(Collectif synchrones égéries. avec mes remerciements) |
Pierre-André Taguieff : je ne retrouve plus le lien d'origine de ce très bon article de synthèse. Alors je colle ici le texte complet. Merci éventuellement de me l'indiquer.
Un
discours unique s’entend depuis de nombreuses années à l’approche des
élections présidentielles dans les démocraties occidentales : le
discours appelant au « changement ». Il s’agit d’un mot
magique, dont la seule invocation suffit à remplir les âmes. Moins
peut-être les âmes simples, dont l’existence est aujourd’hui résiduelle,
que les âmes formatées, qui sont légion.
Les
acteurs politiques supposent donc, en se présentant comme « les
candidats du changement », que la majorité des citoyens de leur nation
aspire au « changement ». Le désir de « changement » irait donc de soi.
L’invocation du mot « changement » serait dotée d’une efficacité
symbolique telle qu’elle rassemblerait les citoyens autour de son
énonciateur.
L’offre
de « changement » est présumée « clivante », alors même qu’on observe
un consensus croissant autour de l’impératif de « changement ». Un
stratège politique ordinaire va tout faire pour s’approprier la promesse
de « changement ». Il va se présenter comme l’incarnation du «
changement », excluant ses rivaux et ses adversaires de « l’Empire du
Bien » où il s’est installé. On observe en effet que chaque candidat
s’efforce de monopoliser l’usage du mot magique pour désigner le cœur de
son propre programme politique, tout en rejetant ses concurrents dans
l’enfer du non-changement ou de l’anti-changement, où rôdent «
l’immobilisme » et le « conservatisme », soumis eux-mêmes à la tentation
permanente de la « réaction ». L’opposition entre les partisans
déclarés du « changement » et les autres (« archaïques », « passéistes
», etc.) est bien sûr calquée sur celle des « progressistes » et des «
réactionnaires », les « conservateurs » étant censés résister par nature
au « changement », donc voués à devenir un jour « réactionnaires ».
Un changement peut être « heureux » ou « malheureux »
Ce
que nos contemporains pressés ont oublié, c’est qu’un changement peut
être « heureux » ou « malheureux », pour parler comme Saint-Simon en
1814 (2) , le même qui plaçait « l’âge d’or du genre humain » non plus
dans un lointain passé mais dans l’avenir. Chez les Modernes, la foi
dans le Progrès, imaginé comme la somme de tous les progrès, constitue
le fondement de la confiance dans un avenir meilleur, cette orientation
vers le futur constituant le principal caractère distinctif de la
conception moderne de la temporalité (3).
Cette croyance orientatrice, Michelet la résumait d’une formule : « Nous, croyants de l’avenir, qui mettons la foi dans l’espoir » (4). Dans la conclusion du Rhin (1842), Hugo évoquait « notre foi à l’inévitable avenir », dont il reconnaissait le caractère religieux (5). Le premier dogme de cette foi futurocentrique, c’est la croyance à « la marche en avant du genre humain vers la lumière » (Hugo).
Que
le progrès soit pensé comme évolution, développement ou croissance, il
fait l’objet d’une croyance dogmatique jouant un rôle fondamental dans
ce qu’on pourrait appeler la religion des Modernes, ou la « religion
occidentale moderne (6) ». Or, pour frayer la voie à l’âge d’or de
l’avenir, il convient de s’assurer d’une convergence permanente des «
changements heureux ».
La frénésie du « nouveau »
Il
faut donc, dès maintenant, que les « changements » soient « heureux ».
Cet oubli de l’indétermination de tout changement est ce sur quoi repose
le culte récent du « changement » comme tel. Cette évaluation positive
aveugle est un effet de la frénésie du « nouveau », autre
caractéristique de l’esprit moderne, aujourd’hui hypertrophié dans ses
tendances au mobilisme et à la néophilie (7). Cette frénésie néophile va
de pair avec la transfiguration de la transgression : repousser les
limites, jusqu’à les abolir, c’est l’idéal nihiliste des hypermodernes.
C’est aussi la sagesse du Sapeur Camembert, vue de gauche : « Quand on a
dépassé les bornes, il n’y a plus de limites », et le bonheur pour tous
est assuré.
Un changement de président suffit à satisfaire provisoirement la demande démocratique. Jusqu’à la prochaine fois.
Rechercher
le nouveau à tout prix, désirer et aimer la nouveauté comme telle,
c’est là une attitude qui favorise l’érection du « changement » en
méthode de salut. Le consommateur entraîné désire changer de produits
consommables. Ce « désir de changement » s’applique aux élites
dirigeantes comme aux produits « bio ». Un changement de président
suffit à satisfaire provisoirement la demande démocratique. Jusqu’à la
prochaine fois.
Mais
l’imaginaire politique n’est pas totalement dénué de mémoire. Des
résidus mnésiques persistent et les prestigieux héritages de mots ou
d’idées de l’âge des Lumières se manifestent sous des formes
relativement dé-sublimées. Ledit « changement », essentialisé comme un
mouvement bon en lui-même, est toujours encore perçu comme une promesse
de bonheur ou de justice, de liberté ou de solidarité, d’amour fraternel
ou de paix universelle. Bref, il est chargé des fins dernières que l’on
rencontrait dans les théories classiques du progrès, chez Condorcet ou
chez Saint-Simon, suivis par les innombrables petits auteurs «
progressistes » du XIXe siècle (8). Ces fins ultimes sont celles dont
l’accomplissement supposé possible dessine les contours de
l’insaisissable « monde meilleur » tant espéré par les masses incrédules
en principe.
L’optimisme normalisé des « imbéciles heureux »
Le
terme de « changement » ne peut en effet avoir d’autre contenu que ce «
monde meilleur » que tous les leaders politiques modernes promettent à
leur public, surtout avant de prendre le pouvoir et, bien sûr, pour
pouvoir le prendre. La bonne nouvelle, régulièrement annoncée avec
l’émotion requise, est connue : le « changement » est possible et
désirable. On peut donc sans crainte « aller de l’avant », « faire
bouger les choses », se mettre en marche « vers un monde meilleur »,
objet de la vertu d’espérance platement sécularisée. Il reste à choisir
l’itinéraire et la vitesse les mieux appropriés pour atteindre le «
monde meilleur », à travers une succession d’« avancées » supposées
décisives. L’idéal standardisé est bien connu : « Bouger avec le monde
qui bouge. » L’adaptation au changement est la norme des normes. Et,
s’il faut « bouger », c’est qu’on ne peut faire autrement, disent-ils.
C’est l’optimisme normalisé des « imbéciles heureux » (Bernanos).
Hollande, héritier de l’impatience soixante-huitarde
Début septembre 2012, le président-candidat Obama, osant avouer publiquement qu’« il nous faudra plus que quelques années »,
choisit de s’installer dans la durée en empruntant un long chemin – «
un chemin plus difficile pour un meilleur avenir », résume le New York Times. L’ex-candidat Hollande, héritier de l’impatience soixante-huitarde, a choisi la voie rapide : « Le changement c’est maintenant ».
Formule creuse, fabriquée par un publicitaire, qui contredit l’idée
même d’un programme politique crédible, impliquant une succession
d’étapes. Il est vrai que la plupart des politiques sont tentés de
jouer, en démagogues cyniques, sur le « tout est possible » et « tout de
suite ».
La
question est de savoir si les citoyens sont toujours prêts à croire au
miracle. On constate, à considérer le succès des grands meetings de
campagne et des spectacles politiques télévisuels, que la magie
politique continue d’opérer. Ce qui est sûr, c’est que la rhétorique du «
changement » est devenue le principal instrument symbolique du
réenchantement politique du monde. On pourrait s’étonner, au
passage, du fait que la force de séduction des promesses progressistes
ne se soit pas dissipée après plus de deux siècles d’usages
démagogiques.
Le culte du mouvement pour le mouvement, du changement pour le changement
Le
culte contemporain du « Changement », qu’on trouve dans l’espace
politique comme dans l’espace publicitaire, représente la dernière
figure prise par le système des croyances progressistes. Pour le dire
d’un mot, ce culte rendu au dieu « Changement » est le degré zéro de la
« religion du Progrès », aujourd’hui moribonde. La principale figure contemporaine du néo-progressisme est ce que j’ai appelé en 2000 le « bougisme (9)
», disons, pour simplifier, le culte du mouvement pour le mouvement, du
changement pour le changement, fondé sur le postulat que « changer »
est bon en soi, ou que le changement incarne une valeur intrinsèque,
qu’il faut donc le vouloir en tant que tel. Une fois convertie au « changisme » ou au « bougisme », la propagande politique ne se distingue plus du discours publicitaire.
Un
slogan publicitaire pour IKEA, diffusé en octobre-novembre 2006, montre
que les stratèges publicitaires ont su faire écho à « l’intelligence collective » chère à Ségolène Royal : « Oui au changement, votez IKEA » (ou «Osez le changement, votez IKEA »).
Comme tous les acteurs politiques postmodernes formatés par les experts
en communication, l’entreprise suédoise prétend alors « incarner le
changement ». La formule développée du « bougisme » populiste est la
suivante : « J’incarne le changement, auquel vous aspirez tous justement, donc j’incarne vos désirs. »
Tous
les candidats à la magistrature suprême nous l’assurent. Lorsque le
discours politique devient indiscernable du discours publicitaire, il
n’est plus que démagogie. La démagogie néo-progressiste, soit le
bougisme, représente le dernier avatar historique de la « religion du
Progrès » dans la société « communicationnaire ».
La religion des Modernes,
cet ensemble de promesses « progressistes » qui a conquis le monde,
semble avoir atteint son moment ultime : le « bougisme » ou le «
changisme » est son dernier avatar. Un piteux avatar. Car il se réduit à
un usage immodéré d’un mot vide mais sonore. Le progrès devenu un « idée morte (10) », il reste un mot, « changement », où s’entend encore son chant de sirène.
Les
démagogies contemporaines continuent d’en exploiter la force
attractive. C’est pourquoi il n’est pas dénué d’intérêt d’esquisser une
généalogie et un examen critique de ce qui fut le principal mode de
réenchantement du monde à l’âge moderne, supposé désenchanté et
désenchanteur : la « religion du Progrès (11) ».
Il
reste à poser la grande question. Peut-on envisager, avec le courage
requis, de vivre sans le confort de l’espérance, donc sans les illusions
consolantes qu’il suscite ?
Les
humains, postmodernes compris, peuvent-ils totalement se passer
d’espérance ? La désillusion radicale a-t-elle un avenir ? En 1887,
Durkheim avait répondu à la question : « La vue du néant nous est un
supplice intolérable ; et comme il s’offre partout à nous, le seul
moyen que nous ayons d’y échapper est de vivre dans l’avenir (12) . »
Réponse,
bien sûr d’un incroyant, ou, si l’on veut, d’un Moderne, si la
modernité est un processus d’éradication des croyances religieuses
traditionnelles, exaspérant le besoin de néo-religiosités de
substitution. Eric Voegelin notait en 1938, dans son essai sur les «
religions politiques » : « Lorsque les symboles de la religiosité
supramondaine sont bannis, ce sont de nouveaux symboles nés dans le
langage scientifique intramondain qui prennent leur place. »
On
a de bonnes raisons de croire que la passion de l’avenir restera au
cœur de la pathologie des Modernes, même à l’époque de la modernité
finissante, où les fins dernières sont devenues le matériau symbolique
favori du discours publicitaire.
L’avenir
de l’illusion progressiste, sous des formes de plus en plus vulgaires,
semble être ainsi assuré. En ce sens, l’avenir a de l’avenir. Mais, dans
ces conditions, est-il encore désirable ?
© Pierre-André Taguieff pour Primo
1 Ce petit article reprend des éléments de mon récent petit essai : La religion du Progrès. Esquisse d’une généalogie du progressisme, Paris, TAK éditions, octobre 2012 (ebook).
2
L’Œuvre d’Henri de Saint-Simon, textes choisis avec une introduction
par Célestin Bouglé, Paris, Félix Alcan, 1925, p. 109. Le passage se
trouve dans De la Réorganisation de la société européenne (Paris, 1814), écrit en collaboration avec Augustin Thierry.
3 Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, pp. 233-262 ; Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, pp. 75 sq., 135 sq.
4 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 512.
5 Victor Hugo, Le Rhin, t. IV, Paris, L. Hachette, 1858, p. 183.
6 Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 40-80.
7 P.-A. Taguieff, L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, pp. 121 sq.
8 Voir P.-A. Taguieff, Le Sens du progrès, op. cit. ; Les Contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et imposture, Paris, Denoël, 2007.
9 P.-A. Taguieff, Résister au bougisme, Paris, Mille et une nuits, 2001.
10 William Pfaff, « Du progrès : réflexions sur une idée morte », trad. fr. Jean-Pierre Bardos, Commentaire, n° 74, été 1996, pp. 385-392.
11 Voir P.-A. Taguieff, La religion du Progrès. Esquisse d’une généalogie du progressisme, op. cit.
12 Émile Durkheim, « La science positive de la morale en Allemagne »
(1887), in É. Durkheim, Textes, t. 1 : Éléments d’une théorie sociale,
présentation de Victor Karady, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975, p.
328.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire