentalement, c'est que la pensée moderne pense le classement de l'objet, sémantique et axiologique en un seul mouvement, comme l'expression de sa nature, ou essence, un intrinsèque fermé sur lui même, une identité indépendante des liens que l'étant peut à postériori avoir avec « son environnement », et une autorité absolue . Notre propre position est que cette identité intrinsèque est illusoire, et que l'on nomme « objet »les pôles plus ou moins consistants et autonomes de systèmes de liens . Dans cette perspective on ne peut penser « l'environnement »d'un « objet » ; il est un champ qui détermine des polarités .

La démarcation homme vs animal est une analogie de la démarcation générale nature vs culture . Pour montrer cette puissance officielle, je cite un texte caractéristique, dont l'aspect caricatural est pratique pour cet usage-j'aurais pu prendre Levi-Strauss, comme Jack Goody le fait sans scrupules excessif pour le respect dû aux icônes de la culture moderne . Il s'agit de l'article Science du Grand Larousse de 1932, donc contemporain de la fin de période du surréalisme selon Debord . Ne doutons pas, en attendant, que des structures aussi simplistes ne se retrouvent sur Wikipedia, et sous la plume de grands scientifiques contemporains comme XXXXX . Simplement, ce sont les nôtres, nous y sommes moins sensibles . Ne cédons pas à l'illusion progressiste . Être d'avant garde, c'est comprendre les certitudes du contemporain comme des préjugés toujours déjà archaïques .

« Les documents permettant de reconstituer la préhistoire de la science sont des objets (…) ne nous donnant que des renseignements bruts, il faut y rajouter des comparaisons avec le primitivisme actuel . On entend par ce terme : la mentalité des peuplades encore sauvages aujourd'hui (v . Ethnographie) ; le résidu des croyances ancestrales qui subsiste (…) de nos populations rurales (v . Folklore) . Enfin l'étude de la mentalité de l'enfant (v . Psychologie enfantine)... »

L'analogie sémantique entre sauvages, ruraux, enfants, et apaches ou voyous parisiens -voyez le criminel comme atavisme et arrêt de développement de Lombroso- est faite d'une manière difficilement contestable . Tous sont du côté « sauvage », par opposition au doctrinaire bourgeois, « civilisé » . Ces structures informent encore la pensée sauvage de Levi-Strauss, je reprends à mon compte ce jugement de Goody (1979) :

« Lévi-Strauss essaie bien de se démarquer des opinions de ses prédécesseurs, mais la manière dont il décrit ces deux formes de la connaissance est manifestement en rapport étroit avec la vieille dichotomie entre primitif et civilisé ; dichotomie qui, dans sa terminologie, devient celle entre « sauvage » et « domestiqué » et qui s'applique tout spécialement (…) à la pensée des acteurs en cause (…) cette dichotomie est en continuité avec les représentations les plus courantes (...) »

Nommer le civilisé domestiqué montre une certaine sympathie pour le sauvage, mais ce qui importe le plus est de comprendre que dès lors que l'on pose le sujet sous forme dichotomique, la construction dichotomique de l'objet d'étude, de nécessité sémantique interne, écrase tout autre contenu dans son ordre de fer . Avant de montrer archéologiquement (par l'étude des principes originaires) la nature du concept d'inconscient dans l'économie de la psychologie moderne, je ne résiste pas à vous livrer ce tableau de la psychologie du primitif du l'article de 1932 cité :

« Le primitif n'est pas dépourvu d'une certaine curiosité intellectuelle (…) mais il est incapable d'y satisfaire correctement par l'observation attentive et la comparaison critique entre les observations . Il est trop émotif, son imagination l'entraîne . Il distingue mal entre ses visions, ses intentions, ses rêves et la réalité perçue (…) dominé par la peur (…) c'est le règne de la sorcellerie . »

Symétrie sémantique implicite : le savant occidental moderne (qui écrit ce texte) a aussi une curiosité intellectuelle . Il est capable d'y satisfaire correctement par l'observation attentive et la comparaison critique . Il maîtrise son émotion et ne se laisse pas entraîner par son imagination . Il distingue entre ses visions, ses rêves et la réalité perçue . Il garde son sang froid . C'est le règne de la Science .

On voit bien que la co-construction sémantique des objets primitif-civilisé l'emporte largement sur toute observation attentive ou toute comparaison critique, et que parle non la Science idéale revendiquée, sinon comme personnage de fiction, mais la machinerie sémantique de l'idéologie qui est la matrice de ce genre de texte .

L'homme est, dans l'essentiel des cultures, un microcosme . Cela signifie très sérieusement que le discours psychologique n'est en général guère plus que la réplication analogue des matrices sémantiques appliquées sur le monde . Cette analogie de la conscience au monde est aisée à comprendre si l'on rappelle que l'âme est, en quelque sorte, toutes choses, c'est à dire en puissance signe de toute chose . Principiellement, toute prétention à la science psychologique doit s'appuyer sur une ontologie, c'est à dire un discours sur l'essence du monde phénoménal, permettant ainsi de distinguer ce qui relève de la psychologie et ce qui relève de la réalité, la psychologie se situant dans l'écart entre le concept de l'être en soi, et le concept de l'être pour soi – sans une pensée de cet écart, il n'y a tout simplement pas de psychologie possible . L'angéologie peut ainsi, selon la démarcation, être un genre de l'ontologie, ou de la psychologie . L'exemple de la sophiologie psychologique d'Ibn Arabi, ou d'Avicenne, étudiée entre autres par Henry Corbin, permet une comparaison anthropologique avec la psychologie propre à l'idéologie occidentale actuelle . Mais cette démarcation n'est en rien une donnée brute, sinon par l'idéologie générale dans laquelle se construit l'objet d'étude, et qui est comme le milieu nutritif de la science et de son objet, celui où ils se constituent comme tels .

Qu'est ce donc que l'inconscient dans le cadre de l'idéologie racine, c'est à dire quand la dichotomie conscient vs inconscient est la réplication analogique dans la construction de l'objet « psychologie humaine », de la dichotomie fondamentale nature vs culture, ou encore (Lumières, raison, science) vs (obscurité, irrationnel, délire) ?

L'inconscient, en tant qu'opposé sémantique du conscient, est le réservoir en l'être individuel de la sauvagerie sémantique générale, c'est à dire issue de la réplication de la dichotomie fondamentale nature vs culture . Comme conscience, calcul et raison sont corrélatifs dans l'idéologie racine, l'imagination est considérée comme irrationnelle dans la plupart des psychologies, alors qu'à l'évidence l'imagination est parcourue de structures sémantiques rationnelles dans leur genre . A ce titre encore, l'inconscient peut être pensé, comme le note Debord, comme le réservoir de l'imagination . L'inconscient est ainsi dans le microcosme, l'homme, ce qu'est la forêt et le recours aux forêts dans le macrocosme . L'inconscient est irrationnel, inquiétant, et porté au vices et à la cruauté . Chez un Gustave le Bon, il est ce qui explique le comportement « irrationnel, cruel et sauvage » des foules . L'inconscient surréaliste n'est pas l'inconscient freudien, il est le concept général né dans le champ de l'idéologie, et s'appuie autant sur Sade que sur Freud .

Les surréalistes, en annexant l'inconscient, se réclament du négatif construit dans leur culture même, et sont les successeurs analogues, sur cette position dans le champ culturel, du romantisme noir . L'œuvre de Maurice Barrès, qui exalte un inconscient romantique, irrationnel, instinctif et déterministe – la conscience, quelle petite chose à la surface de nous même-a été une source ruminée d'Aragon, de Breton et de Pierre Drieu la Rochelle ; et cette convergence originaire avec l'archéologie des idéologies opposées aux Lumières permet de placer les racines du surréalisme dans l'histoire générale de la culture de l'Europe, qui est la dialectique des Lumières . L'orientation vers l'Occultisme de nombreux surréalistes n'est plus dès lors surprenante .

Le doctrinaire révolutionnaire est aussi Serpent, sauvage, enfui dans la forêt comme Tristan : le caractère sauvage de l'amour fou surréaliste, comme la réhabilitation fascinée des arts « primitifs » s'inscrit dans ces structures anthropologiques qui ne sont nullement imaginaires, ni propres à l'imaginaire . S'inscrire dans l'inconscient, ou le primitif, pour les surréalistes, n'est rien d'autre que choisir de s'inscrire dans le négatif de la culture dominante ; mais un négatif déterminé par la sémantique même de cette société, un négatif intrinsèque . La critique idéologique se doit d'insister sur le fait que cette négativité ne nie pas le cadre idéologique général, mais s'inscrit justement en lui . Au contraire, une Simone Weil, ou un René Guénon, s'inscrivent du dehors quand ils parlent d'états superconscients, selon une psychologie ternaire incompatible avec la dualité conscient vs inconscient : un négatif extrinsèque . Il est donc un négatif interne toujours déjà assimilé, ou la rébellion ; et un négatif externe inassimilable à la limite, ou assimilable par un plus long travail de métabolisation, qui est la révolte authentique ; et le surréalisme se plaça surtout comme rebelle . Cela explique à la fois son grand succès, l'étendue de son influence et de son prestige, et son échec métaphysique, révolutionnaire relevé par Debord .

Le travail essentiel de Freud est d'articuler la fascination nécessaire pour le négatif avec les nécessités du respect du cadre global de l'idéologie . En quelque sorte, Freud fait la conquête rationnelle de l'espace défini à priori dans le cadre général de l'idéologie racine comme irrationnel, ce qui n'est au fond pas difficile, puisque les représentations sémantiques de cet espace sont construites de manière exactement analogue, donc rationnelles au même degré, que celle de l'espace idéologique de la conscience et de la raison . Le travail de Freud est analogue au travail de Levi-Strauss ; il s'agit de métaboliser dans le système idéologique général des négativités internes, l'inconscient, la sexualité, voire externe, les barbares ou les sauvages, tous objets de construction sémantique étroitement apparentés .

La fascination propre à chaque culture pour le négatif intraculturel pourrait faire l'objet d'une étude approfondie, mais ce qui est essentiel à noter pour l'instant est que le négatif intraculturel est à la fois nécessaire à l'économie sémantique générale dans le détail de ses formes-il est l'obscurité sur laquelle la lumière du positif se détache visiblement, c'est à dire significativement – et l'objet d'une condamnation au silence . De ce fait, reconnu comme étant significatif et condamné au silence, le négatif intraculturel n'est pas sans analogies avec le Sacré . Condamné au silence, le négatif intraculturel est silencieusement dit dans toute parole, et pensé dans toute pensée explicite . C'est ainsi que l'idéologie échoue indéfiniment à se clôturer sans assimiler indéfiniment de nouvelles négativités nées de l'assimilation positive de négativités antérieures, selon un processus indéfini qu'accomplit par exemple l'évolution actuelle de l'Art contemporain . Cette injonction paradoxale de l'axiologie idéologique-ne dire ni ne penser ce qui se dit et se pense implicitement dans l'ombre de toute parole et de toute pensée- est sans doute l'absurdité la plus commune de ce Système idéologique qui se veut sans extérieur, sans xénophobie, par xénophobie pour la xénophobie . C'est là son refoulement essentiel pour la vie quotidienne, imprégnée d'une pesante hypocrisie, laquelle contredit sans cesse dans l'expérience les proclamations aux libertés de pensée et d'expression les plus étendues .

Dans la pratique, le travail de Freud est une herméneutique, dont le dispositif essentiel est de ramener les interprétations irrationnelles de l'inconscient, au sens de la rationalité des Lumières, à un sens rationnel dans le même horizon idéologique, c'est à dire aux besoins physiques et matériels, en les orientant vers le refoulé, la culpabilisation, bref vers tout ce qui dans l'économie individuelle est symptôme de souffrance liée aux limitations internes liées à l'idéologie, quand elles affrontent des puissances effectives mais niées .

Le refoulement le plus grave, dans l'idéologie racine, n'est pas pourtant le refoulement des désirs sexuels, ou des désirs obscurs de mort de l'objet aimé, ou l'aveuglement volontaire sur les liens entre la jouissance et le plaisir, ou entre la volupté et la mort ; il est le refoulement du caractère signifiant, transcendant au monde des choses de ces puissances, le refoulement de leur puissance d'outre entendement qui résonne dans toutes les grandes cultures humaines . Cette puissance est appelée Lumière des lumières par Leibniz, à la suite d'une antique tradition de pensée .

Freud, en dévoilant un refoulement acceptable dans le cadre de l'idéologie, porte loin la capacité d'intégration des Lumières en surmontant le défi des ténèbres de l'inconscient, en y intégrant la raison et les besoins individuels, et une économie somme toute physique, plus exactement thermo-dynamique, celle d'un système de forces et de pressions . Le succès de Freud n'est pas à chercher ailleurs que dans la logique sémantique du champ culturel au moment de la crise majeure des Lumières qui marque le XXème siècle . Il permet d'intégrer la part assimilable du négatif à l'œuvre, et de surmonter la crise, mieux que Jung, qui s'approche par trop de la réaction romantique, au point de travailler plus tard, à Eranos, avec Eliade et Corbin, ce dernier trouvant dans la philosophie iranienne un appui à une sortie pure et simple des univers de l'idéologie racine . La sortie pure et simple, est effectivement plus angoissante et folle pour la plupart des occidentaux que toutes les pensées sauvages, toutes les forêts métabolisées par la psychanalyse, et ramenées à l'intelligibilité conforme de l'idéologie .

Il devient aisé de montrer la vérité du jugement de Debord sur les étroites limites de l'inconscient freudien : l'inconscient freudien fait très vite retour à ce qu'il a quitté, la raison instrumentale, et ainsi devient vite d'une pauvreté mécanique standardisée .

Debord : « Nous savons finalement que l'imagination inconsciente est pauvre, que l'écriture automatique est monotone, que tout un genre d' « insolite »qui affiche de loin l'immuable allure surréaliste est extrêmement peu surprenant . La fidélité formelle à ce style d'imagination finit par ramener aux antipodes des conditions modernes de l'imaginaire : à l'occultisme traditionnel (…) la découverte du rôle de l'inconscient a été une surprise, une nouveauté, non la loi des surprises et des nouveautés futures (...)

Les courants lacaniens, quoique issus dans une certaine mesure de Freud, ne se situent pas dans l'essentiel de la tradition négative, romantique, des surréalistes . Ils sont une étape nouvelle de métabolisation du négatif, de la dialectique de la raison . Leur situation sera examinée en 5-2 .



(Rogier Van der Weyden : l'annonce faite à Marie-symbole de l'intervention historique de l'inconditionné, ou Ange de la face .)


Nous ne cherchons pas prioritairement à faire un commentaire linéaire du texte de Debord, mais bien à renouveler et approfondir les perspectives des mouvements révolutionnaires en Europe . De ce fait, cette discussion nous paraît parfaitement à sa place . Ceux qui en doutent, eux, ne le sont pas . Tourne tes pieds en arrière et non en avant .

L'opposition, ou négativité, aux sous-systèmes idéologiques du Système général qui s'élabore dans ces courants ne peut être négligée . Elle ne porte plus sur la négativité de l'inconscient en tant que concept, dans le champ sémantique de la culture d'une époque, comme l'époque du surréalisme ; elle porte sur la négation de l'anthropologie nécessitée par l'idéologie racine .

Cette anthropologie est issue du concept de la toute puissance élaborée par Duns Scot dans un cadre théologique, analogué pour définir le pouvoir absolu du monarque, puis la toute puissance individuelle de l'individu moderne, roi absolu d'un univers île où goûts et couleurs ne se discutent pas, univers île qui entrent en contact avec les autres par des marges, par des échanges monétaires et des contrats . Cet individu tout puissant qui définit librement son genre, sa consommation, son vote, et tout ça . Et qui détermine librement et rationnellement ses choix, non sans quelque erreurs de jugement dont rend heureusement compte la sociologie de l'individualisme méthodologique, rendant ainsi possible l'équilibre général harmonieux du marché, par les beautés de l'émergence de l'ordre du chaos . Cet individu qui part, grâce au polocolisme, à la recherche de lui-même en croyant qu'il va trouver quelque chose de consistant, son essence, sa légende personnelle, mais caché par la laide oppression des autres, qui sont l'Enfer de ce royaume, d'après Tartre lui-même .

Cet individu est à la fois nécessité par toutes les représentations du marché, du contrat social libre, du sujet moral qui accomplit des choix, individuellement ou par statistiques, sondages, votes, bref par tous les fondements idéologiques de la société moderne, comme cette plaisanterie qui s'appelle Économie, et cette autre Politique, et les Autres êtres consistants indépendants, monstrueuses créatures allégoriques du spectacle idéologique moderne - tant et si bien que la mort de l'Homme annoncée à grand frais de trompette ne fut suivie, il y a quelques décennies, par aucun enterrement significatif .

Ce modèle de l'individu est évidemment l'image de la Raison et de la Conscience auxquelles, sémantiquement, s'opposait l'Inconscient surréaliste . Mais les critiques lacaniennes ne portent pas sur les droits de la sauvagerie, de la surprise ou du désir, tout domaines où l'individu roi et consommateur moderne est parfaitement à l'aise quand le puritanisme de la morale de production, encore dominante en 1957 en Europe, s'atténue vers la morale fonctionnelle complémentaire de consommation et de destruction . Les critiques lacaniennes portent sur l'individu entant que concept pensé comme un objet, une substance .

La chose que je suis – the thing I am – dit le poète, inconnu à lui même (Shakespeare, Borges) .
Le management généralisé a semblé l'ultime étape de l'occidentalisation du monde . Ficelé par les propagandes, comptabilisé par l'économie, coupé en morceaux par la science, l'humain demeure cette chose que je suis, qui résiste, insondable, inexpugnable, horizon qui toujours se dérobe . Cette « Chose » là n'est pas globalisable .
Pierre Legendre, Dominium Mundi, l'Empire du Management, Mille et une nuit, 2007 .

Le moi n'est pas une substance, mais dans un inconscient structuré comme un langage, un nœud de positions dont le moi n'est qu'une facette . En clair, le moi n'est un être que parce qu'en la psyché il est du non-moi, une structure qui dépasse le moi et sa volonté . De ce fait la toute puissance du moi est aussi une grande déstructuration et faiblesse du moi, un malheur et une souffrance . Les conceptions idéologiques de la toute puissance du moi sont dévoilées comme des manipulations des êtres humains par le désir, car il y a désir, ça désire et je dis que JE désire . L'exemple de la toxicomanie montre assez que le désir n'est pas volontaire : je ne désire pas ce que JE veux . Désir et volonté ne sont pas uns et même . C'est le fondement du Manuel d'Epictète de parvenir à une telle fusion de contrôle, la volonté absorbant le désir pour garanir la liberté . Je ne peux pas à volonté devenir homosexuel, ou fétichiste du parapluie noir, et réciproquement, abandonner ces désirs qui me possèdent et me déchirent . Le désir peut être une souffrance atroce . De ce fait « le choix de ma sexualité, de mon genre », que construisent les gender studies est un premier mensonge de l'idéologie . L'objet de mon désir s'impose à moi ; et je peux vouloir arrêter la drogue pour le chocolat, et n'y pas parvenir . L'idéologie masque sans arrêt ce fait que mon désir peut servir à me manipuler et à me dominer, ne serait-ce que par l'humiliation, thème central de l'extension du domaine de la lutte de Houellebecq, à l'époque où il était écrivain .

Le moi comme effet de structure que je ne maîtrise pas permet aussi de dénoncer les mensonges du contrat social, ou toutes ces thèses extrêmement favorables à la tyrannie qui posent que toutes les positions de liens d'une personne, comme sa filiation ou son sexe, ne sont que socialement construites et purement arbitraires, par exemple dans le cadre à la moraline de défendre en apparence le droit à l'enfant des homosexuels . Cela paraît bénin et moralement satisfaisant .

Il n'existe aucun droit à l'enfant, car un droit est une puissance que doit garantir la société, et la société humaine ne peut être sans réflexion, aveuglée par la moraline, arraisonnée à développer la puissance technique qui permette de satisfaire de nouveaux droits, sans considérer que le déchainement de la puissance dans le Système n'est pas seulement un bien, mais en plus une obligation légale et morale . Par ailleurs, poser que la filiation est purement arbitraire revient à dire que la loi de l'État est le seul fondement de l'identité individuelle, ce qui revient à poser une toute puissance de l'État sur l'individu au nom de la liberté absolue de l'individu, qui devient une plasticité absolue, et soumise indéfiniment au jugement d'autrui . Ainsi la liberté absolue se transforme en asservissement absolu .

Les lacaniens parviennent donc à poser une fragile protection à l'idée de droit naturels de l'homme, le seul concept de droits antérieurs au droit positif, et donc non soumis à la puissance souveraine quelle qu'elle soit . La position de l'individu comme effet de structure permet en effet de soutenir qu'en tant que fondements de l'harmonie du psychisme, le respect de la filiation, l'éducation à la règle, l'encadrement de la culture symbolique et de la loi, la régulation consciente du désir contre la publicité et la consommation, sont du domaine des droits de l'individu . C'est à dire que la confusion absolue de l'idéologie racine est facteur de psychose, perverse, et produit non des individus libres, mais des êtres déstructurés, dépourvus d'épine dorsale et de contenu, fortement pulsionnels, incapables d'apprendre et de choisir-des êtres inférieurs . Telle est le résultat humain du chaos produit par le Système . Telle est la tendance des gender studies .

Les lacaniens tentent alors de réintégrer la réflexion politique et sociale selon un vocabulaire dont l'origine kantienne montre assez l'équilibre précaire .

En suivant le modèle linguistique, il est possible de fonder l’identité (la culture) sur un fondement transcendantal, donc en se détachant d’une transcendance trompeuse, elle-même effet de langage, et tout en échappant à l’ornière d’une immanence morcelée garante d’un échec. Un fondement transcendantal est un fondement transcendant aux individus mais immanent au groupe. Une structure linguistique (une langue naturelle, un langage quelconque, un code commun, une culture commune) sera toujours transcendante aux individus puisque ces derniers doivent s’y soumettre sans conditions, au risque de ne pas se faire comprendre. Pour que du sens émerge, pas d’autre choix pour les individus que de respecter une syntaxe commune, une grammaire, un algorithme, une règle, une structure, un ordre, une loi. L. Degryse, introduction au Créalisme .

Car voici la grande faiblesse que l'on retrouve ici comme chez Legendre . Le moi a besoin de références inconditionnées pour poser une santé et une puissance, comme le Père, ou la Loi . Mais ces mots, ces signes, ne peuvent être pensé que comme des signes sans référent réel, comme des immanences . La toute puissance est alors transférée de l'individu au groupe : le groupe produit le transcendantal sémiotique, produit Dieu le Père . Une telle pensée de l'inconditionné le réduit en réalité au conditionné . Le fond du lacanisme est analogue à la psychanalyse freudienne : il absorbe l'insaisissable, le négatif extrinsèque à l'idéologie, la divinité, dans le cadre de l'ontologie de la chose, puisque le divin devient le signe de la puissance du groupe humain qui le produit . A ce titre les lacaniens ne dépassent pas Feuerbach .

Les lacaniens défendent des puissances vides, sans consistance . Dans le cadre de la lutte idéologique, il ne peut naître de là aucune puissance, puisqu’ils demandent d'accorder une importance déterminante à des étants dont ils posent par ailleurs l'inexistence réelle ; face à un tel paradoxe, il ne peuvent rallier qu'une poignée d'intellectuels . Les sectes et les fondamentalismes religieux resteront puissants pour les masses . Une telle position est une névrose .

La névrose est de vouloir simultanément tenir des thèses incompatibles . Ainsi, défendre une position structuraliste de l'identité humaine, qui dissout toute essence et toute liberté, et exige de poser des cadres puissants pour garantir la consistance du moi ; sans entrevoir que cette exigence de consistance, cette garantie est exigée par l'idéologie même qui pose le caractère substantiel illusoire de l'identité .

Beaucoup plus grave encore, le lacanisme est la formulation paradoxale d'une position structurale de la substance humaine dans le cadre de l'ontologie de la chose, qui pose la ré-alité, le caractère de chose, comme premier analogué et étant de référence de tout être de l'étant . Alors l'identité humaine, premier analogué authentique de l'identité prêtée aux choses, devient une construction largement illusoire ; ainsi en recherchant la fondation d'une consistance, en vient-on à formuler la mort de l'homme comme un progrès . Comme il n'existe à l'évidence aucune ré-alité de la transcendance divine, ils en concluent à la validité des concepts de signes sans signifiés, sans référence, et à la construction purement sémiotique des discours portant sur l'insaisissable et l'inconditionné . A ce titre, ils se montrent incapables de penser une véritable pluralité des mondes . Ils sont donc dans une défense désespérée, contradictoire, et au fond inaudible .

Rien n'empêche dans la conception transcendantale de l'inconditionné comme Mythe nécessaire à l'être humain né dans le Spectacle du Code de revenir finalement à la toute puissance infantile de la communauté humaine, et donc à un inconditionné purement verbal, mais inconsistant . La vérité demeure que l'être véritable n'est pas crée par l'homme, ni par la volonté ou les accidents de la communauté humaine, et qu'aucun jugement ou imagination ne peut faire de moi un être volant, capable de sortir vivant de la chute d'une falaise .

(…) Ce sont des faits . Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde . Mais ce qui nous intéresse maintenant, c'est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis . Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle lorsqu'on coupe la tête d'un homme, sa vie s'arrête, lui même se transforme en cendres et s'évanouit dans le non être . Il m'est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d'une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de rigueur ni d'ingéniosité . D'ailleurs, toutes les théories se valent . Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi . Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je suis heureux de boire à l'être !
Mickhaïl Boulgakov

Le lien essentiel, originaire, d'analogie entre la pensée de l'être et celle de la vie bonne, qui fonde la volonté de puissance s'expliquant indéfiniment dans les mondes comme un feu, ne peut être compris par les lacaniens . L'être pensé dans le cadre de leurs ingénieuses théories est un évanouissement – et ils rendent l'évanouissement et la disparition équivalent à l'inconditionné et à l'insaisissable . Pourtant même aux sociétés et aux nations, même à César il manque tant et tant d'être . Les lacaniens ne sont pas des penseurs conséquents, et ne peuvent défendre jusqu'au bout ce qu'ils veulent défendre . Ils veulent poser un être qui n'est pas, un non-être puissant pour rester dans le cadre de l'idéologie même qu'ils veulent déconstruire dans son analogué comme pensée du sujet . Ils sont tièdes . Que n'est tu froid ou bouillant ! Mais tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche .

Dieu, le Diable ne sont pas un signe, mais une puissance réelle . Comment la volonté de puissance qui s'exalte peut rejeter une telle puissance pour plaire à une idéologie morte ? Le pluralité des mondes a été niée par les penseurs en guerre contre la Sainte Alliance, qui instrumentalisait les mondes pour assurer une domination temporelle au service de la production et de l'exploitation . Nous ne pouvons refuser de nous armer des états multiples de l'être contre la Sainte Alliance unidimensionnelle du marché libre et non faussé . La castration peut-elle être vraiment désirée par les philosophes de l'avenir ? Nietzsche dit : je ne pourrais croire qu'à un Dieu qui saurait danser . Dieu danse, comme l'air surchauffé au dessus des plaines, comme les amants dans l'extase des entrelacements .

Poser des signes sans signifié est vanité, avidité du vide . L'Être est . Le non-être n'est pas . (…) et c'est le même que de penser et d'être . L'être n'est pas un effet du signe, mais bien l'inconditionné, le brasier sur lequel se lèvent toutes formes .

Mais si nous produisons l'illusion qui disparaît dans l'évanouissement, nous ne produisons ni ne maîtrisons l'insaisissable et l'inconditionné . L'insaisissable nous produit, et produit l'illusion des mondes des choses, de ces choses consistantes sur lesquelles nous fondons des vies illusoires .

Nous ne possédons pas l'insaisissable . L'insaisissable nous possède .

Viva la muerte!



(Caligula, Tinto Brass, 1979)

§ : 13 Debord : Le surréalisme, s'opposant à une société apparemment irrationnelle, où la rupture était poussée jusqu'à l'absurde entre la réalité et les valeurs encore fortement proclamées, se servit contre elles de l'irrationnel pour détruire ses valeurs logiques de surface . Le succès même du surréalisme est pour beaucoup dans le fait que l'idéologie de cette société, dans sa face la plus moderne, a renoncé à une stricte hiérarchie des valeurs factices, mais se sert à son tour ouvertement de l'irrationnel, et des survivances surréalistes par la même occasion . La bourgeoisie doit surtout empêcher un nouveau départ de la pensée révolutionnaire . Elle a eu conscience du caractère menaçant du surréalisme . Elle se plaît à constater, maintenant qu'elle a pu le dissoudre dans le commerce esthétique courant, qu'il avait atteint le point extrême du désordre (…) elle discrédite toute recherche nouvelle en la ramenant automatiquement au déjà vu surréaliste (…) le refus de l'aliénation dans une société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au respect de l'aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout . Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner .

Suivant le rapport sur la construction des situations, nous arrivons maintenant à un tableau général de la culture bourgeoise . Le champ culturel en 2010 a beaucoup évolué dans son écume par rapport à celui de 1957, mais les évolutions essentielles de l'idéologie d'un monde, le rythme propre du domaine historial, ou savoir objectif, sont liées à une temporalité séculaire dont les lignes tectoniques se retrouvent encore très largement . Par ailleurs, dans la perspective de la construction puissante d'une négativité dialectique de la culture moderne, les termes même de Debord doivent être soigneusement compris .

Debord travaille tout d'abord une contradiction, la rupture (...) poussée jusqu'à l'absurde entre la réalité et les valeurs encore fortement proclamées ( ...)dans la culture bourgeoise et l'œuvre propre du surréalisme qui se servit contre elles (les valeurs bourgeoises) de l'irrationnel pour détruire ses valeurs logiques de surface .
Le vocabulaire est caractéristiquement quelque peu confus .

Ces valeurs logiques de surface sont en quelque sorte les vestiges symboliques de formes culturelles dépassées par le procès de la reproduction matérielle de la société, ou réalité . Nous sommes là dans un marxisme orthodoxe, avec la dérive dialectique entre la structure déterminante et la superstructure déterminée . La dérive permet une instrumentalisation défensive des mondes symboliques dépassés, auxquels s'attache la classe dominante pour le profit de sa domination et la reproduction de l'exploitation . Cet écart entre le monde symbolique qui ordonne la vie et le monde réel est une aliénation pour ceux qui ne peuvent y creuser une négativité critique ; aliénation, à savoir que leur vie symbolique est étrangère à l'essence de leur situation matérielle dans le procès de reproduction du Capital, ou réalité .

Le problème semble être d'abord d'attaquer et de détruire les formes symboliques conçues comme dépassées, formes logiques, ou cohérentes en apparence et en fonction, fonctionnelles ; mais de surface, puisque contradictoires avec la réalité de la superstructure . L'irrationnel dont il a été question, nous l'avons déjà situé précédemment dans son champ sémantique cyclique . Il ne s'agit pas, à travers le mot irrationnel, de penser à une arme conceptuelle précise ou rigoureuse, mais à un positionnement idéologique dans le champ de la société bourgeoise, donc dans un champ pensé comme dépassé . L'irrationnel surréaliste se détermine sur un horizon de sens dépassé ; il est donc dépassé dès sa formulation même, étant le dépassement relatif à une forme posée comme sans vie, c'est à dire plus exactement sans charge de réalité, impuissante .

Si les formes de la culture bourgeoise contre lesquelles se détermine le surréalisme sont mortes, sans charge de réalité, d'une si caractéristique impuissance, le surréalisme ne rompt que des cercueils, et permet non pas une révolution réelle à partir de la culture, mais un spectacle de révolution dans les limites de la culture bourgeoise : le surréalisme dès l'abord est le sacrifice sanglant qui redonne vie aux formes mortes détestées . Ainsi à l'intérieur de la culture bourgeoise dans ses versions les plus avancées, le succès même du surréalisme est pour beaucoup dans le fait que l'idéologie de cette société, dans sa face la plus moderne, a renoncé à une stricte hiérarchie des valeurs factices, mais se sert à son tour ouvertement de l'irrationnel, et des survivances surréalistes par la même occasion . La bourgeoisie doit surtout empêcher un nouveau départ de la pensée révolutionnaire . La culture fonctionnelle au Système s'est ainsi considérablement renforcée de la diffusion neutralisée du surréalisme . Cette culture est ainsi moins factice, moins décalée, plus vivante, plus à même de satisfaire fonctionnellement des besoins spirituels auxquels le Système ne peut répondre pleinement .
Il parvient à en rendre l'absence plus supportable, presque souhaitable, plus aisée à affronter que l'âpre saveur du désir non médiatisé par des objets de consommation . La littérature, la poésie, la philosophie, la méditation Zen, l'érudition concernant les négativités passées, comme la démonologie,et les formes passées de la pensée révolutionnaire, les arts les plus raffinés peuvent ainsi devenir des activités compensatoires de l'absence fondamentale de la vie humaine dans le Système . Ces formes évitent la violence intérieure déchirante de la confrontation réelle à la négativité, confrontation qui nécessite une attitude mentale qui fera l'objet d'un texte complet . Le Système utilise sans cesse la mithridatisation idéologique, en neutralisant puis en assimilant au service de sa puissance les idéologies les plus puissantes nées des sous-champs culturels qui lui sont marginaux .

Ainsi est pointé ce paradoxe si vif dans l'ultra-gauche, qui fait que les pensées et les hommes issus des mouvements d'ultra-gauche parmi les plus radicaux sont massivement passés au service du Système . Cette capacité indéfinie d'assimilation du négatif distingue puissamment les formes modernes de régulation du négatif des formes anciennes, l'hérésie, la sorcellerie, et autres . Les formes anciennes sont la destruction pure et simple du négatif par des institutions spécialisées . Les formes modernes sont l'assimilation du négatif par la destruction localisée, ou guerre chirurgicale, des formes symboliques et sociales dépassées . Les survivances non encore déracinées de ces formes condamnées passent alors en négatif - scories du développement du Système, développement dialectiquement destructif-créatif - je pense bien sûr à Schumpeter .

Ainsi la défense du monde rural, ou d'autres formes en voie d'être broyées par le Système, comme le catholicisme, passent insensiblement de forces instrumentalisées, bêtement triomphantes, conservatrices de l'oligarchie, au statut de négativités écrasées par l'impuissance et leur propre incompréhension de la réalité, faute de conceptualité adaptée .

Il n'est pas, dans un champ de force, de position absolue, de réactionnaire par nature, ou de révolutionnaire par nature . Ainsi les forces qui ont soutenu un État capitaliste comme le Second Empire, les catholiques ruraux, peuvent-elles être mises à genoux par l'État capitaliste suivant . Le régime actuel et son ivresse de la réforme, la Sainte Alliance de la concurrence libre et non faussée, peut ébranler les idéologues les plus enracinés dans une tradition politique, qu'il soient de gauche progressiste – le progrès étant instrumentalisé en progrès de l'exploitation totale, ou de droite traditionaliste, qui voient une droite déchaîner, au profit de l'exploitation encore, les forces de dissolutions des hiérarchies et des liens sociaux .

Les forces de négativité issues du passé peuvent même acquérir la lucidité de l'analyse de leur position, et devenir révolutionnaires ; c'est toute la dialectique de la thématique de la Révolution conservatrice, ou de la Contre Révolution culturelle .

De ce fait le surréalisme a servi le Système en permettant d'en finir avec la société de morale chrétienne qui ne pouvait que freiner l'orgie de consommation, ou destruction, termes dont il fait penser l'essence commune, orgie rendue nécessaire par le développement du capitalisme et par l'intégration de la reproduction-fonctions dites de santé, encadrement, éducation, insertion...- des travailleurs dans la reproduction générale du Système . Cette intégration rend les luttes sociales classiques rituelles et parfaitement impuissantes en général – c'est un problème très solidement pensé par les meilleurs courants de l'ultra-gauche . Dans cette approche, seule la finalité, la puissance qui se manifeste en acte, est prise comme la signature du Système, et non aucune forme transitoire en acte de l'organisation sociale adapté à cette fin dans un cycle historique . Le mot reproduction ne doit pas leurrer ; il ne s'agit pas d'un strict maintien de l'ordre des choses, mais d'un processus où destruction et production se servent mutuellement au service d'une entéléchie unique, qui est la maximisation de l'expansion de la puissance matérielle au profit du tout petit nombre, de l'oligarchie, qui ne peut être assimilée à la bourgeoisie .

Nous vivons dans un système social où le règne de la bourgeoisie ou de la bureaucratie des pays de capitalisme d'État a pris fin insensiblement, au profit d'un triomphe silencieux de l'oligarchie . La domination pratique des oligarchies est écrasante, et les bourgeoisies urbaines sont réduits à la situation de serviteurs encore positifs de l'ordre social . Mais il semble probable que ces vestiges de l'ancienne bourgeoisie seront eux aussi écrasés, par pans entiers, devenant progressivement des freins au développement du Système . Et là encore, les représentants intellectuels des dominants d'hier sont dépourvus de l'outillage conceptuel qui leur permettrait de se penser, et donc de se défendre, à l'heure où ils passent en négativité aux yeux de l'oligarchie .

Le terme de réforme, issu de la sociale-démocratie progressiste, et qui visait des réformes sociales, sert surtout aujourd'hui le libéralisme le plus doctrinaire, idéologie de combat de l'oligarchie et de l'établissement de son règne de mille ans . Le terme de réforme est devenu synonyme de libéralisation, ou encore mise en conformité fonctionnelle optimale d'un secteur quelconque de la société, rien moins que son arraisonnement et son appropriation par l'oligarchie, ou privatisation . La Russie n'est pas le seul pays à avoir une oligarchie . L'oligarchie est la classe sociale qui se place au service de l'entéléchie .

La concentration du capital fait à l'origine de l'oligarchie une espèce spéciale de la bourgeoisie . Mais l'accumulation introduit une différenciation qualitative . La bourgeoisie historique se rapproche de plus en plus des classes moyennes salariées, tandis que l'oligarchie renouvelle un modèle comparable à l'aristocratie romaine des guerres civiles, à des personnages violents et avides comme Marcus Crassus, dont la fortune est tellement quantitativement supérieure que leur existence devient qualitativement incomparable au reste des catégories aisées . L'oligarchie croit pouvoir se passer de toute autre médiation que l'argent et la force pour régner, la puissance technique la mettant en capacité de s'affirmer par la violence pure, sans détours par un discours de justification de la domination par un quelconque service rendu à la communauté . Par dialectique négative, l'oligarchie est spontanément marxiste dans son analyse politique .

L'oligarchie fonctionne sur un mode de prédation des institutions publiques et des intérêts collectifs, et donc exténue toujours davantage les mythes de la République, sans parler de la démocratie, rendant raison à Marx voyant l'État comme la structure d'exploitation au service de la classe dominante . Les différents récits du mérite, de la délégation populaire du pouvoir, de l'impartialité de la justice, de l'égalité en droit, qui refleurissent par exemple aux États Unis à l'occasion du règne d'Obama tendent à devenir, par comparaison avec la réalité, des contes à dormir debout pour assurer le sommeil du peuple, ou le véritable opium du peuple . Ce voile miséricordieux de mensonges est ce qui permet l'effet de dévoilement, effet de dévoilement inauguré par le Prince, de Machiavel, et aussi l'effet hallucinatoire de Gommorha ; les propos d'Ellroy sur l'Amérique réelle née des égouts, ou encore l'effet corrosif de la sociologie d'un Bourdieu, par exemple la noblesse d'État . Dans la société du spectacle, la démocratie comme le vertu deviennent des spectacles, et insensiblement, quoique de manière décisive, rien de plus ; et le spectacle de la liberté le discours officiel de l'oligarchie .

Pendant les trente glorieuses, époque de l'expansion des situationnistes, la surproduction a été partiellement absorbée par l'expansion fonctionnelle de la puissance de consommation des salariés – le contexte de la guerre froide permettant en outre un rééquilibrage au profit des représentants intégrés des salariés dans le Système des profits . Dans ce contexte la fin de la société de la morale chrétienne, a été parfaitement fonctionnelle . Mais le triomphe actuel de l'oligarchie et le besoin de limiter la destruction des ressources rend fonctionnel le retour actuel de formes de moralisme . Ce moralisme est ascétique tant chez les écologistes que chez les droitiers naïfs . Ce moralisme est lui aussi parfaitement fonctionnel à l'ère de l'oligarchie, la petite bourgeoise fonctionnelle « écologiste », en quête de sens, semblant parfois penser « l'écologie » comme un passage à un ordre moral de la consommation, à une décence commune, la face cromwellienne du libéralisme . Idéologie dont l'oligarchie se tient parfaitement à part .

Le surréalisme a-t-il été menaçant ? Nous ne pouvons pas trancher . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque . Cette phrase rude m'incite cependant à juger que le surréalisme se place dans le champ général d'une révolution de l'intérieur d'une pensée bourgeoise .

La pensée officielle-officieuse du Système discrédite toute recherche nouvelle en la ramenant automatiquement au déjà-vu surréaliste . Parmi les stratégies de refus ou d'assimilation d'une pensée révolutionnaire, celle de la reconnaissance-classification est une forme de banalisation très efficace ; elle reconnaît l'homme assez souvent pour le mettre à son service et émousse toute l'extrême pointe, subtile et fragile, de la pensée . Pour les autres stratégies, la psychiatrisation et le renvoi sur la personne du penseur, malheureusement permise entre autres par des phrases de Nietzsche, l'ironie supérieure et méprisante du penseur de l'ordre dominant (dans le genre restons sérieux, il n'est pas possible de laisser dire cela!) sont aussi très banales . Voyez entre autre Schopenhauer, l'art d'avoir toujours raison . Je note simplement qu'une des plus répandues, la supériorité diagnostique ou psychiatrisation – je ferais un article à ce sujet – est aussi paradoxale que la position générale du scepticisme . Si en effet toute pensée n'est que (formule caractéristique d'un réductionnisme) le reflet de la biographie, ou des névroses, ou du champ d'expression de son auteur, la pensée « toute pensée n'est que (formule caractéristique d'un réductionnisme) le reflet de la biographie, ou des névroses, ou du champ d'expression de son auteur » n'est que le reflet de la biographie, ou des névroses, ou du champ d'expression de son auteur, et n'a donc aucune validité concernant une pensée étrangère à son auteur .

Debord, en héritier de la tradition marxiste et donc des Lumières, se moque du néo-primitivisme de certains héritiers du surréalisme, en attribuant cette position à la bourgeoisie cependant . Le refus de l'aliénation dans une société de morale chrétienne a conduit quelques hommes au respect de l'aliénation pleinement irrationnelle des sociétés primitives, voilà tout . Nous y reviendrons plus tard . Ce qui est indéfiniment plus discutable et mérite une ample étude reportée lors de la conception de la Situation, c'est le lien de nécessité conditionnelle établie entre rationaliser le monde et le passionner : Il faut aller plus avant, et rationaliser davantage le monde, première condition pour le passionner . L'application du rationalisme, même dialectique, ne s'est toujours avérée qu'être l'application d'une idéologie fonctionnelle au Système général .

Passionner le monde, comme le désir du surréalisme dans l'éternité le fonde, passe par la vie de la démesure des mondes, par l'invocation de la puissance de monde qui excède toujours les puissances de la raison . Car c'est la puissance qui fixe les limites des réalités, et non la raison, ou forme idéologique du possible d'un cycle .

Sans invocation, notre parole sera privée de toute charge d'être, et donc de puissance .

La suite de cette étude portera sur la décomposition, stade suprême de la pensée bourgeoise . Plus exactement sur la notion de stade suprême dans les procès de développement du Système, que ce soit le stade suprême du capitalisme ou d'autres . Il est à craindre que seule la destruction totale soit le stade suprême total du Système .

(Production de l'Utopie)


Debord § 14 : La culture prétendue moderne a ses deux principaux centres à Paris et à Moscou (...)

Nous n'entrerons pas dans les considérations historiques de Debord en 1957 ; il importe davantage de comprendre que ces deux principaux centres sont des figures de la décomposition bourgeoise . La décomposition peut être radicale, abyssale, comme dans les pays de capitalisme libéral ; elle peut être masquée par une réaction petite bourgeoise, comme dans les pays de capitalisme bureaucratique . Nous conservons le vocabulaire classificatoire marxisant, mais nous pourrions aussi écrire décomposition symbolique fonctionnelle au développement du Système, système qui sélectionne dans son processus sans sujet toute activité humaine favorable au développement maximal de la puissance matérielle, et exténue toutes les autres, et donc tout particulièrement la culture non fonctionnelle .

Ce processus agit sur les réseaux symboliques qui constituent les mondes humains dans deux directions .

La première est que le processus vide la culture symbolique de tout contenu ontologique supérieur, provoquant un vécu d'absurdité, d'insignifiance - l'absurde étant le sentiment de l'être humain vivant dans un monde dé-symbolisé (sans conscience de sa situation ; avec conscience de la dé-symbolisation, l'absurde n'est plus un état, mais un produit pourvu de sens, et la guerre métaphysique commence...) – et, dans la suite de cet assèchement des eaux célestes présentes dans les réseaux symboliques de la culture, assimilant celle- ci à un loisir fonctionnel, ou à une rêverie détachée des réalités sérieuses de la production et de la politique bureaucratique : c'est la plus visible teinture du modèle occidental de la décomposition bourgeoise .

La deuxième est que le processus instrumentalise les réseaux symboliques au service de l'entéléchie, l'asservissant en propagande : c'est la teinture la plus visible du modèle soviétique de la décomposition, mais la première teinture - l'insignifiance, l'absurde, la guerre métaphysique corrélative est profondément enracinée dans la réalité de la vie culturelle à l'Est . Par ailleurs, l'instrumentalisation en propagande du Système est très avancée dans la culture occidentale, avec la confusion entretenue de plus en plus nette, et la compénétration avancée, entre la propagande publicitaire et la « production artistique » . L'illustration de Chanel n'est pas nécessairement plus noble que l'illustration de Kim-Il Sung ; et seule notre constitution sémantique du monde nous empêche d'en remarquer la profonde analogie . Il existait en 1917 à Saint-Pétersbourg un total-look bolchevik, et les hommes imitaient l'allure des leaders bolcheviks, comme d'autre imitent Karl Lagerfeld . Je ne dis cela que pour insister sur ce point aveugle de la « liberté »occidentale, l'omniprésence de la propagande, d'autant plus efficace qu'elle n'est pas ni vécue ni pensée comme telle .

Il est à noter que ces deux modèles-occidental et soviétique- sont bien d'un même genre, caractérisé par l'inversion, propre à l'entéléchie du Système, du rapport entre le monde de la survie vitale et sa constitution et vie symbolique . Dans les sociétés traditionnelles, le travail, de tripallium, torture, est une malédiction :

Quant à Adam, Dieu lui dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre, du seul dont je t'avais défendu de manger, maudite sera ta terre en tes travaux. Tu t'en nourriras dans les douleurs tous les jours de ta vie . Elle produira pour toi des épines et de l'ivraie, et tu mangeras l'herbe des champs.C'est à la sueur de ton front que tu mangeras ton pain : jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré, parce que : Tu es terre, et tu t'en iras dans la terre. (Genèse, 3) .

Aristote complète dans la Métaphysique sur la distinction hiérarchique entre la pensée et le travail :

Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.

La vie noble, la vie pleinement humaine, est la vie libérée de la torture du besoin, ce qui passe autant par le détachement des biens, propre au nomade, et une acceptation explicite d'une vie extrêmement fruste en comparaison des canons modernes . A titre d'exemples, l'inconfort de la cour du Roi Soleil nous serait inacceptable . Dans la chrétienté de la renaissance, il existait cent jours fériés par année en moyenne, et les travaux d'hiver étaient très réduits . La vie symbolique et sociale était par contre d'une richesse difficilement pensable, et posée par l'ensemble de la société comme la plus éminente, la plus propre à l'humanité de l'homme . Les modèles du Prince ou de l'Artiste vers 1500 sont très loin des stars du présent cycle . Nobles par excellence sont le soin de l'âme et de l'esprit, soins qui n'impliquaient d'ailleurs aucun puritanisme de la chair . Être poète était une activité en puissance d'anoblissement, malgré la réalité de la position d'un Villon, annonciatrice du poète maudit des temps modernes . Il a existé des sociétés poétiques – et cela n'était pas une aliénation à la moraline, mais bien l'expansion ordonnée des puissances humaines les plus hautes .

Dans le monde du Système, alors même que la production de richesses est d'une puissance inouïe, les activités de production ou de consommation (la vie des people est une longue consommation...) reçoivent une prééminence symbolique . De ce fait, dans ces sociétés d'abondance factice, la plupart des hommes, la masse des salariés, vivent dans un monde de survie, le monde du travail, et la hantise de la ruine . Ce fait est moins visible à l'ouest qu'à l'est, où les interminables queues étaient les signes visibles de cette pression du besoin ; il n'en n'est pas moins déterminant . Partout, comme déjà chez Villon, la vie, la vraie vie, est celle, carcérale, du travail et de la survie .

Symptomatiquement dans le champ culturel moderne, une production notable de l'ultra-gauche, l'insurrection qui vient, se marque par son refus du monde du travail . Cette position caractéristique pose le problème, dans la pensée issue du marxisme, de la position vis à vis de la classe qui s'identifie au travail et est déterminée par lui, ou prolétariat . Cette classe devient à la fois plus floue et plus générale . Comme l'édit de Caracalla, en 212, qui donne la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'Empire, n'est pas une expansion de la puissance du citoyen romain, mais bien la fin de la puissance de cette citoyenneté, et l'abaissement de tous les citoyens au statut de sujet impuissant d'un César autocrate sous le spectacle de l'élévation des statuts, il est à craindre que l'égalité proclamée des hommes dans les deux modèles du système ne soit que l'égal asservissement de tous à l'oligarchie dans l'Empire, et que la lutte contre les discriminations ne soit le masque de la décomposition ordonnée des liens humains par le Système : une prolétarisation générale mais masquée, sans conscience de classe possible grâce à la décomposition symbolique avancée .

Cette décomposition symbolique, fonctionnelle entre autre par son annihilation de toute conscience collective, de classe ou de communauté, n'est d'ailleurs pas complètement l'effet involontaire du développement du Système, mais aussi le résultat d'actions idéologiques conscientes de leur fin menées par des organisations fonctionnelles privées ou publiques, dans le cadre d'idéologies fonctionnelles avancées présentant la décomposition comme un progrès, à l'intérieur du progressisme fonctionnel classique . Ce point mérite des développements ultérieurs .

Voilà résumée la situation de la décomposition de la culture : son abaissement, sa réduction au vide de tout contenu ontologique, donc vital, sa déstructuration organisée en tant qu'obstacle à l'exploitation maximale de la puissance de production matérielle des sociétés humaines . Tout concept ou construction symbolique d'une dignité personnelle ou collective interdisant certaines tâches, d'un sens du travail humain, d'une légitimité nécessaire des ordres, de limites humaines à l'asservissement devant être décomposés, en étant préalablement posés comme des préjugés, des tabous archaïques, des privilèges insupportables – obstacles qui furent rencontrés tant dans l'histoire des totalitarismes que dans nos tyrannies modernes .

A partir de là, Debord dresse un portrait très vivant des possibilités culturelles développées dans le Système occidental, et dans le Système soviétique .

Debord, §14 : (…) le conservatisme règne à l'Est et à l'Ouest, particulièrement dans le domaine de la culture et des mœurs . (…) . Bien que les deux cultures dominantes soient foncièrement inaptes à s'intégrer les problèmes réels de notre temps, on peut dire que l'expérience a été poussée plus loin en Occident (…)

Je l'ai signalé, et je le répète, la dichotomie Est-Ouest présentée ainsi est excessive . Mais peu importe, dans le contexte du présent travail . Le conservatisme visé par Debord est celui d'une impuissance à transformer le monde, faute d'une aptitude à intégrer symboliquement les problèmes réels de notre temps . Cette situation est bien sûr fonctionnelle dans le développement du Système . Mais les formulations de Debord méritent examen . La division entre être réel, en soi, et symbolisé dans la culture, pour soi, reste l'implicite de telles formulations . Un problème non symbolisé est-il un problème réel de notre temps, c'est l'abîme que creuse la société du spectacle . Peut-on poser un problème en soi, en dehors de toute problématisation pour soi ? Sans doute faut-il poser qu'il s'agit d'un problème en puissance, laissant dans l'implicite l'ensemble des conditions d'expérience humaine du problème .

L'essentiel est de marquer que la question ontologique est fondamentale à toute compréhension du rapport – comme d'ailleurs le fondement de la notion debordienne de spectacle . Cette distinction implicite d'un en-soi, la réalité, et d'un pour soi symbolisé, le spectacle, a une base marxienne, mais il semble que Debord la creuse tellement, marquant un abîme entre le réel et l'éloignement dans le spectacle, que des questions nouvelles apparaissent, fort éloignées de la fausse évidence de départ, la distinction structure réelle superstructure idéologique-symbolique . En particulier, le monde de la représentation possède des fonctions régulatrices infiniment plus complexes que la simple tromperie sur la domination réelle . Je dirais que ce monde, ce sous-système, est pleinement moteur, nécessaire et fonctionnel au Système général ; de ce fait, il peut être le lieu d'initiation d'une transformation globale .

Que peut être un problème réel qui ne serait pas élaboré ? Nous reportant au commencement du rapport, nous dirons qu'un problème réel visé par Debord est celui de la domination rationnelle des nouvelles forces productives à l'échelle mondiale, et la formation d'une civilisation à cette échelle . Il est aisé de comprendre que ce problème réel reste présent, plus que jamais – le déchainement des forces productives accumulant des cendres de plus en plus mal métabolisées par le Système, préfigurant l'hypothèse d'une crise générale des ressources .

Dit autrement, le développement intensif et extensif du Système adresse un ultimatum sans sujet à l'ensemble des êtres humains, et la décomposition de la culture fonctionnelle au Système, le morcellement indéfini des liens symboliques et de la puissance de relier de la connaissance objective, ou décomposition de l'Univers symbolique, empêche simultanément et d'un même mouvement la prise de conscience et l'élaboration symbolique collective de cet ultimatum, et des pratiques collectives qui pourraient être à la hauteur de ce kairos . Analogiquement, la course aux armements itérative de la fin du XIXème siècle européen a préparé les guerres mondiales et leurs gouffres, mais simultanément le déchainement de la puissance de production, s'appuyant de l'instrumentalisation de la pensée en propagande, a empêché toute prise de conscience du danger et de ses enjeux, ne serait-ce qu'au niveau stratégique en France, sans parler des enjeux humains et symboliques d'un tel blanc-seing laissé par des civilisations aux pires avidités meurtrières . Ces enjeux ne sont pas d'ailleurs à ce jour entièrement élucidés, et la réflexion la plus poussée sur la modernité des génocides n'est nullement reconnue, étouffée à grands cris par les dénonciations de barbarie . Reprenons ce mot de Bordiga : l'antifascisme est la pire forme du fascisme . C'est en effet un discours qui s'évite toute réflexion, et permet l'établissement d'une autorité tyrannique basée sur la moraline .

Dans ce contexte, l'incapacité des cultures à prendre en charge les problèmes réels reste manifestement une actualité . Les problèmes posés restent très complexes : il s'agit de la puissance d'élaborer symboliquement comme objet désirable une négation de l'ordre donné du monde symbolique, alors même que sémantiquement tout négatif d'un champ est perçu d'emblée comme condamnable et incorrect, sur le modèle de l'hérésie ou de la sorcellerie élaborées par l'inquisition . Il n'est pas possible de penser que la négation d'une culture symbolique dominante soit perçue par elle comme morale, cohérente, séduisante . A priori, il est très probable qu'elle soit perçue comme immorale, irrationnelle, sauvage, voire barbare .


(Interrogatoire d'une sorcière par l'inquisition)


De plus, une telle élaboration, d'un négatif désirable, risque de prendre la figure d'un millénarisme apocalyptique, ou d'une utopie irréaliste . Mais si le négatif est présenté à la manière de l'écologie néo-puritaine, il me semble clair qu'il ne peut se développer dans le champ culturel du monde moderne, où le désir est instrumentalisé . Difficulté encore, une telle élaboration ne peut être réalisée institutionnellement dans un paradigme culturel, mais ne peut être qu'élaborée que dans un milieu social marginal ou dominé par l'ensemble de la société où il se produit ; il se pose donc aussi le problème de la diffusion progressive du négatif et de sa transformation en position dominante régulatrice . Cette diffusion peut être le résultat d'une révolution violente, d'une diffusion pacifique, ou d'une combinaison historique des deux facteurs .

Cette problématique doit être élaborée dans une pensée révolutionnaire, mais il me semble que l'on peut poser par hypothèse que toute culture dominante est par nature l'élaboration d'un système immunitaire idéologique conservateur par principe . A ce titre, le caractère conservateur noté par Debord n'est pas inattendu d'un point de vue anthropologique . Il montre simplement l'impuissance profonde la culture moderne à penser sa propre réforme . Il est clair que la révolution dans la culture ne peut être autrement qu'un processus lent, aléatoire, en constante reformulation .

La décomposition analyse ensuite l'ensemble des stratégies culturelles mises en œuvre pour éviter d'affronter la tâche historique qui se pose à la pensée, pour prolonger le nihilisme symbolique fonctionnel au Système . Elle me permettra, à l'approche des fêtes, de devenir moins austère . Car ces stratégies sont reconnaissables , et forment des caractères .

Viva la muerte!


(Austin Osman Spare : Spiritual Study - Female Nude, kneeling with Seagull and Lion)




§ 15 Debord : Dans la zone bourgeoise, où a été tolérée dans l'ensemble une apparence de liberté intellectuelle, la connaissance du mouvement des idées ou la vision confuse des multiples transformations du milieu favorisent la prise de conscience du bouleversement en cours, dont les ressorts sont incontrôlables . La sensibilité régnante essaie de s'adapter, tout en empêchant de nouveaux changements qui lui sont, en dernière analyse, forcément nuisibles . Les solutions proposées(...) par les courants rétrogrades se ramènent obligatoirement à trois attitudes : la prolongation des modes apportées par la crise dada-surréalisme(qui n'est que l'expression culturelle élaborée d'un état d'esprit qui se manifeste spontanément partout quand s'écroulent, après les modes de vie passés, les raisons de vivre jusqu'alors admises) ; l'installation dans les ruines mentales ; enfin le retour loin en arrière .


Nous abordons deux points . Tout d'abord, la manière dont s'imposent les tâches historiques de la pensée conservatrice ; ensuite, les différentes postures prises dans le champ culturel pour masquer son abaissement et son impuissance .

1 : De la construction sociale des problèmes et des tâches historiques de la pensée humaine : ou le spectacle des faux problèmes et l'impuissance de la pensée .

Mis à par le zonage du monde issue de la guerre froide, ces lignes du rapport montrent assez que l'évolution des forces profondes du champ symbolique est séculaire, tectonique, et que les évènements des années sont d'abord une écume . Bien sûr, la prise de conscience du bouleversement en cours, dont les ressorts sont incontrôlables, vise chez Debord le développement colossal des nouvelles forces de production, puisque le rapport se situe à l'entrée d'un trend de croissance ; et vise aujourd'hui non seulement la poursuite de ce développement cyclopéen, mais aussi la manifestation de plus en plus claire de sa puissance de destruction, de sa face nocturne, manifestation qui d'ailleurs aurait dû visible à tout penseur consistant dès l'aube du siècle, au commencement du temps des catastrophes – du temps du voyage au bout de la nuit .

Mais la problématique de la prise de conscience - je dirais de la construction symbolique dans la culture comme objet fondamental de position dans le champ des objets dignes de réflexion- du déchainement, radical, inédit, des forces productives reste justement la tâche fondamentale du pensée affrontant la réalité du présent humain .

L'idée que les ressorts sont incontrôlables est également redoutablement moderne, et doit être mise en question comme elle l'est dans le rapport . Car le rapport est un document révolutionnaire ; et il se pose comme tâche de contrôler, de poser le problème de la domination rationnelle des nouvelles forces productives et de la formation d'une civilisation à l'échelle mondiale . Les ressorts sont incontrôlables doit être entendu à son niveau, comme incontrôlable dans l'état actuel décomposé de la civilisation et de la pensée – décomposition et règne sans partage de l'idéologie libérale, qui privilégie le morcellement et la quantité - et c'est bien là notre kairos, de reprendre le destin dans nos mots, de leur redonner une consistance, afin de redonner une consistance à nos vies, et à la vie humaine, avant que celle-ci ne soit totalement réduite par le totalitarisme moderne à n'être qu'une fonction d'un Système destructeur et sans sujet, avant la jeune-fillisation totale du monde, du meilleur des mondes .

Face à cet ultimatum de l'histoire du monde, il est possible de distinguer les réactions globales de fuite, ou d'aveuglement ; mais il est également possible de décrire les réactions collectives du champ culturel, qui est un champ fonctionnel de domination symbolique . Debord est plutôt dans cette position de l'analyse . Dans une société conservatrice, position morbide quand les problèmes de l'heure sont d'un ordre et d'une puissance nouvelle, les problèmes légitimes posés à la culture sont délimités et partagés, entre groupes, et entre écoles . Ces problèmes sont constitués symboliquement de deux-trois manières acceptables, et objets d'enseignement et de spécialisation .

Prenons quelque exemples . Un sujet typique de la culture bourgeoise est la condition humaine . Le grand intellectuel du temps aura donc soit écrit la condition humaine, soit écrit sur la condition humaine, étrangère et infiltrée par l'absurde mais sauvée par la beauté et la solidarité, comme Albert, soit pensé la condition humaine en termes de nausée, d'être et de néant, comme Tartre . Tout cela n'a pas grande importance, l'essentiel est d'être un humaniste – raison pour laquelle Heidegger, et son sec rejet de l'humanisme, peut nous rester assez sympathique .

Faute de perspective étrangère, beaucoup hommes croient qu'il est une sorte d'éternité structurale de leur condition, et très particulièrement les occidentaux, qui ne se situent pas comme étrangers aux autres aires culturelles, mais supérieurs dans le cadre du Récit progressiste des Lumières . Par exemple, la texture très particulière du monde galiléen, rendue par les mots « le silence éternel des espaces infinis m'effraient » de Pascal, peut être mythiquement posé comme une sorte de condition métaphysique donnée de l'homme, lequel aurait, pour combattre cet effroi, produit des univers symboliques clos, peuplés et temporalisés – ce qui inverse le procès réel de production du monde galiléen, produit à partir des univers symboliques précédents . Et oublie complètement ce fait pourtant certain : le monde galiléen des espaces infinis et du silence éternel n'est pas moins symboliquement constitué que tous ceux qui l'ont précédé, tout simplement parce que toute pensée, toute culture ne peut signifier que dans un horizon symbolique .

Illustrons ces propos avec la pensée de Heidegger . La phénoménologie porte l'illusion occidentale d'accès, par la réduction phénoménologique, à l'ontologie fondamentale, à l'Être, un être sans symboles, ni représentation, pur . Dans le développement de la pensée de Heidegger, Être et temps porte cette illusion d'accès à une condition humaine ontologique, liée à l'ontologie fondamentale – une ambition d'intellectuel humaniste européen . Mais Heidegger a compris – rare en son temps – la constitution symbolique de l'ontologie, et la nécessité indéfinie d'une archéologie descendante de la pensée de l'être . Le projet même d'Être et Temps est un échec, un échec riche de puissance pour Heidegger . Passer du temps sur Être et Temps est certes louable, mais assez stérile ; c'est pourquoi il est l'objet préféré de la culture bourgeoise au sujet de Heidegger .

Par la compréhension du caractère indéfini de la destruction phénoménologique, l'ontologie fondamentale de l'être là devenait indéfiniment inaccessible ; et par ailleurs seul le modèle de la théologie négative devenait adapté à l'ontologie fondamentale, car de l'être non symbolisé, on ne peut strictement rien dire . C'est pour cette partie de son œuvre que Heidegger a été un penseur d'une exceptionnelle descendance, entre les grands archéologues de la métaphysique, la critique déconstructrice de l'idéologie ontologique moderne, qui imprègne Foucault et Tiqqun, et toute l'école de la déconstruction .

La grande illusion de la culture occidentale est là, bien représentée par une certaine phénoménologie et ses utopiques et indéfinies percées vers un être non symbolisé, une épochè épique, et les innombrables considérations con-descendantes sur les systèmes symboliques des autres, tandis que nous, nous nous flattons de connaitre Scientifiquement l'Être même . A ce titre la dé-symbolisation fonctionnelle accomplie par le Système est participée de nos illusions symboliques proprement occidentales, les plus intimes à notre propre culture . Pourtant la réalité est tenace : la destruction systématique des liens symboliques n'est pas une libération de l'homme, n'est pas l'accès à l'être pur, à la vérité, mais une déshumanisation progressive, une perte de l'investissement verbal et des capacités de régulation pulsionnelle vers des projets à long et moyen terme – une véritable destruction de la puissance humaine individuelle .

Rivée à son concept de l'être, la culture occidentale peut ainsi se construire des problèmes symboliques éternels ad-hoc, évidemment fonctionnels tant aux règles de domination symbolique du champ culturel, qu'au Système général lui-même . Le programme de philosophie des classes terminales est bien représentatif de cette structuration « éternelle » des problèmes légitimes, avec ses grands titres pompeux, un peu ridicules, comme si la pensée était la cour d'un Roi Soleil nommé Raison, et que l'Homme, le sexe soigneusement masqué d'un drap, la Conscience, la Science, la Société, la Nature et toutes ces pitoyables conneries de notre temps venaient lui rendre poliment et harmonieusement hommage, sans jamais dépasser les bornes, en citant soigneusement des fragments de petits maîtres, ou de grands maîtres réduit à n'être que les insignifiants serviteurs de la police du Système . Cela vous a autrefois donné des émotions ? Ne vous sentez pas coupables, vous avez été manipulés . Va, et ne pèche plus...

Lautréamont a écrit de manière si délicieuse de ces sujets que je le recopie sans scrupules .

Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu’Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l’Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n’y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s’abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d’admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première.

Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : "Quand on me donnerait tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas," par cela seul, il est plus intelligent qu’Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu’un élève de troisième s’est pénétré qu’il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s’il n’avait fait que des romans, des drames et des lettres.
Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c’est que la morale. Elle ne transige pas. S’il le faisait, il devrait auparavant biffer d’un trait de plume tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d’hommes compétents : je soutiens qu’un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n’importe quoi, même dans la sale question des courtisanes.
Les chefs-d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l’instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes.- Naturellement !



Naturellement il est possible de prendre au premier degré les Poésies . Je crois plus près de la vérité de dire qu'il s'agit du dévoilement des mécanismes de décomposition de la culture par la moraline : le jugement moral devenant prioritaire, l'art devient purement et simplement superfétatoire, et s'exténue, poussé vers le néant par la bêtise à front de taureau . Ne croyez pas que c'est une situation du passé .

2 : Des postures dans le champ intellectuel, comme spectacle .


Cette culture morte-née des écoles est défendue dans le champ médiatique par la figure de l'intellectuel humaniste, qui se manifeste essentiellement par des crises épidermiques de morale ; ce type d'intellectuel évoque aisément et sans cesse la barbarie, la méchanceté, l'aveuglement, et regrette le bon vieux temps . Sa vacuité, assortie d'une aisnce médiatique, le rend ami des journalistes culturels dont il ne se distingue que très peu, qu'il soit « de droite » comme Mauriac, ou « de gauche », comme Camus . Cette figure, très répandue aujourd'hui, peut d'ailleurs être tenue par des acteurs ou par n'importe quel people adapté à la question . On en trouverait des exemples en écologie, dans l'antiracisme, le racisme inavoué, que sais-je . Et surtout, qu'importe .

Il n'importe de comprendre qu'une seule chose : la posture morale ne construit aucun objet de réflexion, ou complexe discursif-sémantique digne d'étude collective, permettant de prendre en charge un problème réel du temps ; elle ne fait que se positionner sur des objets préconstruits par le champ médiatique . De ce fait, la posture morale est en son essence une négation et de la pensée objective, une abdication de la pensée face au Système qui veut imposer à tous sa propre vacuité – très clairement , la posture morale est parfaitement fonctionnelle, et ne peut revendiquer de manière réaliste ni le titre de révolte, ni moins encore le titre de pensée de la révolution - ni même d'ailleurs, de pensée .

Debord montre ici que les thèmes de la société du spectacle sont déjà présents : il existe un spectacle des fantômes, des problèmes construits par le champ médiatique culturel fonctionnel ; et il est un spectacle des postures des acteurs du champ intellectuel pour masquer leur impuissance face aux nécessités historiques de l'époque – impuissance nullement fatale, puisque ni les Lumières, ni les romantiques ne furent si vides de tout contenu ontologique que la culture moderne . Face à cette impuissance massive de la pensée, les solutions proposées(...) par les courants rétrogrades se ramènent obligatoirement à trois attitudes : la prolongation des modes apportées par la crise dada-surréalisme(qui n'est que l'expression culturelle élaborée d'un état d'esprit qui se manifeste spontanément partout quand s'écroulent, après les modes de vie passés, les raisons de vivre jusqu'alors admises) ; l'installation dans les ruines mentales ; enfin le retour loin en arrière . » . Je survole rapidement l'examen de ces trois attitudes encore parfaitement présentes :

§ 16 Debord : (…) une forme diluée de surréalisme se rencontre partout . Elle a tous les goûts de l'époque surréaliste, et aucune de ses idées .

Vous remarquerez que le rapport inverse exactement le rapport entre le goût et les idées que développe ironiquement Lautréamont . Jarry, dans Ubu Roi est définitif sur ce point : Tout était bon, sauf la merdre - La merdre était fort bonne - Chacun ses goûts .

§17 : Debord : L'installation dans la nullité est la solution culturelle qui s'est fait connaître avec le plus de force (…) elle laisse le choix entre deux possibilités (…) : la dissimulation du néant, au moyen d'un vocabulaire approprié ; ou son affirmation désinvolte .

§18 : La première option est célèbre depuis la littérature existentialiste (…) la peinture abstraite (...)

§19 L'affirmation joyeuse d'une parfaite nullité mentale (…) (ou) « le cynisme des jeunes romanciers de droite »

Debord situe ensuite les ruines mentales ou le retour en arrière entre l'URSS et l'art réaliste-socialiste, et les positions catholiques .

§ 22 Debord : L'aboutissement présent de la crise de la culture moderne est la décomposition idéologique . Rien de nouveau ne peut plus se batir, sur ces ruines, et le simple exercice de l'esprit critique devient impossible, tout jugement se heurtant aux autres, et chacun se référent à des débris de systèmes d'ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimentaux personnels .

§23 Debord : La décomposition a tout gagné . On n'en est plus à voir l'emploi massif de la publicité commerciale influencer toujours davantage les jugements sur la création culturelle, ce qui était un processus ancien . On vient de parvenir à un point d'absence idéologique où seule agit l'activité publicitaire, à l'exclusion de tout jugement critque préalable, mais non sans entraîner un reflexe conditionné de jugement critique . Le jeu complexe des techniques de vente en vient à créer, automatiquement et à la surprise générale des professionnels, de pseudo-objets de discussion culturelle .

Voilà donc caractérisée par le rapport la construction des pseudos problèmes de mobilisation du champ cultuel dont nous venons de parler .

§23 (suite) : (…) Les juges professionnes de la culture (…) sentent le résultat imprévisible de phénomènes qui leur échappent, et l'expliquent généralement par les procédés de réclame du cirque . Mais à cause de leur métier, ils se trouvent forcés de s'opposer, par des fantômes de critiques, à ces fantômes d'oeuvres (une oeuvre dont l'intérêt est inexplicable constitue d'ailleurs le plus riche sujet pour la critique confusionniste bourgeoise) . Ils restent forcément inconscients du fait que les mécanismes inconscients de la critique leur avaient échappé longtemps avant que les mécanismes extérieurs ne viennent exploiter ce vide (…)

Sun Tzu : tout l'art de la guerre est fondé sur la tromperie . Une guerre civile mondiale est en cours dans le champ symbolique, qui veut imposer le spectacle des faux problèmes, et ses enjeux vides et rituels ; et cette guerre utilise massivement la puissance de tromperie des énormes machines informationnelles fonctionnelles au Système .

Debord quitte alors progressivement la description de la décomposition pour passer aux règles stratégiques de la guerre idéologique qu'il engage . Ce sera le sujet de l'étude n°7 . Retenons que l'enjeu fondamental de la guerre idéologique est de retrouver la puissance de construire symboliquement les enjeux les pluis puissants de l'histoire, et de les imposer comme les véritables sujets de débat, en cessant le spectacle mortifère des débats vides, et des postures intellectuelles vidées de tout lest ontologique, de tout être, de toute théurgie .

Ressaisir la puissance de bâtir des modèles symboliques à la hauteur des ultimatums des temps présents ne peut être seulement une oeuvre isolée ; la pensée est collective, plus elle l'acte même du collectif, de la puissance de la communauté qui se manifeste à elle-même comme puissance de destin, et de splendeur .




(In a bar in Tijuana, Mexico, Chivo plays with a transvestite. Photo by APF Fellow Joseph Rodriguez -la part d'ombre et sa fascination.)

Introduction contemporaine .

Le tigre ne proclame pas sa trigritude . Il bondit . Le combat idéologique n'est pas universitaire, et ne s'embarrasse pas de citer Soyinka . Avant d'aborder la guerre, Debord que remarque que dans le Spectacle l'œuvre s'exténue dans l'auteur . Ce point devra être invoqué à nouveau par l'auteur . Cet aspect à une face qui se remplit de vacuité, et une face adaptée au monde de la vacuité, qui est celle de la discipline et de l'attitude mentale à forger pour voler le feu aux Titans du Système et porter les aurores . Le situationniste ne se proclame pas tel, mais cherche à pro-voquer les situations déterminantes, ou kairos . Passionner le monde, n'est ce pas exiger le monde pour la passion ?

Donnez moi un point d'appui, et je soulèverais le monde . Que l'homme isolé ait la puissance de transformer le monde, que trois ou quatre le puissent, c'est le sens du mot de Simone Weil . Car se transformer et transformer le monde est Un .

Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d'attention pour l'atteindre .

Le caractère même du Système justifie cette foi inextinguible née du cycle de fer . Le Système est un ensemble d'éléments en interaction, qui ne cesse de se reformuler, en conservant identiquement des finalités, ce que j'ai nommé entéléchie . Le Système a l'analogue d'un sous-système immunitaire et digestif, qui identifie, isole et traite les étants particularisés dans le processus, particules inassimilables sans intervention, en général pour les rendre assimilables – ou pour les détruire . Une agression puissante mais insuffisante pour le mettre à genoux renforce considérablement son immunité ; et ainsi les guerres passées n'ont pas cessé de le renforcer .

Une force infime peut cependant, c'est un principe de la théorie du chaos, l'effet papillon, avoir des conséquences incommensurables à cette force originaire . Le destin du Christianisme, des Lumières, ou du Marxisme, illustrent la puissance de cette réalité dans le monde humain . L'échec des Assassins lors des Croisades, ou celui du terrorisme moderne, de forme insurrectionnelle ou aveugle, montre lui la nullité de l'opposition frontale et basée sur la force . Certes, le pouvoir le plus central du Système est basé sur la force – mais pas seulement . Certes, une guerre perdue est la perte des plus puissants empires – mais l'Empire ne perdra pas de guerre, pas plus que l'Empire romain ne pouvait être affronté par les chrétiens . Et en un sens c'est heureux, car les véritables réussites de la guerre sont la destruction de régimes abominables, mais à un prix de sang dont peu d'hommes peuvent concevoir le caractère monstrueux .

Nous avons sans doute besoin, aussi, d'une analyse moderne et stratégique de l'œuvre d'un Gandhi .

Le Système n'est pas seulement doté de sous Systèmes à rôle assimilateur ou immunitaire ; il est doté de sous-systèmes de reproduction . Le Spectacle est un tel sous-système, infiniment plus grand et plus puissant que le sous-système éducatif . Chaque phrase, chaque geste médiatiques sont des symboles de la reconduction implicite des réquisits de la réalité telle que définie par le Système, l'analogon indéfini du couronnement à Reims . Une prise de parole du Président, comme celle en URSS du premier secrétaire du Parti, s'accompagne d'un décorum symbolique : annonce, attente entretenue, discours écrit par un autre en général très attendu– expression qui a pris le sens de très convenu – et tout dégoulinant de moraline consensuelle, puis longue exégèse publique des propos tenus par des spécialistes du vide dont le haut rang tient de celui du premier porteur du pot du Roi Soleil . Le message essentiel n'est pas dans le discours, il est dans la cérémonie du discours, qui est la ré-affirmation cyclique grandiose, comme la Cour est la réitération quotidienne, toutes réplications visibles et solennelles, de la puissance de Celui qui parle .

Mais toutes les analogies de la Cour, les petites cours locales, les coteries respectueuses, les bureaux de patrons aux poignées dorées, les moquettes épaisses des bureaux des professions libérales, les secrétaires, les multiples discours, et de départ à la retraite du travailleur méritant, de remise des prix imprégnés de moraline pompeuse, de tous les petits représentants de l'État, les cours de philosophie scolaire, les manuels pompeux et abscons, les concours de tous ordres sont au fond des réitérations cérémonielles de la réalité et du monde construit par le Système et du Système lui-même .

Tout se tient, et tous se tiennent . Il n'est aucune sémantique médiatique qui ne soit la réplication du Spectacle . Chacune de ces réplications, comme une cellule de corps humain, à en puissance la totalité de l'information du Code essentiel de l'idéologie racine . Ce noyau n'est sans doute pas un code unique, mais un ensemble de codes primordiaux et de leurs règles de traduction suffisantes . Peu importe à ce moment de la réflexion . Ce qui importe, c'est que l'ontologie, le principe de réalité dans le monde réel existant n'est pas d'abord la question de l'existence des anges, elle est celle de la consistance et de la solidité du monde construit par le Système, consistance et solidité qui sont à la fois l'origine et la cause de sa cyclicité réitérative, du monde des montres, des horloges, des emplois du temps, des assurances, des bureaux, des fonctions écrites, des responsabilités claires . Les assurances ne sont pas seulement des garanties individuelles, elles sont des garanties obligatoires qui permettent de garantir un maximum d'ordre, c'est à dire de remplacement de ce qui est détruit, perdu ou cassé par surprise, et non de manière prévisible, et qui se nomme usure normale . Ce monde est menacé en profondeur par tout ce qu'il qualifie de sa perspective de sauvage et de ténèbres .

Tout ce qui n'est pas réplication, tout ce qui surgit, tout abîme qui s'ouvre est pour lui cause de peur et d'inquiétude . Ce monde borné est obsédé par la sécurité, et en fait des thèmes principaux de ces évènements cycliques nommés campagnes électorales . Aussi ce monde cherche-t-il d'abord à gérer ce qui menace de la déborder ou de le dépasser, peut importe comment, soit par des soupapes et des « tolérances »(sports, bordels, éducation sexuelle, gadgets masturbatoires, boîtes de nuit, drogues légales, etc), soit par la répression, aussi nommée hygiène . Le désir sexuel, les pulsions violentes, la « folie » et la mort, non comme état définitif, mais comme rupture, sont les perturbations les plus dangereuses de la sécurité de la répétition ; aussi les ennemis du Système sont-ils plus ou moins sujets à de telles perturbations, ou fascinés par les déchirures que montre le voile du Système, les merveilles de Carroll ou d'Ellroy .

Ce monde rassurant de la répétition, au fond construit sur la peur, hait l'artiste, le nomade, l'ermite, la sorcière, l'homme dévoré de désirs et de folie – le fameux asocial des catégories nazies . Il hait les classes dangereuses qui n'ont rien à perdre, dont l'existence est trop stigmatisée pour qu'elles puissent souhaiter la reproduction du Système . La médiocrité moyenne des êtres humains fait qu'il s'établit de manière quasiment mécanique, comme un point d'équilibre des société humaines, laissant de côté les marginaux du haut comme ceux du bas . Guénon a lui même fait remarquer que les plus grands marginaux des hauteurs prenaient couramment l'apparence de nomades, d'errants – il s'agit sans nul doute d'un signe de marginalité .

La pensée la plus nocturne, la plus subversive, la Gnose, est maudite depuis toujours des sociétés « normales », c'est à dire normalisantes, car elle est la connaissance volontaire et lucide des coulisses ténébreuses sur lesquelles s'élève le théâtre principal de la vie humaine : soit coulisses occultées de crime et de mensonge, comme dans Festen de Lars Von Trier ou les livres d'Ellroy ; soit coulisses occultées de désir et de sexe, soit encore négation des puissances indéfinies de l'âme humaine, des états multiples de l'être . Ainsi sont irrévocablement liées les perturbations morales et physiques - un puissant désir de pureté morale, comme chez Simone Weil, la sombre cruauté de Sade, la démence d'un Artaud et le désir du voyant des mondes de Guénon ou de Rimbaud, dans la puissance de remise en cause souterraine du Système de la réplication indéfinie du même . Ainsi les souterrains sont-ils le lieu d'inquiétantes fraternités .

Il est à noter que les civilisations supérieures n'ont jamais occulté ainsi ces puissances indéfinies, mais les ont exaltées, passionnant ainsi le monde . Notre société carcérale de la répétition est allé plus loin que jamais dans la négation et l'annihilation des plus hautes puissances de l'homme . Ce monde est ainsi indéfiniment fragile, dévoré de l'intérieur par le mensonge et le vide sur lesquels il se construit, de manière analogue autrefois en URSS et dans l'ex-monde libre . Les illusions qui servaient de fondation idéologique à l'ennemi officiel étant effondrées, nos propres illusions d'ex-monde libre tiennent à finalement peu de choses, au caractère automatique des habitudes . Le caractère historique, la consistance réelle de l'œuvre d'Ellroy tient à ce dévoilement obscur .

Notre propre authenticité est le plus souvent un spectacle d'authenticité, faites de mythes et de photos issus d'activités industrielles et publicitaires, fausse authenticité d'autant plus vide qu'elle nous trompe sur son essence de vacuité, étant bien plus creusée et repliée que le plus artificieux dandysme .

Ce monde qui se veut énorme et puissant est d'autant plus fragile qu'il semble approcher de limites matérielles réelles, et que la croissance ne puisse plus prendre la figure des Trente Glorieuses, celle du rapport de 1957, période bénie de la synthèse artificielle par l'hyperproduction du capital et du travail . Qui eut pensé sérieusement en 1974, au sommet de la puissance de l'URSS et de la puissance idéologique de la gauche, que cet empire s'effondrerait si aisément ?

Notre monde est fragile, étouffant, énorme ; dévoré de vide et de contradictions ; nous pouvons investir ses systèmes reproductifs de formes nouvelles ; et loin alors de renforcer ses sous systèmes assimilateurs et immunitaires, sa propre puissance reproduira des formes incompatibles à son fonctionnement réel . Tel eurent lieu les Lumières . Alors il s'effondrera, dans une implosion lente ou brutale . Ainsi est le schéma de la situation complète de Debord, de la Révolution dans la culture .

Car l'essence de la culture est de poser la Loi et l'Empire, non la vérité . Théurgie, et non théorie .

Simone weil exprime ainsi cette diée à propos de la Gnose cathare :

Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.

S.Weil, lettre sur le catharisme .

Un milieu de vie . Telle est la synthèse de pensée et d'effectivité que permet le concept de situation . Ce sera la suite de ce septième et dernier point .

Vive la mort !



(The blood of flowers, iranian contemporary art-http://royadiba.blogspot.com/http://www.myspace.com/royabarrette)

La question posée est celle qui s'est posée autrefois à Vladimir Illitch Oulianov, Que faire ?

Mais cette question s'est posée auparavant à Friedrich Nietzsche, alors qu'il pensait à la pensée, à l'Europe nouvelle qu'il voulait voir établie par les hommes que parfois il appelait philosophes de l'avenir, ou parfois peut être surhommes . A cette période Nietzsche fut charmé par la loi de Manou, et particulièrement par l'esthétisation de l'existence que prônait cette loi . Elle pose en effet que le nom des femmes doit être une musique, douce à prononcer, comme une rose de l'esprit...Cette remarque avait frappé le grand solitaire, le vieux célibataire...

C'est par contre un contresens commun de ne pas voir dans sa propre tradition les abysses et les fleurs de la Loi, de ne pas saisir dans la Loi de Moïse l'analogue âpre saveur que dans la loi de Manou . Il existe un aveuglement progressif du regard des hommes sur leurs propres Paroles traditionnelles, un rétrécissement des perspectrives analogue au vieillissement de la vue et de l'ouïe...

Nietzsche avait compris ce que compris plus tard, en fraternité spirituelle, Simone Weil : Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.
S.Weil, lettre sur le catharisme .

Même la vie philosophique d'une communauté, regroupée autour d'un ou plusieurs maîtres, est encore à la fois un puits dans le désert de ce monde suspendu au dessus de l'abîme, et le signe de l'absence du fleuve, le grand fleuve, qui pleure le grand Océan, la route de la baleine . Qu'est ce que la philosophie antique de Pierre Hadot, pourtant un grand livre, n'atteint que la philosophie, cette ressource de deuxième ordre dont parle Simone Weil . Guénon est sans doute le plus puissant évocateur de ces milieux de vie symboliques des âges enfouis sous la cendre . Et nous, à quelle horizon désertique sommes nous de ces milieux de vie !

J'ai vécu, moi qui vous parle, l'enseignement de deux maîtres d'arts martiaux, connu sous le nom de Capoeira, rattachés à un maître brésilien ; et nous étions comme une île, entre le Mont des pluies, la gare et les routes .

Ces hommes, l'un surtout, ont dû me dire moins d'une page de mots . J'ai appris la liberté du loup, la puissance de la volonté et de la liberté face à la force physique supérieure, le respect quotidien des supériorités, et la supériorité de la poésie, et de la main gauche . J'avais honte, à l'époque d'écrire des poèmes . Dans une discussion très laconique, l'un d'entre eux m'a fait comprendre que je devais avoir honte de ma honte, et rompre avec le monde qui fait honte de vouloir des chants, en prenant la défense de ma main gauche .

Tout est lié . Tout est puissance, âme, et donc soumis à la puissance de la sorcellerie, de la musique et du chant . La force physique, mentale et spirituelle sont Un . Il n'y a pas de moment d'entrainement, parce que chaque geste-manger, danser, parler- doit être pensé en vue de la maîtrise, idée que l'on retrouve chez Guénon . Toute douleur est une peur . Je peux marcher pieds nus dans les ronces une journée, en sang, et rire . Pour le maître, danser et combattre sont Un . Le maître, ne combat pas, mais la panthère en lui, et il ne peut être vaincu par un homme profane .

Je l'atteste : ses mouvements sifflaient dans l'air, comme le fouet d'un serpent . Je crois, par ce que j'ai vu, qu'aucun homme n'aurait pu vaincre l'un de ces hommes, et que même vaincu il aurait conservé sa dignité et son élégance . Ce maître ne craignait ni le loup, ni le sanglier, ni le molosse errant, que son simple regard saisissant et fixe écartait du chemin . La liberté ne se justifie pas . Elle se prend . Je ne laisse rien à celui qui veut m'écraser, même pas la peur . Il n'était pas sage d'affronter de tels hommes . De tels hommes peuvent être l'armature d'un mouvement de résistance .

Des journées, aucun statut, ni de l'élève ni du Maître, sinon implicite dans l'action, et autant d'apprentissages que toute l'université, que toute la réflexion de la vie, depuis . Très peu de mots, essentiellement des actes . Pas de « maîtrise ta peur » devant l'abîme mais un bond, un regard vers moi, un sec « passe » . Pas de « maîtrise ta douleur », mais une discussion maintenue fermement face aux chocs . C'est par l'exemple que le Maître enseigne, il montre qu'il est possible à un être humain d'être si puissant que chacun des ses gestes, de ses paroles . L'allure principale était stoïcienne .

A l'époque je lisais Zarathustra . Musiciens, danseurs et maîtres d'armes, ils accordaient peu de poids aux mots, étant d'ordinaire très laconiques . Je crois qu'ils souriaient, bienveillants mais distants, de me voir aussi assidu d'un livre .

Nietzsche était nostalgique de ce milieu de vie qu'il avait espéré voir renaître par l'œuvre de Wagner . L'œuvre totale de Wagner vue par Nietzsche a beaucoup d'analogies avec l'œuvre enveloppante, globale, cette réplication de la situation totale, dans laquelle on entre pour passionner la vie, cherchée par les situationnistes dans les années cinquante . Le constat commun est que l'œuvre objet, morte, que l'on observe extérieure à soi dans un musée, un galerie, chez soi, cette œuvre est sans légitimité sur la vie, la vie globale à laquelle aspire non pas seulement l'artiste, mais l'homme .

La philosophie est art puisqu'elle est production de monde de la vie . La philosophie du Zarathustra comprend que la recherche de la Vérité ou de la non vérité n'est qu'un moment de l'établissement de la vie philosophique, et n'est ni sa fin ni sa vérité . Toutes les philosophies qui cherchent à établir la vérité préalablement à la vie philosophique, quelles qu'elles soient, Descartes ou Quine par exemple, sont des escabeaux sous les pieds de la vie philosophique, des escabeaux qui enflent comme des cancers et deviennent des montagnes, des obstacles, des leurres, des impasses . En niant la vérité comme puissance de l'homme, Nietzsche veut obtenir la puissance pour l'homme d'établir un monde qui l'élève, le monde du surhomme . Plus exactement, le dépassement de l'homme étant l'essence de l'homme, qui permette à l'homme de rester humain à l'âge du Nihilisme . Le choix est là : soit le surhomme, pour rester fidèle à la vocation ontologique au dépassement de l'homme, soit le dernier homme, confit dans la moraline .

Car l'essence de la culture est de poser la Loi et l'Empire, non la vérité . Théurgie, et non théorie . Information du monde par le déroulement majestueux des spires accumulées du Dragon passant à travers le Barde et le Roi, et se manifestant comme des flammes dans leurs paroles – selon le symbole des flammes, ou de l'épée qui sort de la bouche . La bouche, lieu de l'extase du souffle, peut être volcan dans les baisers, puissance de transmission, et est le lieu de naissance de l'homme spirituel ou Verbe, analogie élevée du sexe féminin où s'enracine l'arbre de la connaissance .

La philosophie comme démiurgie globale du monde humain et de l'homme . Voilà l'essence de Zarathustra, de la fascination de Nietzsche pour la Loi de Manou . Un maître de Capoeira, qui veut informer puissamment chaque instant de sa vie, est plus que bien des universitaires, sans aucune dimension de vie philosophique .

La Loi, l'Empire, sont des fondations, des œuvres d'art . Il ne s'agit pas de décrire le monde, mais de le transformer . Marx est un maître authentique, et ce fait doit être reconnu . La Théurgie est la production de Dieu sur la terre, ici et maintenant . Déjà les néoplatoniciens plaçaient la Théurgie au sommet de la philosophie .

La transformation du monde par le fondateur d'Empire, d'Éon, comme Zarathustra, est un recommencement du monde, comme l'amour fou pour l'homme et la femme ; un kairos, une totalité, que ne peut penser la raison logique ou discursive, puisqu'elle est le coup de pistolet dont parle Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l'Esprit . L'essence de la situation, comme mobilisation de la totalité face à la mobilisation totale du Système, est le drame dans le Ciel qu'évoquent les textes gnostiques, une singularité sans père, analogue à Merlin, fondateur d'ordre et homme sans père .

Le langage symbolique est une puissance pour dire le coup de pistolet . Le langage symbolique est une haute puissance dans le monde . Nous allons reconquérir une puissance révolutionnaire de la pensée, ce qui passe par une révolution dans la pensée révolutionnaire . Nous sommes las de ce monde ancien, et las de l'impuissance . Nous allons à nouveau secréter une pensée dangereuse comme la rose noire, comme le venin du cobra . La pensée à nouveau sera opératoire, et puissance de mondes . Sans déchainement des tempêtes de l'imaginaire, la fragmentation du temps et de l'espace que pose la pensée du kairos ne peut trouver l'analogue de la fragmentation des chaînes sémantiques, des mots de la tribu . La pensée du kairos, la pensée puissante est aussi une poétique, et non une logique, sinon la dialectique .

De même que le feu sépare le bois du foyer
Sec, pur, choisi avec soin,et fait sortir le jus et le brûle,
De toutes ces paroles, nous honorons la force .
La puissance victorieuse, la splendeur et l'énergie .
Nous honorons toutes les eaux (…)
Nous honorons toutes les plantes(...)
Nous honorons toute la terre,
Nous honorons tout le ciel,
Nous honorons toutes les étoiles, le soleil et la lune ;
Nous honorons toutes les lumières éternelles
Nous honorons tous (…) les animaux (…) sous le firmament .
Nous honorons toutes tes créations saintes et pures, ô Ahura-Mazda, merveilleux artisan,
Par lesquelles tu as constitué un monde nombreux et parfait .
Tes créatures, dignes d'hommage et de louange à cause de la pureté parfaite de leur nature .
Nous honorons toutes les montagnes qui brillent d'un pur éclat,
Nous honorons toutes les mers (…)
Nous honorons tous les feux .
Nous honorons toutes les paroles véridiques
Toutes celles que la pureté, que la sagesse accompagne ; qu'elles me servent et pour ma protection et pour ma défense et pour mon entretien et et pour ma garde (…)
Je les invoque pour moi, pour le bien de mon âme (…)
(...)J'élèverais ton âme, moi qui suis Ahura-Mazda (…) au dessus de l'Enfer, à une hauteur telle
Qu'elle est la mesure de la terre,
(…) en hauteur, largeur et profondeur .

Avesta, Yaçna

Ainsi étendue à la mesure du monde, l'âme s'élève à la splendeur des mondes, et les paroles se vivent de force, de puissance victorieuse, de splendeur et d'énergie – nous sommes très loin des pseudo-théories modernes de la religion, et de la généalogie de la morale faussement étendue à l'ensemble des traditions symboliques . Nietzsche est un théologien, comme Empédocle ; et s'il condamne le ressentiment, il n'adopte pas pour autant le positivisme bêtifiant du siècle dernier, encore si vivant chez les hommes morts, qui ont abandonné non seulement la vie philosophique, mais aussi la recherche même de la vérité, aux profits du spectacle de la pensée – Quine, par exemple, est tellement plus, tout en se considérant lui-même comme pas grand chose, tellement plus que les mannequins modernes qui achèvent la jeune-fillisation de la pensée de marché...

C'est bien pour cela que la pensée du kairos tisse poésie et pensée la plus abstraite et la plus puissante, tisse la splendeur des livres de la splendeur avec la dialectique, tisse la recherche de situations avec la construction symbolique du monde, pour retrouver l'alchimie de la production des mondes humains – ce que fut non l'acte, mais la puissance, la grande puissance qui fit naître les mots des Zarathustra .

Telle est, en ressouvenir de Nietzsche, la puissance que j'élève face à la puissance du Système .

Vive la mort !

(Vermeer, la lettre .)


Debord, §23 : Ils (les critiques dépassés) se défendent de reconnaître en (des œuvres dont l'intérêt est inexplicable intrinsèquement, par la connaissance isolée de l'œuvre) le revers ridicule du changement des moyens d'expression en moyen d'action sur la vie quotidienne . Ce changement a rendu la vie de l'auteur de plus en plus importante relativement à son œuvre . Puis, la période des expressions importantes étant parvenue à sa réduction ultime, il n'est resté de possibilité d'importance que dans le personnage de l'auteur, qui justement, ne pouvait plus rien avoir de notable que son âge, un vice à la mode, un ancien métier pittoresque . § 24 : L'opposition qu'il faut maintenant unir contre la décomposition idéologique ne doit d'ailleurs pas s'attaquer à critiquer les bouffonneries qui se produisent dans les formes condamnées, comme la poésie ou le roman (...) .

Nous arrivons là sur un nœud de la réflexion du milieu situationniste . Cette réflexion est historique, cyclique et basée sur des formes complexes de marxisme . Les thèses sont les suivantes : il existe diverses fonctions sociales et vitales de l'art, dont les moyens et formes d'expression, et les moyens d'action sur la vie quotidienne . Expression et action s'opposent, au moins en première analyse . Par ailleurs, ces fonctions et ces formes ont un déroulé historique fonctionnel lié à l'histoire du capital, y compris par la négation de celui-ci ; enfin que la réalisation de l'art dans l'histoire est la négation de sa forme bourgeoise séparée pour en faire la puissance de construction du monde humain nouveau . Cette dernière thèse de réalisation ultime de l'art dans sa négation s'accompagne d'un progressisme distancié, c'est à dire que la raison, la technique, l'industrie, et l'ensemble des puissances modernes doivent accompagner la réalisation ultime de l'art – perspective qui rapproche souterrainement Debord du futurisme pourtant sévèrement jugé .

Cette perspective justifie que le roman et la poésie soient des formes condamnées, au contraire de l'architecture, plus adaptée à la transformation du monde par la réalisation-négation de l'art, analogue à la réalisation-négation du prolétariat par la révolution . Car le roman et la poésie sont des formes déterminées, closes, séparées de la vie quotidienne, ou pire, des opiums qui servent à s'en détourner de manière purement imaginaire – donc des formes neutralisées de la culture bourgeoise, donc enfin des formes condamnées au terme des cycles de la culture qui les porte comme objets d'art .

Debord pose cependant qu'une œuvre peut de droit avoir une puissance intrinsèque, puisque la nouveauté du cycle de la décomposition est l'apparition d'œuvres dépourvues de ce caractère, comme les œuvres existentialistes . Par ailleurs, il est question d'expression, de quelque chose qui pose implicitement la manifestation d'une pression interne, d'un invisible ; mais il n'est pas précisé si cette expression est personnelle, l'expression d'un état passionnel interne, ou si cette expression est celle d'une latence historique, la manifestation par exemple de la structure de l'exploitation à l'œuvre dans le cycle du capital .

L'expression peut être simultanément idiosyncrasique et soumise à des règles communes ; la définition d'un genre d'expression – d'un art, comme la peinture ou la musique- n'étant d'ailleurs guère plus qu'un ensemble de contraintes formelles de l'expression . La question de la manifestation de l'essence de l'auteur dans l'expression, le caractère original de l'œuvre d'art, est très différemment accentuée entre les époques anciennes et l'âge moderne ; les premières l'ignorent volontairement comme accidentelle, les modernes y mettent l'essentiel de la valeur de l'œuvre . Mais ces questions ne se posent ainsi que si l'objet est posé comme un en-soi qui se manifeste, selon la constitution commune de l'objet, ou ontologie, dont l'objet d'art n'est qu'une espèce .

Une autre analyse est celle qui voit l'expression, la sémiotique de l'objet d'art, comme l'expression nécessaire non d'une particule isolée qui exprime ou n'exprime pas, signifierait ou ne signifierait pas, mais d'un champ où se construit l'image de l'objet à travers l'ensemble des comportements verbaux et non-verbaux qui se centrent sur l'objet, ou du moins pivotent un instant sur ses aspects multiples . L'objet est puissance, la société et les hommes alentour sont puissance ; et l'œuvre d'art est l'acte commun des hommes et de l'objet – la beauté est ainsi en celui qui regarde et en l'objet indissolublement, elle est dans la relation et non dans ses pôles séparément . Par cela il est visible, par exemple, que l'objet d'art sacré ne l'est pas par nature intrinsèque, mais parce qu'on lui rend un culte – soumis dans un musée à un regard exclusivement profane, il n'est plus que puissance de sacré . Au delà de cet exemple, on peut en faire l'hypothèse sans risques, des formes ou des objets peuvent s'insérer très diversement dans les champs « de l'art » si les cycles historiques ont transformé leur champ d'insertion à la communauté humaine .

La position de Debord, qui place selon des cycles de vie analogues aux cycles du capital la variété des formes d'expression, me semble négliger cette adaptation indéfinie des liens entre les œuvres et les champs sémantiques où elles s'enracinent . Parlant d'une révolution dans la culture qui puisse prendre la forme d'un mouvement culturel, il convient d'insister sur les formes de construction de l'objet d'art par les champs sémantiques et sémiotiques de la civilisation .

Le champ de construction de « l'objet d'art » est par ailleurs soit explicite dans ses usages, et même très codifié, mais implicite en terme d'esthétique, soit explicite en terme d'esthétique . Et l'esthétique explicite, celle qui revendique le plus nettement l'art, est le plus fonctionnel au Système .

Implicite en général quand l'objet d'art n'est pas pensé prioritairement en termes d'esthétique, comme beauté, art, etc - notions souvent modernes, mais en terme de sémiotique d'une construction des réseaux sociaux, comme dans l'art du blason, d'une sémiotique des mondes intimes, comme l'art des parfums, qui évoquent des délices, ou des mondes intérieurs comme dans l'art sacré, la structuration intérieure d'une Église, l'art des jardins, ou encore d'un espace habité, comme dans l'architecture, et avec la musique utilisée comme élément de construction du monde humain . La tradition ne connaît pas beaucoup l'esthétique, elle parle en terme de sémiotique, de signes . Le Verbe est le premier analogué de tout ce que nous nommons aujourd'hui « art » .

Soit il est explicitement centré sur l'objet d'art, articulé par un discours esthétique . La galerie, le musée, l'exposition, le concert, le théâtre, le cinéma sont structurés analogiquement de ce point de vue, en ce qu'il exigent implicitement une attention exclusive sur l'objet, et réduisent le sujet à la passivité . L'objet est pensé comme une chose dans l'idéologie-racine, comme une marchandise : elle est isolée, déplaçable et indifférente au milieu, dotée d'une valeur par le marché, le marché de l'art . A titre de précision, elle peut être plus proche d'un service que d'une marchandise, si l'œuvre n'est pas un objet . Elle peut être prêtée, vendue, assurée, reproduite avec des droits, etc... La reproduction d'ailleurs ne prend en charge en général que l'œuvre d'art, et non le milieu dans lequel elle s'insère, sur le modèle général de la photographie d'œuvre d'art, qui s'arrête au cadre, et efface tout décor .

Le mouvement de focalisation et de fermeture vers l'objet d'art, posé comme un absolu autarcique se marque à ce genre de thèses fonctionnelles à cette fermeture : l'œuvre ne signifie rien, car le signe n'est pas autarcique ; l'œuvre mérite une critique interne ; l'œuvre développe en interne ses propres critères esthétique ; l'œuvre est un microcosme, etc . De telles thèses, une telle constitution d'objet permettent la naissance d'un corps de spécialistes de cette essence qu'est l'art, d'une science nommée esthétique, d'une histoire de l'art...et même d'une science spécifique des espèces de l'art...sur un processus d'auto-constitution de l'objet somme toute semblable à la naissance de « l'économie », qui permet à postériori l'interrogation sur l'essence de l'activité économique .

De tels processus de constitution et de spécialisation manifestent aussi des processus d'aliénation, quant il s'agit de la production même de la vie humaine, que ce soit ces pompeuses spécialités que sont la psychanalyse, l'éthique, la philosophie, ou l'esthétique . Pompeuses, parce qu'elles sont des spectacles d'expertises, et non des puissances authentiques . Ni le bien, ni la sagesse, ni la beauté, ni les profondeurs de l'âme, ne peuvent être saisies par aucun Maître, alors par ces petits maîtres, figures du dernier homme, de ses petits mondes intérieurs et ses petites vertus...Aliénation de la conscience, qui ne se comprend plus elle-même face à l'efflorescence de la construction symbolique ; et aliénation des hommes qui laissent à des spécialistes des problèmes liés à leur existence même, délégation qui par auto-renforcement ne cesse d'aggraver l'aliénation . Cette aliénation est aussi une aliénation de puissance, de pouvoir, de souveraineté . Imagine-t-on Ulysse se référer à un Diafoirus en éthique ou supporter une expertise psychiatrique pour le massacre des prétendants ? L'immaturité générale où le système moderne tend à maintenir ses sujets n'est pas étrangère à ces processus producteurs de pataphysique . L'art n'appartient pas à l'esthétique . Nul ne possède l'insaisissable .

Pour comprendre l'aliénation que représente l'obscuration des fonctions et des fins des activités d'expression, il convient de repenser ces activités en termes fonctionnels . Le champ de construction de l'objet d'art doit être pensé en termes fonctionnels, pensé par rapport à ses fins et à ses productions sociales . Je montrerais la production de la vie quotidienne dans les sociétés traditionnelles, la production de l'Univers, ou cadre commun symbolique constituant la communauté ; la fonction sophiologique de l'art ; toutes fonctions traditionnelles que la structure moderne de l'art tend inévitablement à exténuer . Les situationnistes tendent en fait à retrouver ces dimensions constructives .

« L'art »traditionnellement ne se distingue pas de la production de la vie quotidienne . Tout l'habitat, tout les objets traditionnels, arme, outil, vêtement, meuble ou cuillère, sont des « objets d'art » au sens moderne, c'est à dire sont informés de formes esthétiques et symboliques, et liés à des récits de la culture orale ou écrite . La construction technique et industrielle de la vie quotidienne plaque les principes de rationalité du Système sur l'ensemble de la vie humaine, et opère une dé-symbolisation, une dissolution des ancrages symboliques de la vie, une désorientation de la vie . L'art lié au marché et à la production d'objet devient ainsi une figure aliénée incapable de passionner la vie humaine . Une caricature de ces processus est le 1% culturel de certains bâtiments publics, qui permet de ne produire qu'une architecture d'ingénieur strictement fonctionnelle aux réquisit du Système, et oblige « en compensation » à dépenser 1% du budget dans l'achat d'une « œuvre d'art » plantée devant le bâtiment, et sans rapport compréhensible avec lui .

Le concept moderne de l'art comme objet séparé, séparé à la manière de l'individu absolu des modernes, et séparé par la valeur, exclut à priori les fonctions historiquement les plus importantes de l'art . La première est éducative au sens de la Grèce, elle est de fournir les analogués, les modèles d'imitation, de la vie humaine supérieure – dans la poésie épique, ou les récits des livres sacrés . La deuxième est politique au sens le plus large, elle consiste à tisser des liens dans une cité humaine, par production d'une analogie d'univers, à travers les Temples, et les monuments visibles de loin et communs à tous, qui confèrent une identité visible à la communauté . Cette fonction pose une relation indissoluble entre une communauté, un lieu, et une œuvre . La troisième est la plus importante, elle est de fournir les cadres symboliques de la construction des mondes humains et de la Loi, rôles dévolus aux prophètes et aux sages . C'est ce cadre qui constitue la Cité, la communauté politique .

Ce qu'il faut retenir de cette remarque, c'est que le marché de l'art est une décision globale sur la fonction de l'art dans la société, un assignation à une essence de l'art élaborée dans l'idéologie racine, et rien d'accidentel et de sans importance . Le concept moderne de l'art est simultanément un enfermement du travail artistique sur lui-même, au nom d'une reconnaissance hyperbolique mais qui pose une étrangeté foncière de l'art à la vie quotidienne, et une instrumentalisation de la production symbolique au profit du Système . Discuter de la fonction de l'art dans la vie humaine est repenser la totalité du Système . Ceci est présent chez Debord et les surréalistes, mais cette réflexion a été menée très loin par les Avant-gardes russes -plus généralement de l'Europe de l'Est- au début du XXème siècle . La réflexion situationniste se situe bel et bien dans l'arc en ciel des Avant-gardes européennes, qui passent par nécessité d'une réflexion sur l'art à une réflexion métaphysique et politique . Métaphysique, car l'art manifeste également la puissance sophiologique des symboles .

En tant que passion de l'existence, et empathie, le champ vise une communication d'états internes, de mondes intérieurs, un partage de l'humanité intérieure . Le rire, les larmes, la splendeur, la compréhension de sentiments rares...la colère, la nostalgie, l'amitié, l'amour dans l'Iliade, l'Odyssée ou la Bible...l'émotion de l'enfantement dans toutes ces vierges à l'enfant...le surgissement du sacré dans la chair, pour l'annonce faite à Marie...les œuvres sont en quelque sorte la puissance de symboliser, et de rendre commun, ce qui serait sinon presque incommunicable . Les actes émotionnels sont ainsi des reflets des actes primordiaux, et sont à la fois reconnus, et canalisés dans des formes acceptables, à la manière des larmes des pleureuses lors des enterrements . Je suis conscient d'être ici formellement proche de la psychanalyse ; mais je pose au contraire de celle-ci que les premier analogués, les archétypes se situent dans l'objectivité des symboles, et non dans « l'inconscient », ce réservoir indistinct de signes .

L'art visuel est aussi voyance, manifestation visible de l'occulté du visible . L'œuvre visuelle de Dürer par exemple livre le regard de Dürer sur le monde, regard analogue à celui de Jean Scot Eriugène, qui voit dans la Nature, largement ouvert, le livre de la Splendeur . Telle est la puissance d'émotion et la gratitude que l'on doit au poète . Cette vision n'est création que pour les modernes, dans leur idéologie bornée, idiosyncrasique ; les œuvres d'art placées dans les Temples attestent assez que dans la tradition normale, le visionnaire ne voit que les choses comme elles sont, et non comme les hommes, borgnes de la puissance native de vision des flammes, les entrevoient . L'artiste reçoit alors un rôle analogue au Virgile de Dante, ou à Béatrice ; il est le guide, le messager, le Thot qui guide dans les labyrinthes, les déserts de ce monde suspendu au dessus de l'abîme . Analogue là encore à l'Apollon d'Héraclite, il ne dit (explicitement) ni ne cèle, mais fait signe . Ainsi Boulgakov, Pasternack donnent-il implicitement une philosophie de la révolution russe .

L'œuvre est puissance de signe, et le signe naît de la rencontre de l'œuvre et d'un regard éperdu, et désirant . La rencontre d'une œuvre puissante pour soi est une érotique, une rencontre amoureuse ; et la même gradation, depuis la foudre disséminale violente, jusqu'à à la lente imprégnation presque insensible, l'infusion d'une teinture indélébile au plus profond de la chair, se rencontre . L'homme et l'écriture s'enlacent, construisent des mondes .

On peut devenir disciple d'une œuvre – non de l'œuvre, non de l'auteur, mais de la porte qu'elle nous ouvre vers l'ardent désir du haut tant désiré - comme foudroie l'amour chez Boulgakov .

« Elle me regarda avec étonnement et je compris tout d'un coup – et de la manière la plus inattendue – que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme ! Quelle histoire, hein ?(...) L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tout deux d'un coup . Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard ! Elle affirma par la suite que les choses ne s'étaient pas passées ainsi, que nous nous aimions évidemment depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus, et qu'elle même vivait avec un autre homme (…) Donc elle me disait qu'elle était sortie ce jour là avec des fleurs jaunes pour qu'enfin je la rencontre, et que si cela ne s'était produit elle se serait empoisonnée, car son existence était vide.
Oui, l'amour nous frappa comme l'éclair . »
Boulgakov, le Maître et Marguerite .

On rencontre parfois un livre comme on rencontre un amour, une balle perdue . En juin 1990, je cherchais cet ouvrage étrange, intensité, extase et folie . Cette œuvre inconnue dont mon âme avait soif comme j'avais soif de chair, de la chair blanche d'une jeune femme brune, si éthérée alors, qui s'appelait Sonia, que j'avais aimé, follement, et que j'avais perdue .

Le livre était sous plastique, chez un bouquiniste, échappé du pilon . Gullo Gullo est le nom du glouton, être polaire, mon animal d'enfance préféré, féroce, rusé, sans peur . Le récit semblait vide : « l'animal féroce sert d'emblème à un groupe de terroristes . Leur victime d'élection, un richissime industriel autrichien, Kurt Bodo Nossak, colosse inquiétant, se laisse convertir à leur nihilisme exterminateur et revient prêcher leur doctrine dans l'univers concentrationnaire des multinationales .(…) Le diable, présent dans tous les livres de Bulatovic, devient ici le maître d'œuvre (…) ». Suivait l'avis d'un membre du jury Nobel : « Gullo Gullo est un livre très particulier, scandaleux, d'une effroyable cruauté . L'imagination de Bulatovic passe toutes les limites concevables ».

C'est le diable qui m'a décidé . J'ai acheté ce livre .

J'ai ouvert Gullo Gullo et je ne l'ai jamais oublié, portant le soleil noir de son baiser partout dans mes chemins . Je l'ai récité à Naples, dans le quartier de la Gare, fief de la Camorra ; je l'ai récité sur un navire déglingué dans l'Adriatique, en me lavant les dents avec du Whisky tiède, au lever du soleil . Je l'ai lu dans les trains turcs, sur des terrasses, en même temps que des classiques élégiaques grecs, sur les ruines de Smyrne . Je ne l'ai jamais fini . Je l'ai lu entièrement, par bribes, mais sans en comprendre l'ensemble . Jusqu'à ce jour .

Tout esthète attend dans le secret, et peut être l'inavoué, ce bouleversement de l'art, par l'art ; et c'est cette attente, ce désir qui le pousse à en rechercher indéfiniment au moins les reflets dans le miroir des innombrables œuvres qui laissent à voir, entrevoir . L'art est ainsi une activité érotique qui connait le désir, la morsure du manque, la jouissance...les voies de l'érotisme se retrouvent dans l'esthétisation de l'existence, selon la voie de la main droite et la voie de la main gauche, mais ce point ne sera pas examiné ici .

C'est la dimension sophiologique de l'art, toujours déjà vivante, et dont on trouve des témoignages évidents par exemple chez Mallarmé ou chez Rimbaud . Le champ de la sympathie et de la sophiologie, de la symbolisation et de la production symbolique d'un Univers commun, est le champ constructif de l'art, celui où justement se joue sa puissance de transformation . La volonté de puissance est le cœur vivant de l'activité symbolique . Encore une fois, il ne s'agit rien moins que la production et l'ordonnancement symbolique du monde humain, activité primordiale de la volonté de puissance qui rassemble ce qui est aujourd'hui disséqué en fragments inintelligibles, dans le Droit, l'Architecture, les Arts visuels, la poésie...il ne s'agit pas de crucifier une œuvre comme un papillon sur un mur . Produire l'ordre d'un monde, c'est cela, passionner le monde .

Dans la société moderne, cette dimension tend à s'exténuer parallèlement à l'érosion de plus en plus profonde des symbolismes collectifs, dans la dissolution ou le morcellement des hommes produit fonctionnellement pour renforcer les dispositifs de domination tant « politiques » qu' « économiques », et dans la dé-symbolisation qui l'accompagne, dé-symbolisation qui au niveau individuel renforce considérablement le caractère pulsionnel des actions, qui tendent à devenir des réactions à des stimulus maîtrisés par le Système, dont la publicité n'est qu'un exemple . En clair, la dé-symbolisation moderne produit un individu asservi par l'instrumentalisation de ses désirs, et par son impuissance à les reporter et à les rassembler vers une fin . Le Système appelle cela liberté...mon cul .

Plus profondément, la dé-symbolisation du temps de la décomposition s'accompagne d'un renforcement du rôle de l'art comme dispositif de domination . L'espace de l'art devient alors celui de la construction de la distinction entre les hommes de goût et les autres, bref celui d'une euphémisation des rapports de domination – un homme distingué étant celui qui distingue . Pierre Bourdieu en a réalisé l'étude magistrale, quoiqu'on dise . Il s'agit de l'instrumentalisation du champ de l'esthétique en vue de la fonction la plus courue du Système, la sélection légitime des hommes, la distinction par le jugement ayant quelque analogie avec par exemple la sélection par l'excellence scolaire .

Le design, ou ensemble des activités de luxe associant l'art à l'industrie, est ici un cas exemplaire de l'instrumentalisation de l'art dans la société du troisième totalitarisme . L'art, par le marché, produit de la valeur d'échange ; les produits de design sont davantage des signes hiérarchiques d'une société fondée sur la distinction et la fortune que des références implicites à un monde commun, à un Univers symbolique, comme dans le cas de l'art traditionnel . Les références cosmologiques par exemple, les symboles cosmologiques, les symboles religieux partagés, les références au sort commun de l'humanité, comme les danses macabres, montrant la mort du Roi, de l'évêque, de l'amoureux et du pauvre, tissent les réseaux d'une commune humanité : frères humains qui après nous vivrez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis...commence la ballade des pendus de Villon . Ajoutons que la jouissance des œuvres est traditionnellement commune, et publique, à la manière des Temples ou des Églises .

Au contraire, les signes de l'industrie du luxe construisent une fragmentation indéfinie de l'Univers, une fragmentation hiérarchisée basée sur le mépris, la moquerie, la révérence pour l'argent et la haine, sans pour autant offrir l'image d'une société structurée harmonieusement autour de fonctions humainement intelligibles – l'idée d'un service commun justifiant les privilèges visibles est déniée par tous les faits . La valeur des signes, qui peuvent être limités à des logos sans référence esthétique, ou à référence de plus en plus exténuée, est au fond posée par le caractère dominant de ceux qui le portent, et sont les premiers analogués des logos, les suivant étant des gogos, et les derniers des voyous qui volent ou détournent ces logos et en font des insignes de bandes . L'ordonnancement visible de la société devient ainsi essentiellement mimétique . Dans le champ artistique, cette évolution a ce résultat que note Debord, que la consommation de l'œuvre peut tenir essentiellement à l'intérêt porté à l'auteur, en l'absence de valeur intrinsèque de celle-ci . Et comme l'intérêt pour l'œuvre est inexistant, l'auteur doit être intéressant pour des raisons externes à son œuvre – cette situation est aujourd'hui trop commune pour être commentée .

La destruction de la fonction propre du symbole, qui est de sursumer, rassembler, lier, et pallier l'absence en permettant des formes sublimées de jouissance, est parfaitement fonctionnelle au Système qui produit la déploiement maximal de la puissance matérielle . Car une volonté de puissance sans puissance de production symbolique ne peut prendre conscience d'elle même que par le déploiement d'une puissance matérielle, d'une consommation . Mais la jouissance matérielle permise par ce déploiement de puissance ne cesse de se réduire en proportion de la puissance, de demander davantage de puissance pour maintenir le brasier ; ainsi la puissance même de jouir de l'homme est-elle fortement atteinte par la dé-symbolisation et par la course au déploiement de puissance qu'auto-produit aveuglément le Système . L'homme moderne n'est pas perpétuelle jouissance, mais perpétuelle insatisfaction . Une étude de l'érotique pourrait le montrer d'une manière convaincante .

Ainsi, pour conclure sur ce passage, faut-il souligner ceci : les altermondialistes ou les écologistes qui prêchent pour une retenue morale ou parcimonieuse de la jouissance pour permettre la décroissance pensent la jouissance dans les termes mêmes du système qu'ils condamnent . La symbolique est la voie de la jouissance – passionner le monde, c'est jouir du monde .

Un barde aux pieds de la princesse, écoutant dans le secret du privilège et du cœur le chant du rossignol parmi les arbres, jouissait du monde bien au dessus d'un moderne jouissant d'une pute russe dans une Ferrari . L'aimée de l'amour courtois est le microcosme, l'implication des couleurs, des saveurs et des parfums des mondes ; elle est tout, le pays des quatre fleuves, le firmament sous le nom de Nuit, la grandeur de l'esprit, et la noblesse du cœur et du sang . Par son regard et ses baisers, elle fait du poète un Empereur sans royaume – le Maître de Boulgakov . Par son règne, elle en fait un fidèle d'amour, un chevalier qui rend hommage et se trouve anobli .

Ainsi le Barde est-il frère de la main gauche de l'ermite, de la Béguine, qui voient le monde résumé dans une fleur, et font naître Dieu en l'âme, s'élevant à la hauteur des mondes indéfinis et des siècles des siècles au milieu des jardins et des canaux parcourus par les cygnes . Comme dans la lettre de Vermeer, le monde entier des routes maritimes est donné par la lumière, une carte et une lettre . Et la vérité symbolique, c'est que la carte est plus que le territoire grâce à l'amplitude et l'exaltation de l'esprit, qui ne cessent de déborder et dépasser, de nier le monde des choses, d'y creuser les souterrains lumineux du négatif, par la volonté de puissance agissant dans l'imaginal, qui fait naître des aurores et des mondes .

C'est par la puissance symbolique, celle des autres mondes, que l'homme s'élève à la jouissance parfaite, même dans ce monde . Le sage empédocléen est justement la Sublime Porte, celui qui parle le langage primordial ou langage des oiseaux . La fermeture de l'objet d'art est l'analogue de la fermeture des mondes dans l'idéologie racine, sous le nom prétentieux et menteur de rationalisme, l'analogue de l'enfermement de l'homme ; et de ces eaux stagnantes, il ne faut attendre que du poison .

Nous percerons ces murs d'airain . Déjà, nous respirons l'air et la lumière .

Viva la muerte !



(Max Sauco -Kali Yuga)


Rapport sur la construction des situations .

Debord § 24 : (…) Il faut critiquer les formes importantes pour l'avenir, celles dont nous devons nous servir . (…) . §25 (…) tout indique, depuis 1956, que nous entrons dans une nouvelle phase de lutte ; et qu'une poussée des forces révolutionnaires, se heurtant sur tous les fronts aux plus désespérants obstacles, commence à changer les conditions de la période précédente (…) on peut voir en même temps le réalisme socialiste commencer à reculer (…) la culture Sagan-Drouet marquer un stade probablement indépassable de la décadence bourgeoise ; enfin une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale . La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive .

Debord écrit un manifeste pour un mouvement à naître . Il doit, c'est la loi du genre, être « positif » . Je le serais moi-même . Pourtant...comme l'optimisme est amer ! Nous verrons que par la suite Debord analyse de manière aiguë ces difficultés . Tout mon commentaire de ce passage peut se résumer à ceci : existe-t-il un espoir raisonnable que l'on puisse penser des stades indépassables de la décomposition ?

Le recul du réalisme socialiste n'a donné que des formes moins caricaturales d'art officiel . Mais le recul de la caricature chez l'ennemi est une amélioration de l'ennemi, et rien de plus . Le raffinement de la tyrannie n'est pas un progrès : ce principe permet de réfléchir sur la discrétion nouvelle des processus de surveillance et de contrôle des hommes . Par exemple, le bracelet électronique permet la prison à domicile, de même que le travail industriel à domicile de la fin du XVIIIème siècle pouvait se passer de l'abrutissement sinistre des grandes manufactures, et être un esclavage invisible .

Faute de posséder l'information qui nous permettrait une comparaison, nous ne voyons pas aisément à quel point les techniques de l'écrit et de l'information enferment toujours davantage les hommes – nous avons très rarement une idée précise des degrés de liberté tout simplement perdus par la prolifération des dispositifs d'imposition d'identité, de papiers, de numéros, de relevés, de factures...pourtant, des pays « démocratiques » comme le nôtre, sans parler du Japon d'après guerre ou de la Chine peuvent être des camps de travail globalement ordonnés par l'entéléchie du Système, et doté de dispositifs flous de pilotage des hommes d'une efficacité statistique probablement supérieure à la coercition brute des totalitarismes classiques . Le monde carcéral dans le pavillon, et le pavillon comme monde carcéral, tel est la pente du Système, qu'illustre des films comme Virgin Suicides . Ces murs invisibles le restent pour la plupart des hommes, comme la vache croit que la seule fonction de la clôture est de la protéger . Ainsi, le recul des formes caricaturales de contrôle, ou d'art officiel, ne peut si aisément être posé comme un signe frémissant de révolte .

La volonté de se convaincre qu'il existe des stades indépassables dans un processus destructeur est omniprésente dans le monde moderne, par exemple dans la croyance célèbre que la première guerre mondiale avait atteint des sommets indépassables de destruction et de boucherie nihilistes, et qu'elle serait la der des der . Hillberg rapporte de même que les victimes de la grande destruction ne croyaient pas à celle-ci, ou ne pouvaient le croire qu'avec les plus grandes difficultés ; et que chaque étape du processus était ainsi vécue comme un processus indépassable dans sa cruauté . Mais le voyage au bout de la nuit doit être parcouru - la destruction est au cœur du processus premier du monde moderne, la croissance, ou maximisation indéfinie du déploiement de la puissance matérielle – la croissance est indissociablement un processus de création et de destruction . Il n'est pas indispensable pour le dire de citer Schumpeter pour le comprendre, nous pouvons aussi bien citer Hegel ou Héraclite .

Le troisième Reich, pour prendre un exemple non occulté de processus destructeur, plaçait la réalisation de la destruction avant même la conduite de la guerre . Ce fait a frappé par exemple Arendt, sans cependant être entièrement éclairci . Ce fait ne signifie pas seulement que la SS dominait l'appareil nazi, et imposait à l'armée ses objectifs ; que l'idéologie primait sur tout le reste, et était prise au sérieux, et non comme un prétexte ; cela signifie aussi que le déchainement de la destruction ne pouvait trouver de frein ou de feedback à l'intérieur du système . La destruction, et l'intensité du contrôle totalitaire n'ont cessé de gagner en intensité, même au moment des défaites externes . En clair, les pires obstacles extérieurs ont exalté le déchainement du Système . Aucune information externe ne pouvait le freiner, et il n'existait pas de puissance interne de feedback . Et ce point très simple est pourtant le plus essentiel de toute notre réflexion .

Ce phénomène né au cœur de l'Europe industrielle n'est pas un accident, mais la manifestation des puissances à l'œuvre dans le Système . Je sais qu'il est aisé de parler d'amalgame, puisque le sous-système nazi a été combattu et écrasé comme un cancer, cancer utilisant des processus sains pour faire croitre des amas de cellules monstrueuses . Le cancer, comme toute maladie, de manière plus précise en l'absence d'agent infectieux externe, pose les même problèmes théoriques ; ni complètement endogène, ni complètement étranger, et se nourrissant de processus vivants pour mener à la destruction . Mais je ne pose pas le problème sur une éventuelle analogie entre notre civilisation et une maladie globale de la société humaine, qui pourtant serait beaucoup plus nette à mon sens que l'on veut le croire . Je ne pose le problème que de cette manière très simple : existe-t-il dans le Système mondial des freins permettant un contrôle interne, c'est à dire la possibilité éventuelle d'un freinage volontaire des processus de destruction à l'œuvre dans les processus manifestés d'abord comme croissance dans le spectacle ?

La recherche de freins possibles est la même recherche que celle du négatif évoquée précédemment . La réponse, déjà évoquée par Bernanos dans la France contre les robots, est probablement négative . L'intrication des intérêts entre les oligarchies, les peuples asservis, les cadres des appareils d'État, les cadres du sous-système industriel, et les autres sous-systèmes « économiques » dépasse probablement toute puissance de rupture interne aux oligarchies, ou aux oligarchies et au peuple, malgré les préparatifs évidents du sacrifice massif des intérêts des jeunes générations par les générations actuellement au pouvoir . Les guérillas de rue des étudiants ou des déracinés resteront le plus souvent contrôlées par l'oligarchie, faute de leadership et de capacité organisationnelle et idéologique, et grâce aux liens existants entre représentants des jeunes et oligarchie, par la puissance des machines de propagande du spectacle, du moins à moyen terme . Ces générations de vieux veulent rester jeunes, il faudra que les jeunes restent des serviteurs immatures de leurs désirs, ce que décrivait Gombrowicz dès l'avant guerre .

Les éventuels freins externes à la croissance erratique, sans boussole et sans gouvernail, du Système sont étudiés depuis assez longtemps . Essentiellement, il s'agit du mur écologique . Il est à craindre que l'écologie, d'ailleurs, soit plus une réaction de survie des cadres moyens du Système, moins emplis de l'esprit de démesure de l'oligarchie, pour qui après moi le déluge est une évidence vécue au quotidien . Au fond la plupart des écologistes sont des parties fonctionnelles du Système qui rêvent d'une conciliation des contradictions, l'équivalent fonctionnel des syndicats pour les luttes de classes – en clair, il n'est pas de pire vautours . Les syndicats fonctionnels sont les ennemis de l'ultra-gauche, et l'écologie politique est l'ennemie de la deep écology selon une symétrie très nette, d'autant que la double appartenance syndicale – écologie politique est très bien portée chez les vieux-jeunes .

Les réactions prévisibles aux premiers contacts du mur écologique pour le Système ne sont pas des feed-back freinateurs, mais bien l'exaltation de la croissance de dispositifs destinés à absorber, annihiler indéfiniment, reporter indéfiniment le ralentissement . De ce fait, le Système tend à réagir à l'information externe gênante pour toute sorte de circuits et d'épicycles ad-hoc qui aboutissent à une accélération des processus de création-destruction . Par ailleurs, la puissance des outils de production de Spectacle aboutit à une déréalisation : les hommes du commun, mais même des cadres de haut niveau perdent tout contact avec le réel qu'ils administrent et vivent dans un monde totalement mensonger, fait de dénégations compactes de difficultés aiguës . Méfiance, schizophrénie, inefficacité, le monde de Dilbert n'est pas une fiction dans les bureaucraties "publiques" ou "privées", lesquelles se valent, ne soyons pas dupes . La figure de l'oxymore et de la double contrainte deviennent banales dans la novlangue néo-totalitaire .

Dans le genre vous pouvez être ce que vous voulez, librement... c'est à dire l'illusion que la volonté suffit à construire de la réalité, par un narcissisme infantile ; soyez comme je vous souhaite, affirmez vous librement . Je suis heureux que vous ne soyez pas d'accord avec moi (...), liberté obligatoire ouvrant à l'arbitraire absolu du chef, puisqu'il peut tout accepter comme tout refuser en « individualisant » les relations aux dominés, et reprocher l'obéissance aux ordres, comme la non-obéissance . Un grand classique du roman noir, dans le rapport de l'homme d'action à son chef bureaucrate-voyez dans le film Ghost Dog, de Jim Jarmush des scènes hilarantes de ce type . Dans le genre : Comment, vous n'avez pas liquidé cette fille ?-personne ne m'a donné cette mission – voyons, vous pouviez en prendre l'initiative ! Mais Jo a été liquidé sous ses yeux, c'est un scandale . Celui qui a exécuté cette mission mérite la mort .-Mais on lui a dit qu'elle était partie-elle était là, non ? Comment pouvait-il le savoir ?Il a fait ce qui lui avait été ordonné-Peu importe, nous sommes en colère, il doit mourir .

Il est impossible d'en sortir .

Il devient courant d'entendre des haut cadres faire des propositions purement médiatiques, que l'on sait à l'avance sans suite ni contenu . Il devient courant d'entendre des cadres faire sincèrement des propositions que les hommes de terrain savent grossièrement fausses ou inapplicables, et que ces hommes de terrain ne trouvent ni les mots ni le médium qui permettrait de rectifier les informations du centre . Les ordres sont interprétés de manière de plus en plus lâche par les exécutants, et ceux-ci font remonter des informations de plus en plus mensongères, en perdant confiance dans leurs chefs . Ces derniers ressentent vaguement ces problèmes mais les interprètent comme des résistances, liées à l'ignorance ou à la paresse . Le délitement des organisations est insidieux mais réel, ainsi que la démoralisation et le sentiment aigu que les principes invoqués dans le Spectacle ne sont que des coquilles vides, mensongères, instrumentalisées par une oligarchie impitoyable et corrompue . Cela a été le cas du communisme soviétique et de ses principes . C'est le cas aujourd'hui des principes démocratiques : qui y croit aujourd'hui en Italie, en Grèce, en Tunisie, ou ailleurs ?

La décomposition du collectif ne ralentit qu'à la marge les processus de croissance de la destruction, puisque le seul intérêt individuel et le machiavélisme, l'extension du domaine de la lutte de tous contre tous, devient la seule norme de comportement qui permette la survie dans les phases de décomposition . La corruption n'aboutit pas nécessairement à un piratage massif de la production, et à un effondrement possible de celle-ci, comme à la fin de l'URSS ; elle aboutit aussi à la maximisation du déploiement capitaliste, ce que montre assez le livre Gomorrha (qui doit être lu et pris au sérieux) ou le cas Chinois . Dans le modèle libéral du Système, la décomposition des liens sociaux n'est pas un dysfonctionnement, mais un objectif recherché consciemment par les organes généraux de guidage du déploiement du Système, politiques, financiers, ou « éthiques » et spectaculaires . La décomposition du collectif est parfaitement fonctionnelle au modèle libéral, et de ce fait ne peut produire aucun feedback négatif conséquent – la délinquance ou les suicides, même très épidémiques, ne sont pas susceptibles de constituer des freins . Près de la moitié des garçons dans une génération, de certains quartiers urbains des États Unis, meurent par balles . Et cela ne comporte guère de conséquences globales . La génération hippie et celle des indépendances, en fin d'âge, commence à tirer sur les étudiants aux marges du centre européen. La boucle est bouclée. Les Trente Glorieuses finissent dans la fusillade aux frontières, la rumeur des maisons de retraite et des camping-cars.

Il n'existe pas de freins internes ou externes convaincants à ce jour . Un freinage lent semble peu probable . Mais les faits sont la chose la plus têtue du monde . Un choc très violent ne peut être totalement exclu .

Il n'existe pas de freins internes ou externes convaincants à ce jour . De ce fait, il n'existe pas d'autre stade indépassable au nihilisme européen que l'anéantissement pur et simple . Souvenez vous !

Le seul frein humain est le travail idéologique et l'organisation internationale . Les émeutes nationales sont absolument desespérées.

Le kairos du combat est aussi sous le soleil exactement - puissance, splendeur, grâce. C'est cela, l'espoir, la survie. Peut être enfin la réalisation de ces mots : une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale . La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive .


Vive la mort !





Debord - § 26 : Le reflux du mouvement révolutionnaire mondial, qui est manifeste quelques années après 1920, et qui va s'accentuant jusqu'aux approches de 1950, est suivi, avec un décalage de cinq ou six ans, par un reflux des mouvements qui ont essayé d'affirmer des nouveautés libératrices dans la culture et dans la vie quotidienne . L'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société . Leur action (…) s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle . Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande .

§ 27(…) : Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante . L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant garde . Mais c'est seulement dans cette avant garde que se constitue insensiblement une nouvelle conception révolutionnaire de la culture . Cette nouvelle conception doit s'affirmer au moment où la culture dominante et les ébauches de culture oppositionnelle parviennent au point extrême de leur séparation, et de leur impuissance réciproque .

§ 28 : L'histoire de la culture moderne dans la période de reflux révolutionnaire est ainsi l'histoire de la réduction théorique et pratique du mouvement de renouvellement, jusqu'à la ségrégation des tendances minoritaires ; et jusqu'à la domination sans partage de la décomposition .
(…suit une longue analyse historique)


Une fois de plus il est possible de souligner à quel point l'analyse de Debord reste parfaitement actuelle . Le mouvement révolutionnaire mondial a pu développer une certaine puissance dans les années 60 et 70, mais nous sommes à nouveau dans un période marquée de reflux des puissances de négatif dans le Système . Les dates indiquées par Debord sont celles de la normalisation qui suit la révolution russe, avec la montée en puissance du stalinisme, et celles qui suivent la mort du Père en 1953 .

L'analyse que je propose n'est pas prioritairement historique ; les analogies flagrantes entre la description de Debord et notre propre situation historique me semblent indéfiniment plus substantielles .

Tout d'abord, les avant-gardes . Je garde ce terme, tout simplement pour sa force d'impact, et parce qu'il implique profondément en lui d'avenir . L'avant garde est le germe, l'implication infime qui porte en elle l'immense explication de l'avenir – à ce titre, Marx était un homme d'avant-garde, tout comme Darwin sur le Beagle . L'avant garde n'est pas vérité et raison . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque .

Il faut cependant donner raison à Popper, celui de la connaissance objective . Il est (il n'existe pas comme chose) un savoir objectif, et celui-ci offre des puissances de développement, un enchaînement logique quasi fatal, comme un corps sphérique sur une forte pente . Dans le champ de la production idéologique, ce qui est logiquement possible dans le savoir objectif devient objectivement nécessaire, puisque le conséquent de ce qui est universellement accepté est indéfiniment plus facilement acceptable dans le champ des producteurs idéologiques, et dans les sous-champs spécialisés, que des discours contradictoires aux axiomes acceptés, pour ne pas dire contraires à ces axiomes de l'idéologie dominante .

Premier exemple, la théorie de l'évolution de Darwin, dont la force principale n'est pas de rendre compte du réel de manière incontestable, mais bien d'être ontologiquement conforme à l'ontologie générale de l'idéologie racine, à tel point que Wallace a développé simultanément une théorie analogue . L'énorme succès de Darwin vient de cette conformité, de cette victoire sur le « créationnisme théologique », bien plus que de son contenu biologique, que peu de ses défenseurs, même philosophes, sont à même de valider . Deuxième exemple, l'application de la théorie économique à des domaines variés de la vie humaine, qui montre non pas la validité de cette description, mais la diffusion de la mentalité moderne – et le caractère général, abstrait donc universel de la description . Il est en effet possible de varier indéfiniment les connotations sémantiques d'une description d'objet, si l'on conserve la forme syntaxique – pensez à « la jeune fille s'est blessée au visage » « la jeune femelle s'est ouvert la gueule »...

Pour reprendre maintenant la distinction de Kuhn sur la structure des révolutions scientifiques, il est possible de dérouler les conséquences logiques structurales d'une position ontologique comme l'idéologie racine en produisant une nouveauté apparente, c'est à dire en appliquant en extension et en intension les conséquences impensées de sa position de départ ; ainsi le caractère de fausse avant garde des « comédiens modernistes de la société finissante », qui sont heureux de trouver des arrières gardes cléricales assez arriérées pour leur permettre de passer pour novateurs ; et les avant gardes authentiques, qui creusent désespérément les rocs et les sédiments du concept pour trouver l'or et l'émeraude de paradigmes puissants, destructeurs des réseaux conceptuels étouffants des idéologies dominantes .

Car l'idéologie dominante est par nature seconde nature, c'est à dire illusion, non-conscience de son caractère construit, enfermement, mécanique, application toujours plus étendue rendant l'homme esclave et serviteur du savoir objectif, au profit d'une oligarchie n'ayant nul besoin d'autre talent qu'une petite rouelle étriquée dans le crâne, selon le propre mot de Nietzsche . Il y a un rapport systémique entre la fermeture du savoir et la fermeture du pouvoir, ou oligarchie . Nous sommes bien dans l'âge de fer d'une idéologie, je parle de l'idéologie des lumières . N'étant plus une perspective nouvelle et libératrice par la comparaison avec l'idéologie officielle du pouvoir monarchique, devenue idéologie officielle du pouvoir sans aucun contre-pouvoir sérieux, elle est devenue le logos d'une oligarchie aussi paresseuse et bornée que celles que l'enseignement condamne dans les cours d'histoire . Mais se réclamant des grands mots de liberté, elle cherche encore à se parer des fripes glorieuses et usées des révolutions passées, quand les polices des « démocraties » sont prêtes à armer et soutenir n'importe quel potentat périphérique, ou non, qui aurait à affronter son peuple .

Ce caractère d'abîme de la culture permet à des volontés de puissance ivres, à des idéologies instrumentalisant les anciennes religions, de chercher à dominer des pays entiers avec une apparence de vraisemblance ou de justice – cela pour les pays de culture musulmane . Dans l'Europe chrétienne, cela n'aboutit qu'au désespoir . La toute puissance matérielle du Système, tant qu'elle règne, ne permet aucune remise en cause sérieuse .

Car le creusement du vide dans les sous-systèmes symboliques et idéologiques du Système général, creusement qui crée un malaise par la conscience douloureuse de plus en plus largement répandue d'un mensonge officiel de fond, d'une instrumentalisation des idéaux par une propagande sans idéal – cette évidence sur laquelle reposent des métiers et des diplômes de créateurs d'évènements culturels pour commerciaux – conduit la domination symbolique à l'inefficacité, en lui ôtant sa crédibilité . Et la désymbolisation est violence et appelle la violence .

Alors, c'est la violence occulte du Spectacle, qui réduit tout au bruit et à l'insignifiance, ne serait-ce que par la description sociologique -psychiatrique des révoltes, qui place le descripteur en personne saine détentrice des codes de la réalité de la réalité, et les décrits en malades, qui entre en jeu . Et si la violence occulte ne suffit pas, la violence réelle survient – il suffit de faire quelques exemples assez discrets pour paraître respecter globalement la liberté, et assez parlants pour calmer les velléités de révolte .

Le jeu de la culture officielle est truqué . Le jeu de la culture officiel repose sur l'invocation des valeurs de la culture officielle, ou fantômes, comme la Culture, la Littérature : liberté, expression de soi, humanisme, etc . En réalité, la culture officielle peut être assimilée à un marché où l'on vend les valeurs « inaliénables »du Système, où l'on vend de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de l'air . Le champ littéraire est un sous-système spectaculaire du spectacle général, un bûcher des vanités, un marché du rebelle, où le fait d'aller habiter un port et de porter la barbe fait de vous un aventurier . La culture officielle vante Rimbaud, Apollinaire, l'abbé Pierre, et vend Sulitzer et tous ces noms , tous ces livres filandreux que je rougirais de nommer .

La consommation de masse de la Littérature est comme toute consommation de masse, elle favorise le simple, le sucré, le facile . Même des oeuvres valables ont des effets sucrés de Grand Style . La consommation littéraire est une carte de consommations de sensations bien identifiées qui ne remettent rien d'essentiel en cause : bonbons arlequins, peur et angoisse, énigmes, Grandes Histoires Humaines, manuels de mieux vivre pour cadres débiles, etc...et même impressions de dévoilement des mensonges du Spectacle . La Littérature est fonctionnelle en ce qu'elle sépare rigoureusement l'auteur puissant du public, et qu'elle est résolument révérentielle - elle réplique l'immaturité et l'insuffisance que le Système maintient dans le coeur de ses sujets . Le critique tend à devenir critique gastronomique, un fourbe qui vend une marchandise avec de grands mots, un type gras, lourd, qui croit que l'amour du destin est de s'aimer gras et lourd .

Contrairement au mécénat éclairé qu'a connu par exemple la Renaissance, le marché élimine l'avant-garde authentique, puisque la masse des lecteurs ne peut chercher ce qui est obscur, difficile, et qui bouleverse profondément les perspectives – pour chercher cela, il faut être soit désespéré, indéfiniment, et prêt à partir pour les mers du Sud de la pensée, prêt à risquer sa raison et son salut pour trouver du nouveau – avec aux tripes la nausée non des autres, mais des prisons étriquées qui quadrillent si finement les terres du Système, les identités, les haies, les murs – tout ce qui rend l'authenticité aussi improbable que l'éclosion d'une fleur dans l'enfer des Zeks que lentement, nous devenons, insensiblement, des Zeks dans Dream-a Dream land .

Soit être désespéré donc, soit porter en soi le projet, la splendeur d'un monde nouveau, d'un Ordre du monde renouvelé aux sources du printemps – être Laurent le Magnifique, Octave Auguste, Alexandre le Grand . La révolution est le retour, le printemps des hommes ; elle n'est pas la fin de l'histoire, elle est l'alliance macrocosmique du Temps et de l'Éternité qu'annoncent Virgile et Pic de la Mirandole ; elle est un instant des âges du monde, mais aussi une splendeur . Elle est le temps qui mérite le poète, le souvenir - elle est le repentir et la rédemption du monde . Toute révolution refuse la révérence aux puissances du Siècle, et toute révolution est remise générale des dettes - Telle est le sens du mot révolution, qui se retrouve dans le mot de Renaissance .

La renaissance du monde humain doit être périodique, sous peine de vivre dans l'Empire des morts, écrasé sous le poids du passé, sous le poids de la révérence aveugle aux idéologies du passé, sans même posséder leur souffle et leur puissance . Le marché de masse de la pensée et de l'art est fonctionnel au Système, puisqu'il oblige le plus haut à s'abaisser jusqu'aux marais des derniers hommes, ces êtres de vide et de routine que figurent Bouvard et Pécuchet – et leur masse écrase l'avant garde, au point de la rendre invisible, comme furent invisibles les Vivants dans les déchaînements totalitaires du Système, au cœur des grandes guerres .

Il existe un marché pour l'authenticité, malgré tout ; mais cet interstice est avant tout ce qui permet de justifier tout le reste . Il est possible de toucher des mots sublimes dans ce marché, de faire même progresser une cause révolutionnaire ; mais de manière si étroitement circonscrite que comme le dit Debord, l'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société . Leur action (…) s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle . Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande .

Regardez Houellebecq, sans compter tous ces penseurs devenus universitaires, qui s'enferment dans des œuvres morcelées, spécialisées, vides...Les hommes isolés se mettent pour survivre au service du Système . Ainsi le Système de la littérature connaît ses morts vivants illustres, anéantis, neutralisés, aveugles . Ou isolés, misérables, toxicomanes, enfermés . Je n'invente rien ! Les critiques qui constatent ce champ de néant ont raison, sauf si leur vue s'arrête à l'horizon du visible . L'oppression la plus totale est aussi la redécouverte de la vie .

Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante . L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant garde .

Nous développons cette conscience qui est notre force sur les piliers de béton creux de la « littérature » moderne . Nous n'avons rien de « littéraire », et aucune révérence pour la « littérature » . La pensée, la vie seule importe . Il est caractéristique que la notion claire d'avant garde soit niée ou ignorée au milieu des déplorations sur le vide de la « littérature » . Il n'existe aucun vide de la « littérature » pour nous, puisque nous n'en attendons absolument RIEN . Le monopole des moyens de production culturelle est en plein glissement, comme lors de l'invention de l'imprimerie, et de la multiplication sauvage des petites imprimeries . Le Système a besoin actuellement d'une circulation rapide et gratuite de l'information ; nous y faisons circuler le sang et la vie des avants gardes si longtemps muettes .

Le Système compte sur le bruit, sur l'immense masse des textes vides qui ne cessent de crépiter . Mais aussi, dans les conduites souterraines du Système, s'accumulent des boues de lumière, s'accumule les pensées et les mots des nouvelles aurores . La taupe creuse patiemment, les charpentes de notre monde sont rongées très profondément, malgré leurs aspects retors . Le printemps se sacre dans les souterrains . L'aube nouvelle apparaît sous la terre, une fois de plus . Sur la terre la décomposition règne sans partage .

Le jour où le soleil se lèvera à son couchant, plus aucune prière ne vous protègera . Tel est le commentaire du grand soufi Abd El Kader . Le soleil se couche sous l'horizon de la terre . Ainsi, l'œuvre des souterrains est telle .

Le jour où le soleil se lèvera à son couchant . Le sacre du printemps, jours couronnés de roses !

Le cycle sera achevé . Tous les cycles s'achèvent . La dégénerescence est la perspective des fleurs du printemps, et les fruits passeront la promesse des fleurs .



Vive la mort !


(Austin Osman Spare)


Debord § 29 : Une action révolutionnaire dans la culture ne saurait avoir pour but de traduire ou d'expliquer la vie, mais de l'élargir . (…) la révolution n'est pas toute dans la question de savoir à quel niveau de production parvient l'industrie lourde, et qui en sera maître . Avec l'exploitation de l'homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en étaient les produits . Il fait définir de nouveaux désirs, en rapports avec les possibilités d'aujourd'hui . Il faut déjà, au plus fort de la lutte entre la société actuelle et les forces qui vont la détruire, trouver les premiers éléments d'une construction supérieure du milieu, et de nouvelles conditions de comportement . Cela à titre d'expérience, comme de propagande . Tout le reste appartient au passé, et le sert .

§ 30 : Il faut entreprendre maintenant un travail collectif organisé, tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversement de la vie quotidienne . C'est à dire que nous devons d'abord reconnaître l'interdépendance de ces moyens, dans la perspective d'une plus grande domination de la nature, d'une plus grande liberté . Nous devons construire des ambiances nouvelles qui soient à la fois le produit et l'instrument de comportements nouveaux . Pour ce faire, il faut utiliser empiriquement, au départ, les démarches quotidiennes et les formes culturelles qui existent actuellement, en leur contestant toute valeur propre (…)

§ 31 : Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier . Il ne peut y avoir d'intellectuel révolutionnaire s'il ne reconnaît la révolution culturelle devant laquelle nous nous trouvons . (…) en travaillant, au côté des partis, au changement nécessaire de toutes les superstructures culturelles . (…) ce qui détermine en dernier ressort la qualité d'intellectuel bourgeois (…) c'est un rôle dans la production des formes historiquement bourgeoises de la culture . Les auteurs (…) révolutionnaires, quand la critique (...) bourgeoise les félicite, devraient chercher quelles fautes ils ont commises .

Debord cherche donc à répondre à la question « que faire » . Cette question est la seule question fondamentale qui puisse se poser à un intellectuel ou à un groupe révolutionnaire . Cette question a été posée par Lénine avec un grand retentissement . La poser et y répondre suppose une analyse des conditions du que faire, et des fins à poser . Mais la priorité à l'action et les conditions de l'action révolutionnaire interdisent une analyse indéfinie . (On)ne saurait avoir pour but de traduire ou d'expliquer la vie, mais de l'élargir .

C'est là qu'intervient l'idéologie révolutionnaire : elle simplifie assez les perspectives pour permettre l'action . Ceci n'est pas un défaut, mais bien une puissance indispensable dans le contexte de la guerre idéologique . L'homme ne peut avoir achevé sa compréhension avant d'agir – l'action se passe comme le mouvement, entre être et non être, symbolisation et énergie, savoir et ignorance . Il est impossible de tout comprendre, non d'être une force qui va .

Mais les termes idéologiques de l'analyse de Debord en 1957 entrent en contradiction avec son programme, autant qu'il l'accompagnent . Une action révolutionnaire dans la culture, dans la perspective marxiste, est une action périphérique, et donc sans impact certain, comparée à l'action révolutionnaire sur les rapports de production qu'assument les partis révolutionnaires . Debord commence d'ailleurs par écarter la vision excessive, stalinienne, syndicale révolutionnaire, qui assimile la révolution au contrôle de l'industrie lourde . Mais cet adversaire fantomatique écarté, les problèmes théoriques demeurent très lourds .

Que dit la théorie normale - au sens de science normale chez T.S. Kuhn ? La transformation révolutionnaire des rapports de production doit transformer totalement comme une cause univoque l'homme et ses conditions de vie . L'existence précède l'essence ( et si ! C'est aussi structurellement proche de Sartre que possible, mais en termes non d'existence individuelle, mais d'existence socio-historique ) - donc les déterminations de l'essence de l'homme et de sa vie quotidienne sont historiques, liées à leur place dans les rapports de production . Les hommes sont séparés par les classes comme s'ils l'étaient par des essences différentes, au moins synchroniquement . Un homme d'une classe peut éventuellement être transformé en un homme d'une autre par rééducation, mais cela demande du temps . Avec (la mort de) l'exploitation de l'homme doivent mourir les passions, les compensations et les habitudes qui en étaient les produits . Les passions humaines changeront par la révolution, puisque l'avarice, la cruauté ou l'obsession ne sont que des compensations d'une situation historique, etc . En clair, l'homme actuel sera complètement différent après la révolution, et ainsi ce qui nous apparait impossible (ainsi la fin de la jalousie de Caïn pour Abel) deviendra la règle, et les loups joueront avec les agneaux...je caricature . L'idée d'une détermination complètement sociale de l'essence de l'homme, et l'idée d'une compensation (qui suppose un mouvement de sortie puis un effort de retour à l'essence) sont d'ailleurs déjà contradictoires .

En l'absence d'une révolution des rapports de production, le travail révolutionnaire dans la culture paraît bien faible en puissance de transformation . Il s'agit en quelque sorte de penser et de vivre les désirs, la construction supérieure du milieu, les nouvelles conditions de comportement, à titre d'expérience et de propagande . La révolution dans la culture n'est plus alors une stratégie révolutionnaire d'ensemble, mais l'activité avant gardiste des artistes qui soutiennent l'œuvre révolutionnaire du prolétariat et du Parti . Il semble peu rigoureux, non de penser au changement nécessaire de toutes les superstructures culturelles sans attendre le changement insurrectionnel de la Structure, mais bien de prétendre inaugurer ce changement révolutionnaire sans attendre .

L'abîme se creusant entre la révolution dans la culture et le recul de plus en plus flagrant de la perspective révolutionnaire structurelle dans les années 70 et 8O aboutit à aggraver cette séparation latente dans le rapport – alors est grande la tentation du repli sur des sphères autonomes de l'art, c'est à dire à un embourgeoisement des mouvements issus des courants situationnistes, ou encore la tentation du repli vers l'intime, vers le désert, vers les TAZ . Nous étudierons Hakim Bey, et la critique de cette situation chez Bernard Aspe, qui note : que nous ayons trouvé des oasis rend l'avancée du désert après tout supportable .

Car Debord retourne le rapport entre structure et superstructure, ce qui ne relève pas de la théorie normale, mais avec raison
, en notant que si la culture actuelle est le produit de rapports de production corrompus, alors s'exprimer dans le cadre de cette culture ne peut permettre d'être un intellectuel révolutionnaire . Pour autant, il est impossible de poser les bases d'une révolution culturelle sans s'inscrire dans la culture existante, ne serait que parce que sans repère à nier, le concept même de révolution ne saurait recevoir aucun sens . Aussi en arrive-t-on à ce paradoxe qui consiste à constater que la révolution dans la culture ne peut se penser que par référence, même négative, à la culture bourgeoise, et donc est condamnée à en être structurellement l'image .

Nous avons semble-t-il deux possibilités . Soit la page blanche, la négation dadaïste de toute la culture moderne, qui aboutit à l'inarticulé, au non sens ; soit la stratégie du cheval de Troie, du virus, qui consiste à s'emparer des structures sémantiques de la culture bourgeoise, tout d'abord pour que ces structures répliquent des cycles sémantiques révolutionnaires, et pour les soumettre par cette réplication à des contraintes qui les fassent exploser – les obligeant à se recomposer enfin selon des formes nouvelles adaptées à la révolution structurelle enfin advenue . Dans cette perspective, le paradoxe devient un art martial conscient de la guerre idéologique . Telle est bien la perspective de Debord . D'un point de vue combinatoire, il s'agit non de produire à l'aide des matrices combinatoires existantes de la nouveauté – par exemple des phrases en français – mais de changer la langue, et surtout la syntaxe, assez pour que des analogies de « phrases » radicalement nouvelles, puissent apparaître . Le critère même de nouveauté a perdu son sens dans la cadre traditionnel d'un art (…) La création n'est pas l'arrangement des objets et des formes, c'est l'invention de nouvelles lois sur cet arrangement .

Nous avons très exactement là la structure des révolutions scientifiques selon Thomas S. Kuhn, et aussi la magie du chaos comme reprogrammation paradigmatique de la vision, chez Peter Caroll et chez G.P Orridge . Mais cette notion du changement de niveau 2 (on peut penser un changement de niveau n, je veux dire en théorie) ou de métalangage est commune dans la pensée logique du siècle dernier, en particulier dans les Principia Mathematica de Russell et Whitehead (1910-1913). Nous ne devons pas refuser la culture moderne, mais nous en emparer, pour la nier . La culture moderne fournit en effet les modes de sa transformation, secrète son propre négatif .

A cette conception structurale de la révolution dans la culture s'ajoute donc la volonté d'utiliser non les formes séparées, articulées des arts bourgeois, comme matrices traditionnelles de production artistique, mais de mettre en place des totalités locales, des situations .

Les formes séparées de l'art ne peuvent impacter sur la vie, en ce que justement, en tant que cadres traditionnels finis, ces formes sont porteuses de fin, de séparation, séparation de l'œuvre et de l'artiste, et plus encore de « l'amateur » et de l'œuvre, instrumentalisée comme médiation de rapports de domination entre êtres humains, soit de l'artiste au spectateur, soit du propriétaire à celui qui désire cette œuvre inaccessible .
Cette médiation d'un rapport de domination, d'humiliation par le désir, se retrouve tant dans la consommation de luxe que dans les liens entre les sexes dans le Système général . La séparation, l'aliénation, l'absence de l'art à la vie, et l'instrumentalisation de l'œuvre d'art par le système de domination sont des facettes d'un même sous-système fonctionnel de l'art . L'art contemporain est la réplication euphémisée des rapports de domination et d'exploitation liée à la production ; il est un totem de la bourgeoisie . Cette instrumentalisation empêche l'émergence de la fonction universelle de l'art, propre à tisser des mondes communs pour des cités et des Empires, et provoque la dé-symbolisation des rapports sociaux .

C'est là que se meurent les devoirs envers l'être humain . La pensée des situations est la pensée du renversement des perspectives, d'un retour à un art universel et humain de construction symbolique d'un monde commun .

La situation fondamentale est la révolution structurale, la fin des rapports de production du Capital, ou du Système ; mais il est acceptable d'en produire, à titre d'expérience et de propagande, des prémices, des ambiances nouvelles liées à des comportements nouveaux . C'est l'ambiance, en tant que détermination de l'homme globale, qui doit permettre une détermination locale permettant émergence de comportements nouveaux que la révolution installera de manière durable . La situation est donc une pré-vision temporaire et fragile de la Révolution ; son concept est fort proche de la Zone Autonome Temporaire . Un impact puissant et localisé permettra de trouer le tissu obscur de l'attente, de l'espace temps du Grand Temps, de mettre au jour la lumière de l'évènement à venir . Ainsi dans les ténèbres le goût de la Révolution pourra être expérimenté . Je goûterais l'ambroisie en ce monde – tel est la puissance qui s'ouvre en abîme .

L'art est alors l'activité qui permet d'expérimenter et de vivre un moment ce qui aurait pu être, à l'heure où la perspective révolutionnaire se meurt objectivement de l'adhésion du prolétariat aux Trente Glorieuses, ce que les mouvements révolutionnaires des années 60 masquent massivement .

Debord lui même lie le sort des situationnistes à la modernité, en ne dialectisant pas le rapport à la nature, à la technique : C'est à dire que nous devons d'abord reconnaître l'interdépendance de ces moyens, dans la perspective d'une plus grande domination de la nature, d'une plus grande liberté . Par là il participe de l'enthousiasme positiviste commun aux deux modèles du Système en 1957 .

Nous voyons bien, avec le recul, que la plus grande domination de la nature est une plus grande domination tout court, et que la puissance technique déchaînée par le Système ni ni une libération de l'homme ni un recul du malheur . L'articulation de la notion de situation au positivisme marxiste est assurément une impasse pour la pensée nouvelle que cherche à faire naître Debord, et qui ne cesse de mettre à l'épreuve le lien univoque Structure-Superstructure, mais avec lequel il ne rompt pas, contrairement à ses propres principes . Je crois que Debord aurait d'ailleurs pu le comprendre – c'est pour cette raison que je le répète, son idéologie de base ne lui a pas permis de poser dans toute la radicalité qu'il désirait lui même la rupture avec le monde « bourgeois » - nous pensons au contraire qu'il faut aller plus loin dans la rupture avec les habitudes ou les personnes...

Reste que le concept de situation et le diagnostic sur l'art sont terriblement inactuels . La création n'est pas l'arrangement des signes, des sens, des objets et des formes, c'est l'invention de nouvelles lois sur cet arrangement .

N'est ce pas là l'arrêt de mort, dans le discours révolutionnaire, de l'idéologie racine et de ses matrices univoques ?

Vive la mort !

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