Une
classe sociale n'est pas un chose, un objet de saisie ou d'échange,
comme cette roche, ce pain ou encore le corps humain.
Les
choses sont les seuls objets dont notre civilisation reconnaît sans
discuter comme existantes, comme pourvue d'une existence consistante.
Nous avons fait des choses la norme de l'existence, et de l'existence
la norme de l'être. Ce choix est un choix parmi d'autres ;
d'autres civilisations ont fait de Dieu, qui n'existe pas ( exister,
ex-sistere, signifie être sorti du principe, et désigne le mode
d'être des créatures) et qui est encore moins une chose, la norme
de l'être. Pour nous, ce dernier choix est évidemment absurde ;
pour d'autres civilisations, notre choix est évidemment absurde.
Plutôt que d'assumer la xénophobie spontanée du genre humain, le
sage doit peser les conséquences des choix de chaque civilisation,
et cesser de considérer à priori comme absurdes les choix des
autres mondes humains possibles.
Le
sage peut également ne pas considérer les choix de sa propre
civilisation comme absurde, et reconnaître un instant la norme de
l'être de son temps. Posons que la norme de l'être est un chose
matérielle, visible, sensible, et repérable dans le temps et dans
l'espace, manipulable et commercialisable - de ce fait la réalité
d'une classe sociale – comme celle de tout objet social, et au delà
de tout objet général de pensée - peut sembler discutable.
Il
est possible de dire « je ne crois plus aux classes
sociales », comme de dire, à la manière de Margaret Thatcher
: « la société n'existe pas ». Il est possible de poser
ces affirmations dans une logique nominaliste, pour dire que les
généralités ( comme « classe sociale ») n'existent pas
en tant que réalités au delà de leurs signes ; mais il faut alors
étudier en quoi le monde symbolique exerce une puissance réelle sur
la construction de la réalité sociale – et au delà sur la
construction de la réalité tout court, comme la possibilité
pratique de la physique mathématique le montre. La théorie des
« jeux de langage » de Wittgenstein est alors attrayante
dans un premier temps, en ce qu'elle préserve le nominalisme général
qui est le préjugé non négociable de ces matrices modernes de
discours.
La
vérité est que le nominalisme est idéologiquement séduisant comme
norme ontologique de base de toute l'idéologie propre au Système –
le démontrer, ce n'est pas le lieu ici. Il est toujours plus facile
psychiquement d'adhérer à des thèses qui vont dans le sens des
thèses générales qui structurent notre vision du monde, alors que
l'inverse est coûteux, et peut être très coûteux. Le nominalisme
est séduisant, mais la réalité des sciences en pratique – voyez
la décomposition de l'ontologie de la chose dans les réflexions sur
la mécanique quantique - tout comme l'unité des lois physiques dans
l'Univers, ne sont pas compatibles avec le concept d'un univers
constitué d'objets indéfiniment indépendants, et reliés
uniquement par les signes du langage et les classes logiques de la
pensée. C'est même l'inverse qui paraît le plus près du réel :
les objets distincts – dit discrets - sont construits sur le
continuum de l'Un-ivers par le découpage sémantique et syntaxique
des langages humains.
Le
monde des nominalistes est un monde de choses réellement existantes,
pourvues d'identité en soi, ayant des liens dont l'existence est
moins consistante et secondaire aux pôles de liens que sont les
choses, comme des êtres humains ayant un contrat. Mais l’identité
reconnue au chose est très souvent – pour ne pas dire toujours –
liée à un détermination, une limite qui les contient, et donc à
une relation nécessaire et première à toute identité possible.
Sans liens, il n'est pas d'identité.
Ajoutons
que si l'identité est une puissance d'identification, et
l'identification l'opération d'un esprit, alors la chose consistante
des nominalistes n'est toujours déjà qu'un objet de pensée, et
donc une production subjective. Autrement dit, la chose des
nominalistes n'est pas une réalité première qui serait donnée
dans une pureté cognitive, mais toujours déjà un objet pour un
sujet, toujours déjà le point aveugle d'un signe ou d'un agir qui
le construisent comme réalité individuelle.
L’Un
- ivers ignore malheureusement la pluralité des règles de base, le
plurivers et les mondes rhizomes, puisque toute différence pensable
ne peut exister que sur l'horizon d'une communauté d'être, ce
qu'est précisément l'Univers. La différence suppose d'abord une
ressemblance, autrement dit est l'autre nom de la communauté
organique. Il est des différences de couleur dans l'horizon du
visible, de son dans l'océan de l'audible. Penser la pluralité des
mondes est penser une communication entre eux, et l’éther – nom
du milieu hypothétique de propagation de la communication de
l'Univers dans l'ancienne science - de cette communication a nom
Univers. Il y a communauté des mondes divers, sauf à penser à une
impossibilité totale de les connaître à partir d'un monde, et à
rendre toute discussion à leur sujet gratuite – en particulier, à
rendre inopérant le mot « divers » ou « pluralité »
appliqué aux mondes. Quelle est la différence entre un tableau de
Dürer et une symphonie de Mozart ? Si je veux répondre à
cette question, je ne peux parler que de domaines communs à ces deux
œuvres. La théorie de correspondances est justement la construction
de l'Un-ivers pour les sens phénoménalement séparés.
Cette
description de l'Un-ivers comme condition nécessaire de la pluralité
des mondes possibles est d'une stricte analogie avec les différences
naissant entre les classes ou les êtres humains individuels. Une
féministe note ainsi sur le monde construit par l'idéologie du
genre, c'est à dire par l'idéologie racine du capitalisme : on
ne peut pas écrire sur les femmes si on n'est pas une femme, on ne
peut pas écrire sur les noirs si on n'est pas noir, on ne peut pas
écrire sur les trans si on n'est pas trans, on ne peut pas écrire
sur le prion si on n'a pas la vache folle. C'est
à dire : le morcellement idéologiquement induit en est venu à
faire oublier la communauté que suppose la langue, et les conditions
de la compréhension, de l'empathie ou de la solidarité sont niées.
Autant assumer le darwinisme social le plus brutal, la lutte de tous
contre tous, et proclamer que la société, ou les classes,
n'existent pas.
Il
y a quelque chose d'immature dans cette explosion du désir de
distinction absolue, qui voile un désir de reconnaissance et d'amour
absolus inaccessibles aux mortels, distinction absolue en droit comme
en fait impossible – dans ce désir de toute puissance. Le
nominalisme moderne, comme bien d'autres aspects de la décomposition
théorique postmoderne, apparaît de plus en plus comme un déni
idéologique massif de la réalité, un geste mental d'enfants
inadaptés par un narcissisme incapable de se confronter au monde.
Nous
ne pouvons pas nous placer dans l'idéologie commune de ce temps pour
discuter de l'existence des classes sociales. L'idéologie d'un
système social est la construction symbolique du monde – la
culture, si l'on veut une approximation - fonctionnelle à un système
social global. Nous ne voulons pas être fonctionnels. Il entre dans
l’idéologie une part importante, plus ou moins importante, de déni
de ce qui dans la réalité est difficilement assimilable par
l'idéologie. Nous ne voulons participer à aucun déni. Dans le
cadre de l'idéologie peut naître une scolastique des problèmes
propres à l’idéologie, et une casuistique des solutions concrètes
face à la réalité quotidienne. Nous ne voulons pas rendre
l'idéologie vivable.
Il
est clair que nous ne pouvons écrire que pour the happy few. Nous
assumons une position d'hérésie globale par rapport au monde
moderne, un refus de partager aucun de ses postulats.
Il
est ainsi possible de poser ces affirmations : les classes
sociales, la société n'existent pas - comme faussement
universelles et abstraites, et les débats ontologiques comme des
masques du déploiement réel d'un système social, comme une
apparence de problème qui ne se pose que dans l'horizon d'un tel
déploiement. Pour prendre un point de comparaison, ces problèmes de
l'ontologie des classes sociales se posent au présent cycle comme le
développement de l'intérêt théologique pour le problème de la
toute-puissance divine s'est posé avec acuité à l'apparition de la
Monarchie absolue.
Nous
ne rentrerons donc pas dans le débat scolastique sur l'existence des
classes dans le cadre ontologique de l'idéologie générale, le
nominalisme. Nous restons à l'extérieur. Nous aborderons plutôt
une phénoménologie descriptive.
***
La
question de l'existence des classes se pose dans le monde moderne.
Elle n'était pas posée dans les mondes anciens. D'abord parce que
cette existence – par exemple à Rome, dans l'architecture du
système électoral – était reconnue et validée par la loi de la
Cité. Les systèmes sociaux anciens reconnaissent ces classes, et
sont des sociétés d'ordre dans une certaine mesure. Notre société,
la société capitaliste, s'est construite sur la négation, sur
l'interdiction des ordres, et il est assez logique que ces classes
qu'aucune loi ne peut reconnaître paraissent d'existence discutable,
alors que cette existence était indiscutable ailleurs.
La
question la plus fondamentale est celle de la forme de la justice et
de la vie humaine selon les choix de reconnaître ou de nier
l'existence de classes. Il nous importe de savoir si la négation des
classes est un choix adapté à nos orientations vitales – ou non.
La
vérité la plus profonde à retenir n'est pas alors le débat
ontologique – qu'est ce qu'une classe sociale, puisqu'elle ne peut
être un objet réel – de ré-alité, caractère de res, la chose
matérielle en latin – genre de débat essentiellement
universitaire au sens péjoratif du terme, c'est à dire sans prise
avec le monde existant, mais la question de l'horizon politique qui
détermine la discussion sur « l'existence des classes
sociales ».
Les
positions politiques ou ontologiques niant l'existence de classes
sociales sont vraies en tant que processus de la société produite
par le système capitaliste, comme destruction pratique des classes
et destruction de la société comme forme organique.
Tout
dépend bien sûr de ce que l'on entend par classe sociale. C'est à
dire de l'horizon théorique, du paradigme à partir duquel on parle.
Sans compter du point de perspective social et politique. Si l'on
entend par classe sociale de vastes groupes humains ayant une
conscience commune de leur communauté de destin et d'intérêt, et
ayant à leur tête des chefs éclairés gardiens de cette communauté
et de ces intérêts, sur le modèle de la classe ouvrière liée aux
partis communistes – un héritage du troupeau et de son berger
menant le troupeau vers le salut, c'est à dire du modèle catholique
ou du moins chrétien - il est clair que les classes sociales ont une
existence moins visible qu'auparavant. Encore que la bourgeoisie ne
soit pas loin de former une telle classe en ce sens, et même, en
vérité, forme discrètement une classe en ce sens. La
bourgeoisie est la classe la plus solidement constituée, et
consciente de ses intérêts – et ses intérêts sont de nier
l'existence des classes, exactement comme Cosa Nostra a intérêt à
nier son existence.
Dans
le processus de différenciation du travail social qui apparaît avec
toute société complexe, et pas seulement humaine, mais dans toutes
les figues analogiques de la société de cellules qu'est un
organisme, ou dans les sociétés animales, il apparaît des groupes
différents. A tel point que le vocabulaire humain vient
naturellement nommer les fonctions des sociétés d'insectes (
soldats, ouvrières, reine...). De manière générale, il est
possible de poser les principes suivants : un groupe spécialisé
est plus efficace dans une fonction qu'un groupe indifférencié dans
toutes les fonctions ; et une condition nécessaire de la
spécialisation fonctionnelle de groupes est le développement d'un
système d'échange entre les groupes, car un individu ou un groupe
spécialisé perdent leur autonomie fonctionnelle globale. Dans un
organisme, la circulation sanguine est le cycle des échanges en
action constante - les cellules pulmonaires absorbent l'oxygène et
le transmettent aux cellules chargées de faire pousser les dents,
etc. La rupture de ces échanges – répandre le sang d'un animal –
le tue très rapidement. Dans une fourmilière par exemple, les
soldats en viennent à un tel développement des mandibules qu'ils
doivent être nourris par les ouvrières. L'immense majorité des
hommes modernes sont analogiquement incapables de se nourrir par eux
même, et mourraient très rapidement sur une île déserte de la
zone tempérée, y compris les plus puissants savants, y compris les
LGTB les plus individualistes.
La
dialectique du développement de la puissance par la spécialisation
– développement de l'intensité des échanges est évidente. Le
langage humain est le produit du besoin d'assurer des échanges
intenses, y compris au plan symbolique, pour permettre une
spécialisation toujours plus fin des taches dans le groupe global.
Le langage est le sang symbolique des hommes. L'homme qui extraie de
l'or de la montagne a un besoin vital d'échanges, comme le paysan
qui cultive la terre et a besoin d'outils efficaces, de poteries
étanches, et j'en passe. Les groupes spécialisés développent des
lexiques professionnels, mais ont un besoin vital de garder la langue
commune pour maintenir leurs échanges avec les autres producteurs.
Les gardiens de la langue commune la plus étendue dans l'espace, les
gardiens du monde symbolique commun, les protecteurs militaires de
l'ordre social ont une fonction vitale dans le monde humain, quand
bien même notre idéologie voudrait le nier, et présenter ces
fonctions comme prédatrices ou inutiles. Il est notable que l'on
retrouve ici la tripartition fonctionnelle millénaire qui s'étend
au delà des mondes indo-européens : les prêtres ( ordre
symbolique), les guerriers ( ordre et protection militaire), les
producteurs de richesses.
La
puissance et l'autonomie qui se développent par la différenciation
sont d'abord la puissance et l'autonomie du groupe, et elles
retentissent sur les individus. Livré à lui-même, l'homme est
esclave de ses tâches alimentaires ; dans un société
structurée, il peut, comme Aristote le note, se consacrer à la
sagesse, ou à lui-même. La liberté individuelle effective est le
produit dialectique de l'ordre social, elle ne s'oppose pas
simplement à l'ordre social – l'ordre social la garantit, y
compris dans le cas des anarchistes les plus immatures.
L’idéologie
politique dominante du Contrat Social issue du nominalisme, qui pose
implicitement ou explicitement que les individus sont premiers, et
qu'ils créent secondairement des liens est une inversion
caractéristique de la réalité : l'individu conscient de
lui-même et capable de s'opposer aux autres est la production du
monde social – est entre autres une production du langage.
Les
groupes sociaux différenciés sont des réalités très anciennes
des civilisations connues. Ces groupes ne sont pas égaux, en ce sens
que les uns commandent aux autres. Il est possible de traduire les
mots abstraits « commandent aux autres » par des
observations concrètes et factuelles : reçoivent des richesses
matérielles produites par le travail des autres ; sont juges des
litiges des groupes dominés ; sont symboliquement placés plus haut
que les autres sur les représentations picturales ; portent des
titres variés qui suggèrent la grandeur ; sont l'objet
principal de l'histoire des peuples ; règlent le goût et la morale,
et aussi le « bon usage » de la langue qui s'oppose aux
« usages vulgaires » ; possèdent individuellement plus
de richesses que les individus des autres classes ; peuvent exercer
sans sanction des actions interdites aux autres, y compris ou non
ordonner une mise à mort ; etc. Ce dernier point rencontre un écho
dans la définition de l’État par Max Weber, le groupe social
qui se réserve le monopole de la violence légitime – mais
cette définition est historiquement très étroitement déterminée.
L'ensemble de ces points de hiérarchisation des groupes est
rigoureusement universel dans l'histoire des sociétés humaines,
jusqu'à et y compris la nôtre.
En
passant, le sexe n'est jamais, dans aucune société connue, un
marqueur suffisant d'appartenance à une classe – les
différenciations sexuelles sociales sont en général internes aux
groupes sociaux déjà distincts. Je reviendrais sur ce point.
La
constitution des groupes est fonctionnelle (Dumezil) mais aussi à
base économique. Au fond, cette distinction du fonctionnelle et de
l'économique est un vice moderne, puisque le mot « économie »
dans son sens originaire suffit, en parlant d'économie générale
des échanges entre les groupes, à viser un domaine d'étude et de
compréhension des sociétés humaines. L'échange matériel est
toujours symbolisé, et l'échange symbolique a toujours un aspect
matériel. Ce qui importe est d'abord de comprendre comment se fait
la cohésion interne des groupes que forme la division du travail
social et le processus de spécialisation toujours à l’œuvre dans
un groupe social.
Si
l'on examine la logique de constitution symbolique des groupes,
quelques remarques élémentaires peuvent être faites. Un groupe
développe une culture symbolique propre à conserver l'équilibre
interne de la psyché de ses membres, c'est à dire de nature à
renforcer le narcissisme de ses membres. Par exemple, tout groupe
« ethnique » normal, c'est à dire symboliquement séparé
des autres, et d'abord par la langue, se juge en interne, par la
tradition et des anecdotes, supérieur aux autres. Les Cheyennes se
nommaient en leur langue « les êtres humains », comme
les grecs nommaient les non-grecs « barbares ». Il en
est de même des groupes sociaux : ils développent des systèmes de
valeurs propres à renforcer l'identité de chaque membre du groupe,
et sont donc naturellement concurrents. Que les prolétaires soient
des barbares est à peine une métaphore de langue bourgeoise
traditionnelle.
Comparons
schématiquement ces valeurs de groupes. Parmi les plus riches, il
est bon d'être riche, et de posséder les signes extérieurs de
richesse propre à ce groupe particulier – lourds bijoux d'or et
armes de bronze, toge pourpre, masse d'esclaves ou de laquais, talons
rouges et rubans, montres à gousset en or, ou voiture de tel ou tel
type et maîtresse de type physique défini – ce jour blonde et
fine. La nature en soi des signes de distinction n'a que peu
d'importance par rapport à la sémantique générale des codes
sociaux, qui pose le sens du signe de distinction comme tel. Un
exemple traditionnel est le changement de signification du corps
gras, ou de la peau bronzée. Une femme grasse et pâle est très
belle au XVIIème siècle, parce que les pauvres paysannes sont
maigres et bronzées. Aujourd'hui que les caissières libérées par
le travail de l’esclavage patriarcal des campagnes sont grasses et
pâles, une belle femme de classe dominante peut être fine et hâlée.
Les
signes extérieurs de richesse sont chers, non par nature, mais
structurellement. Ce qui est luxueux n'est pas luxueux en soi, mais
en tant que signe dans la sémantique sociale de la domination. Dire
que quelque chose est luxueux n'est rien dire de plus que dire que la
possession de quelque chose est très distinctif dans une société
donnée (Il n'est pas de luxe qui ne perde tout caractère luxueux à
se diffuser en masse, au contraire de l'absurdité reprise par le
dernier Michéa d'un « luxe moins cher » pour ne pas
frustrer les consommateurs en sortant du capitalisme, propos qui
illustre certaines difficultés conceptuelles). Un austère et
glacial château fort de pierre est un vrai luxe en un temps, et la
misère aujourd'hui pour habiter, essayez si vous avez un doute. Une
vieille voiture de luxe peut exprimer la pauvreté de son
propriétaire, ou d'un pays, comme les Cadillac à Cuba. Le luxe est
variable comme les cultures, ou comme la justice ou la décence
reçue. Il exprime la domination, et est le propre des dominants. Ce
qui est luxueux dans une société exprime l'ordre social, en est une
image, comme la hiérarchie des peines dans l'ordre moral.
La
publicité du luxe est ainsi un miroir des signes de domination les
plus évidents dans une société donnée. Il est courant d'y voir
toutes sortes de signe de domination, et il serait inutile d'en faire
la liste sans subtilité sémantique. La publicité de l’industrie
du luxe construit ainsi des images idéales de la classe dominante
des sociétés modernes, et participe à la construction symbolique
de cette classe.
Il
est donc tout à fait aberrant de vouloir éduquer les hommes à être
moins les objets impuissants de leur désir de consommation en les
éduquant à aimer « le vrai luxe ». Il n'existe rien de
tel que « le vrai luxe » en soi, indépendamment de
l'ordre social. Le luxe en ce monde est cher, par essence. Il est
possible de former une société de Dandies pauvres revendiquant la
possession du bon goût sur des critères de qualité, par exemple ;
mais cela ne changera pas le fait que le luxe restera le luxe
distinctif des dominants effectifs - sans pouvoir sur l'aristocratie,
Brummel a fini misérablement, comme Wilde.
***
La
complexité des groupes sociaux et leur relative fermeture sur
eux-même permet l'existence de codes sociaux propres aux classes, de
groupes dominants interne à des groupes dominés, ou de groupes
dominés interne à des groupes dominants. Avant la révolution les
paysans dits « laboureurs » dominaient les autres
paysans, par exemple. Le caractère de ces sous-groupes se détermine
à leur capacité d'être en puissance de définir une norme. Ainsi
le look gangster parmi les pauvres, avec leurs signes très voyants
de richesse, leurs lourdes chaînes d'or, et leur imitations en métal
blanc doré sur les marchés ; ainsi les petits bourgeois qui imitent
en tout point le dress code de l'aristocratie anglaise, dans une
déclinante déclinaison d'imitation de derbies et de tweed vendus
par correspondance.
La
différenciation des valeurs au sein de chaque classe est liée à la
nécessité de protéger l'estime de soi, l'ego, de chaque individu
du groupe en lui proposant des valeurs accessibles. Les valeurs des
groupes dominants sont propres à la puissance de la domination
effective, qui est l'argent dans le monde moderne. Il est clair que
parmi les groupes dominés, il n'est pas possible de partager ces
valeurs sans être très violemment dévalorisé, y compris dans son
narcissisme. Défensivement les groupes pauvres vont développer des
stratégies discursives et mentales de protection de cette
dévalorisation. Parmi le prolétariat intellectuel par exemple,
comme chez les paysans d'autrefois, il est désirable d'être
quelqu'un de bien, c'est à dire tolérant, progressiste,
sympa, désintéressé et de se contenter de peu ; il est usuel de
mépriser la superficialité des riches, et de proclamer son désir
de ne pas être riche. Les travailleurs intellectuels vont aussi
développer des savoirs ésotériques les mettant à l'abri de la
concurrence d'autres groupes, y compris du même genre social, ce qui
est nommé aujourd'hui l'appartenance disciplinaire.
Parmi
le prolétariat tout court, c'est la force physique qui importe avant
tout ; et le succès du spectacle de la lutte libre d'hommes géants
et musclés, dans le sang, vient largement du prolétariat, à
l'image des combats de gladiateur de la Rome antique. Dans un
quartier pauvre, la force attire le respect ; le combat est une
valeur, ce que le prolétariat intellectuel nie absolument, en
général, il est très facile – et sujet à l'accusation de
cynisme facile - de comprendre pourquoi. Les cuirs noirs des
bolcheviks avaient aussi ce sens de violence populaire potentielle.
De ce fait, nombre de membres des forces de l'ordre, recrutés sur
leur compétence physique autant que mentale, militaires, policiers,
gardiens de prison, vigiles, sont directement issus du prolétariat.
Quant au jugement de Sartre, « la violence est toujours
injuste », il n'exprime rien de plus profond que le caractère
profondément dépendant de l'ordre étatique tout prolétariat
intellectuel – ou plus personnellement que tout usage sérieux de
la violence eût ôté tout empire de domination à Sartre Jean Paul,
qui avait tellement besoin de la protection de l’état pour
critiquer vertueusement l’État. Cette position de classe de Sartre
est à placer en miroir du jugement de Roland de Roncevaux exprimant
la domination militaire de l'ordre chevaleresque - « la
victoire est toujours le jugement de Dieu».
Pour
le sage, il importe avant tout de comprendre la relativité de tels
jugements, et leur injustice profonde – la sanctification de
l'ordre social qu'ils induisent. Si la violence est toujours injuste,
alors l'oligarchie installée, qui n'a pas besoin de violence pour
organiser le monde humain a son profit, a toujours raison et ne peut
être bousculée – le vieux lion ne doit jamais être chassé par
les jeunes lions, jusqu'à sa mort, ce qui est le message de fond des
gérontocraties modernes. Si la violence est toujours le jugement de
Dieu, alors il convient de se soumettre sans discussion à l'ordre
des violents – ce qui peut toujours être discuté par violence.
Pour
illustrer les différences de systèmes de valeurs des classes
sociales, il est possible de signaler le cas de la lutte contre
l'homophobie. A partir du fait pratique des sociétés ouvrières, où
la puissance physique détermine la puissance de travail, et de la
nécessité vitale de l'affirmation de la force, les prolétaires
développent en général un discours violemment homophobe et
machiste – d'autant plus nettement et explicitement qu'ils font
partie des groupes dominants de ce groupe dominés, comme les
ouvriers les plus forts, les lutteurs, les rappeurs, les gangsters.
Les dominants de la classe dominée du prolétariat sont ainsi tout à
fait en conflit avec les valeurs des classes tertiaires reprises par
les gouvernements. Mais ce n'est pas un vestige archaïque, c'est une
réalité vitale bien présente des quartiers prolétaires, même
pour les humains de sexe féminin. De ce fait, nombre de « luttes
éducatives » ne sont que des formes assez naïves de
colonialisme de classe. La féminisation des hommes ne peut être
entendue comme une valeur dans une prison violente – les valeurs ne
sont intelligibles que dans leur contexte social, alors même que les
membres les plus communs des différentes classes s'imaginent
toujours par ignorance que leurs valeurs sont universelles, et sont
toujours prêts à entrer en croisade pour les imposer aux autres
hommes, ou au minimum prêts à juger, à moquer et à condamner –
et ce, les hommes porteurs de « valeurs de progrès et de
tolérance » comme les autres.
Cet
exemple montre que les classes sociales développent des valeurs de
manières relativement autonomes, en liaison avec les obligations de
la survie et de l'estime de soi des individus du groupe. Chacun
méprise les autres, et se sépare de lui de mille manières, y
compris spatialement quand c'est possible. Le mépris des prolétaires
pour les « intellectuels » incapables de se défendre est
une réalité vivante. Le mépris et la peur pour les sauvages de
banlieue des classes dominées vivant du secteur tertiaire n'en n'est
pas moins vivant. Il existe des analogies entre les différenciations
de classe et les différenciations ethniques – mais nous ne sommes
pas là pourtant dans des processus de distinction identique. Le
processus de classe est situé dans une différenciation interne à
une langue et à un système d'échange, et ces échanges sont autant
de liens qui empêchent une différenciation rendant toute
communication difficile.
La
différenciation interne d'une société repose en effet non sur la
séparation, mais sur l'échange. C'est l'échange qui a ce rôle
dialectique de différencier et de poser un monde commun. L'échange
oblige à être complémentaire, c'est à dire différent et membres
d'une unité. Mais les média d'échange ont des effets sociaux
considérablement différents.
La
langue comme médium d'échange pose un monde humain, un monde où la
base de la société est la compréhension mutuelle ; l'argent
comme médium d'échange réduit au minimum la communauté, puisque
toute production est indifféremment traduisible en monnaie et va
jusqu'à rendre l'échange verbal superfétatoire, là où le troc,
par la négociation, renforce considérablement la communauté. Le
marché est aussi facteur de dissolution, puisque la concurrence est
le contraire de la complémentarité, et pousse à la division.
L'égalité concurrente, l'égalité des chances en termes
idéologiques, est un facteur de destruction de la communauté.
L'égalité des chances est un moyen idéologique de justifier des
inégalités.
De
même, le marché international est par définition destructeur des
communautés nationales, puisque ce marché suppose le choix des
échanges d'un groupe national en fonction seulement de l'étalon
monétaire – autrement dit, le marché international et
l'échange monétaire permettent en théorie que des groupes
nationaux internes deviennent aussi étrangers l'un à l'autre qu'une
nation est étrangère à une autre nation lointaine. Le marché
international permet le morcellement indéfini des communautés
nationales, soit par essaimage de groupes d'identité nationale,
comme les diasporas, soit par morcellement interne des communautés.
La logique actuelle du monde est de mêler en une confuse unité la
logique de formation des classes dans une nation et la logique de
formation de nations dans l'espace terrestre – donc d'emmêler le
problème ethnique et le problème de classe.
Les
logiques totalitaires sont encore à l’œuvre, mais à bas bruit.
***
La
logique moderne des classes étant de se refermer sur elles même,
elles sont rarement représentées et représentables par des sujet
les plus intégrés aux valeurs de leur classe. Ce point aussi est
particulièrement trompeur pour comprendre le fonctionnement des
rapports de classe.
Les
puissants de chaque groupe social sont des gens à la marge : un pur
bourgeois ne peut être aisément un chef du prolétariat, comme un
pur prolétaire ne peut accéder aisément au sommet de l'État. Un
homme d'une fortune récente peut trouver une puissante assise
populaire par son intuition juste des valeurs du peuple, comme un
semi-prolétaire culturel embourgeoisé peut devenir le porte parole,
à la fois admiré par son énergie et détesté pour sa vulgarité
et son cynisme, de la bourgeoisie. Il y a des hommes qui sont des
passerelles des groupes sociaux. César lui-même fut l'un d'eux à
Rome, entre ses milices de gladiateurs et de plébéiens, et sa haute
origine. Le milieu criminel joue traditionnellement, dans certain
pays, un tel rôle de passerelle entre la violence de la rue et le
monde bourgeois dominant.
***
L'existence
des classes étant posée dans son cadre général, et les effets de
déformation gravitationnelle des valeurs de classe sur la pensée
politique étant notés, il me reste à développer les
configurations et les alliances de classe qui forment les régimes
politiques modernes – Marx, et aussi Arendt ont posé des
linéaments d'une telle réflexion – et les présupposés des
principales formes d'organisation des rapports de classe dans une
société donnée. Agamben l'étudie longuement dans Homo Sacer.
Ces
savoir sont le sang d'une compréhension renouvelée des rapports de
classe au crépuscule du capitalisme, qui es aussi l'affirmation à
bas bruit de la forme totalitaire de l'économie.
Les
tyrannies sont éphémères et fragiles.
Vive la mort !
Vive la mort !
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