ISI

Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

vendredi 5 décembre 2008

L'action comme feu héraclitéen.

(http://ombresvertes.blogspot.com/2007/10/en-qute-des-juments-de-la-nuit-3.html)

(Ce texte est une discussion d'un texte de Zak portant sur sa réponse à Juan Asensio ; lien sur le titre).

Je connais tes œuvres, — tu n’es ni froid ni bouillant. Je voudrais que tu fusses ou froid ou bouillant !Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais tu es tiède, et parce que tu es tiède, je vais te vomir par ma bouche.

Quiconque s'arrête à lire cette pensée, et j'espère à la ruminer, doit se rappeler qu'elle est un commentaire de la parole du Maître. Un commentaire mêlant, comme en un creuset de chair, la rage, l'incompréhension, le vertige de la folie, la peur, la violence des passions, l'amour, la pitié, l'envie, l'avarice, la jalousie, la cruauté, tous ces entrelacs de pics et d'abîmes qui font de nous des hommes. Mais un commentaire. La base en est une compréhension du signe de Jonas.

Ensuite, le lecteur doit savoir que si je prend tant de temps et de force à écrire une réponse qui est assimilation et rejet des textes de Zak, c'est que je me reconnais profondément dans sa démarche, tout en m'en démarquant. La discussion part de bases communes, et avoir des bases communes dans les domaines de pensée est rare. A ce titre je reprend des citations de son texte pour les questionner. L'introduction est finie.

Le champ sémantique de la constitution d'une description est tissé de différences. Différences, c'est à dire opposition. De manière générale, dans la construction du récit de soi , dans la construction de la mondéité et de l'universalité que porte l'idéologie, le portrait de l'ennemi est un négatif de l'idéal du moi personnel ou collectif.
C'est à dire que l'appréhension de l'autre se fait par rapport à soi, et par condamnation et rejet comme démarche de nature face au non soi, issu pourtant du même principe que le soi. Quand l'ennemi est identifié comme tel, sa description découle de ce jugement ; c'est à dire qu'aucune qualité positive de ma totalité idéologique ne peut lui être appliqué sans scandale. A ce modèle correspond l'image sémantique du totalitarisme nazi dans l'idéologie du Système. Précisons que cette position de l'image n'est pas une connaissance, c'est à dire que la thèse soutenue n'est en aucun cas assimilable à une défense du totalitarisme, ni même à un savoir quelconque sur lui, mais ne porte que sur le rôle fonctionnel de « totalitarisme » dans le sous système idéologique.

L'ennemi n'est pas en effet l'adversaire. L'adversaire est une symétrie et une figure d'identification ; quelque part il est mon égal. C'est pourquoi l'affrontement à l'adversaire ouvre-t-il la possibilité du jeu, c'est à dire d'un affrontement médiatisé par des règles communes, et laissant continuer l'honneur et la vie de l'honorable vaincu. La guerre ancienne a connu l'adversaire sous la figure de la guerre chevaleresque, fondement du concept de lois de la guerre. Mais aujourd'hui la voie de l'ennemi l'emporte.

Autant l'adversaire valorise ma victoire, autant le combat contre l'ennemi prend-il la figure d'une guerre d'extermination où les règles morales humaines n'ont plus à être respectées. L'ennemi ne peut être pensé comme un être humain, objet d'identification, de pitié et d'amour.

L'ennemi est une négation absolue ; une vermine, un parasite ; une chose ignoble, qui doit être détruite pour le triomphe du bien. Dans l'optique de l'ennemi, aucune protection juridique ne doit être accordée au vaincu ; il n'est que proie vouée à la destruction. C'est dans cette optique que naît le refus de toute protection au vaincu, la torture, le génocide, les viols des femmes. Une fois un ennemi vaincu et détruit, je garde en moi la structure de l'ennemi, et je me trouve de nouveaux ennemis-car je ne peux être cela que je suis sans ennemi. Aussi mes efforts de victoire aggravent-ils ma servitude ; et je prends l'habitude de la cruauté insouciante. La voie de l'ennemi est un naufrage pour le vainqueur comme pour le vaincu, malgré son caractère quasi inévitable en guerre. Voyez les fruits de la « guerre contre le terrorisme ». Cette voie n'est pas une haute voie spirituelle, et la guerre Sainte ne peut s'y identifier. Les paroles rapportées du Maître contiennent à ce sujet des avertissements très clairs. Entre autres :

« Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'œil de ton frère? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, ne la vois-tu pas ?»Parce que tu dis : Je suis riche, et je me suis enrichi, et je n’ai besoin de rien, et que tu ne connais pas que, toi, tu es le malheureux et le misérable, et pauvre, et aveugle, et nu »
«Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. »

Voyons maintenant le passage du texte de Zak qui m'amène à ces réflexions :
« A ce sujet, Augustin d’Hippone expliqua clairement que la « Question » porte sur la notion des "deux cités", des deux principes antagonistes depuis la Chute, dans la mesure où le monde est le lieu où se déroule depuis l’origine une incessante lutte entre deux volontés, deux projets antagonistes, où s’affrontent deux « voies », deux orientations aux perspectives radicalement différentes. Telle est l’authentique division toutes les autres étant factices et superficielles. C’est pourquoi, celui qui a compris que la seule extériorité critique est uniquement de nature spirituelle et qu’il n’y a pas, fondamentalement, de différence, de clan, de tendance dans la cité de la terre puisque toutes les forces possèdent la même et identique racine de désorientation viciée et corrompue, doit, alors qu’il est placé au cœur d’une confrontation métaphysique gigantesque qui voit s’affronter deux puissances irréconciliables, se positionner clairement en faveur de l’une ou l’autre des deux Cités, l’amenant, certes, à relativiser les gloires et puissances terrestres, mais surtout regarder les fausses luttes politiques ou idéologiques d’ici-bas comme vaines et stériles, dans la mesure où le combat véritable, l’unique combat, se mène contre « l’Adversaire », et non contre des mirages passagers au nom d’orientations politiques intramondaines. »

Radek a douté que je puisse parler de dualisme, en rappelant l'orientation manichéenne de la jeunesse de St Augustin. Pourtant...je vois là non pas un monisme, mais bien les risques d'un dualisme principiel.

« il (l'homme) est placé au cœur d’une confrontation métaphysique gigantesque qui voit s’affronter deux puissances irréconciliables »

Voilà le développement d'une autre tradition culturelle, issue pourtant du Néoplatonisme et de l'évangile.
Le monde réel est tissé de différences multiples issues de l'Un ; l'arbre est un symbole du monde autant que de la connaissance. L'identité se construit en tissant les oppositions ; et l'identité positive en désignant l'ennemi, le Mal dans un Univers. Tout est issu de l'Un et retourne à l'Un ; et la pensée de l'Un est la pensée de l'Unité. Ainsi, le Mal est un produit du Bien, comme une ombre. Il n'y a pas place dans cette perspective à une distinction entre distinction authentique et distinction factice, mais une division première fondatrice à laquelle les autres divisions s'analoguent à l'indéfini.

FAUST : Donc es-tu?
MEPHISTOPHELES : Une partie de cette force qui éternellement veut le mal, et qui éternellement fait le bien. Goethe, Faust.
Choisi en frontispice du « Maître et Marguerite » de Boulgakov.

Le Sage le plus haut, contrairement aux autres hommes, n'est pas obligé de combattre le Mal, car du combat contre le Mal, posé comme voie de l'ennemi à exterminer, naît sans cesse du Mal. Ainsi la guerre contre le terrorisme multiplie les crimes,le sang et les larmes...contrairement à Zak :

«(il doit...)se positionner clairement en faveur de l’une ou l’autre des deux Cités »

Je dis moi, que le penseur supérieur n'a pas d'opinion, et n'a pas à se positionner, car il cherche la matrice des opinions, et que plus il s'en rapproche, et plus il est apte à percevoir les limites des positionnements et à en rendre compte. Et une très ancienne tradition spirituelle porte cet avis.

Là où les hommes reçoivent l'ordre de combattre pour se purifier, le Sage reçoit l'ordre de la pitié. C'est le signe de Jonas. Je veux citer ici une étrange et lointaine parole de Clément d'Alexandrie (Stromates VII ch II, 10)

« C'est pourquoi les commandements sous la Loi, et aussi avant la Loi-car la Loi n'est pas pour le juste-ont établi que le choix de vie fasse recevoir un lot éternel et bienheureux, mais ont laissé avec l'objet de son choix celui qui a préféré le mal » « car c'est d'après la condition que je vous trouverez que vous serez jugé », rappel de « c'est à la mesure dont vous jugerez que vous serez jugés ».

On trouve dans le « Livre des Haltes » d'Abd El Kader la même consultation sophiologique.

Je peux maintenant revenir sur le signe de Jonas.

La parole de l’Éternel fut adressée à Jonas une seconde fois, en ces mots :

"Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et proclames-y la publication que je t’ordonne ! Et Jonas se leva, et alla à Ninive, selon la parole de l’Éternel. Or Ninive était une très grande ville, de trois jours de marche. Jonas fit d’abord dans la ville une journée de marche ; il criait et disait : Encore quarante jours, et Ninive est détruite !

Dieu l'affirme, Ninive est mauvaise et condamnée. C'est une Vérité.

Dieu vit qu’ils agissaient ainsi et qu’ils revenaient de leur mauvaise voie. Alors Dieu se repentit du mal qu’il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas. Jonas en fut irrité.

Dieu porte en lui ce que la créature, ce fragment de miroir, pense comme la contradiction. Cette contradiction est temporelle dans le récit mais le Centre absolu des mondes ne peut être que le point de rencontre des opposés. Cette contradiction place le repentir, le retour en Dieu même.
Cette irritation, ou colère, montre le point de vue unilatéral de Jonas : Jonas est sur la voie de l'ennemi ; il se renforce illégitimement de ses condamnations, pourtant légitimes.

Il implora l’Éternel, et il dit : Ah ! Éternel, n’est-ce pas ce que je disais quand j’étais encore dans mon pays ? C’est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis. Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal.

Le mal est en Dieu même si le repentir est en Dieu même.

Maintenant, Éternel, prends-moi donc la vie, car la mort m’est préférable à la vie. L’Éternel répondit : Fais-tu bien de t’irriter ?

Jonas a annoncé des vérités divines, et Dieu se contredit. Il en est irrité, malheureux jusqu'à la mort. Sa personne est bâtie sur sa réprobation, et sa réprobation est devenue une question de survie. Il veut la mort des ninivites pour sa survie, pour se glorifier de son rôle de théophore. Quelle peut être la probité de son jugement? La réponse est une question qui ne porte pas sur le jugement moral, mais sur l'émotion que provoque la condamnation et la réprobation morale. Zak, Juan, faites vous bien de vous irriter contre des hommes qui ne connaissent ni leur droite ni leur gauche?

Et Jonas sortit de la ville, et s’assit à l’orient de la ville, Là il se fit une cabane, et s’y tint à l’ombre, jusqu’à ce qu’il vît ce qui arriverait dans la ville. L’Éternel Dieu fit croître un ricin, qui s’éleva au-dessus de Jonas, pour donner de l’ombre sur sa tête et pour lui ôter son irritation. Jonas éprouva une grande joie à cause de ce ricin.

L'homme qui se met à l'Orient, vers Dieu, a besoin de cette cabane, de cette part d'ombre. Il ne peut vivre en plein midi sans folie caniculaire, sans démesure. C'est Dieu lui même qui lui donne cette part d'ombre.

Mais le lendemain, à l’aurore, Dieu fit venir un ver qui piqua le ricin, et le ricin sécha.

Il y a un ver dans la satisfaction morale ; il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Au lever du soleil, Dieu fit souffler un vent chaud d’orient, et le soleil frappa la tête de Jonas, au point qu’il tomba en défaillance. Il demanda la mort, et dit : La mort m’est préférable à la vie.

Jonas ne peut affronter sans ténèbres le souffle de l'Esprit et la Lumière céleste. La puissance de Dieu est souffrance pour l'être fini. Jonas souffre de la puissance de Dieu, qui vient d'Orient comme Esprit et Lumière. Le théophore souffre de la lumière et cherche la protection des ténèbres !

Dieu dit à Jonas : Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin ? Il répondit : Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. Et l’Éternel dit : Tu as pitié du ricin qui ne t’a coûté aucune peine et que tu n’as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit.

Le rapport entre le « ricin » et la nuit, et la nuit et le temps est souligné.

Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !

Et si moi j'ai eu pitié de quelque hommes musulmans, Dieu ne pourrait avoir pitié de tous?

Tout système est une image de la totalité, en ce qu'il porte une clôture ; mais il est image, car il n'est pas la totalité. La totalité échappe à tous comme à Jonas. Quoi? Pierre n'a pas renié le Christ? Et les paroles « qui n'est pas contre moi est pour moi » «Loin de moi, vous qui commettez l'iniquité! » « Que n'est -tu froid ou bouillant! » n'ont pas été dites? L'expérience de la totalité est la négation de la négation.

La constitution de l'identité personnelle étant liée à la constitution d'un monde, il s'ensuit que la conscience en soi de la totalité est fermée à la conscience personnelle. Plus encore, les efforts que fait l'homme, cette essence de verre pour être consistant, pour être plus qu'une flamme éphémère, sont autant de déformations nécessaires de l'accès à l'Être. Plus il se détermine, plus il détermine les mondes, et ferme des portes et des possibles. Plus il enténèbre des jours qui auraient pu être. Aveuglé par ce qu'il gagne, il tourne le dos à ce qu'il perd, et ne peut être compté.

Face à St Augustin , je veux invoquer l'autorité d' Héraclite, d'Origène, de Denys et de Jean Scot ; celle aussi de Nicolas de Cues : la création fait intégralement retour au Principe, la complexité infinie de l'émanation étant figurée par l'arabesque. L'arabesque est structurellement comparable à l'emblème du Tao. Lumières et Ténèbres s'entrelacent d'une manière inextricable. Le labyrinthe est symbole du monde, comme les sous bois obscurs envahis par les ronces, comme les arbres qui mêlent la puissance solaire à l'obscure nourriture des ténèbres terrestres, dans une poussée verticale ascendante, théophanique, qui résonne dans l'esprit contemplatif. Les fleurs naissent du fumier. J'exalte l'âpre saveur de la vie, l'odeur mêlée du sang et des roses. L'apocastase est alliance du temps et de l'éternité ; comme la chute et comme la grâce elle est toujours déjà réalisée, et c'est pourquoi le sage est exempté de lutter contre le Mal, pour chercher l'Un. Dans la Geste, cette exemption justifie l'acte de l'ermite qui porte secours à Tristan et Iseult et qui leur permet la réintégration du monde humain.

Hors de la voie de l'ennemi, la vie est un cercle : on sort du Suprême, et on retourne vers le Suprême. Quand tu te rapproches du Suprême, tu t'en éloignes aussi. Le chemin vers le haut et le chemin vers le bas est le même. Tu ne sors de cette contradiction que dans le Suprême. La contradiction naît de l'émanation, du temps et du point de perspective.Le Suprême sort du Suprême. Le Suprême s'éloigne du Suprême et revient vers le Suprême. Le Suprême se forme, se corporifie, et pâtit. Le Suprême souffre, pleure, désire. Le Suprême s'incarne et meurt, descend aux enfers.

Le Suprême est tout, mais tout n'est pas le Suprême. Tout n'est pas le Suprême, contre Eckhart : « l'être est Dieu. Dieu est l'être, mais l'être n'est pas Dieu. Le suprême est tous les noms divins, mais tous les noms divins ne sont pas le Suprême. Tout les reflets sur la mer sont le soleil, mais le soleil n'est pas tous les reflets sur la mer. Et le Suprême est insaisissable ne peut être contenu par rien, comme celui qui voudrait saisir la mer entre ses mains.

Tout sort du Suprême et vit la vie du suprême. « De même que tu vis en Christ, Christ vit en toit »sous l'écorce des ténèbres. Le Suprême vit dans les vivants mais tous les vivants ne sont pas le Suprême. Toute vie est la vie du Suprême, mais toute la vie n'est pas le Suprême. En toi Christ est crucifié, entre centre et dispersion, haut et bas, Ciel et Enfer ; entre l'Esprit qui réunit et flue vers le Père, et le Verbe qui s'engendre du Père et est comme une épée, qui sépare et pose.

L'ascèse est nécessaire et amère comme la mort à celui qui comme Jonas, porte la condamnation du Siècle. Et cette condamnation est juste. Mais à celui qui voit que méditer sur la vie et méditer sur la mort sont un, la mort est une science de la vie divine, comme le printemps est une science du printemps divin. C'est pourquoi la Loi, qui sépare et pose, n'est pas pour les justes, les spirituels qui réunissent, et donc ne jugent ni ne condamnent.

Il existe, frère, une dextre et une sénestre du Père, une main gauche et une main droite, et nul sinon le fils ne peut se prévaloir de connaître toutes les voies. L'homme ignore la Justice. « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père ». Dire cela n'est pas nier les contradictions, ce que fait le syncrétisme ; les contradictions du monde ne peuvent être résolues, avant comme après Babel. Clément le rappelle dans ses Stromates VII, ch 2, 6 : « Car les Anges ont été répartis entre les peuples par une décision très ancienne (deut 32,8) » Les contradictions du monde sont bonnes ; la guerre est père des mondes.

« Il n'y a d'extériorité critique en ce monde que spirituelle »

C'est un jugement qui peut avoir deux sens. Soit c'est un truisme, car la critique ne peut naître que d'une comparaison de l'être actuel avec de l'être non actuellement réel dans le monde critiqué ; et donc ne peut naître que de ce qui excède l'être actuel par le possible, par le désir, par la volonté de puissance, et est, par cet excès, de nature hiérarchiquement supérieure à la substance du monde vécu, c'est à dire de nature spirituelle, étant entendu que le spirituel est relatif au monde considéré.

Soit on veut dire par là que seuls les spirituels peuvent, par leur science de ce qui excède les limites étroites des siècles modernes, adopter à son égard l'attitude critique qui repose en dernière analyse sur leur altérité définitive à ce monde. Cela me semble largement vrai, les idéologies modernes me paraissant être des variations autour de fondements métaphysiques communs, ces fondements implicites étant hors d'accès de la critique pour ceux qui voient le monde dans le système. Ces fondements sont conçus comme des caractères objectifs de l'Être. Le « caractère objectif » signifie qu'ils sont hors de discussion, fondement des discussions possibles, légitimes, et non des décisions idéologiques, ce qu'ils sont. Si je veux discuter ces fondements idéologiques, je suis vite classé comme ayant un principe de réalité déficient, un insensé susceptible de prise en charge juridique ou médicale. Ainsi, l'idée que ce qui est par excellence est quelque chose, a le caractère de la res, est réel ; et que ce qui n'est pas quelque chose, ce qui est irréel, comme une relation, un nombre, n'a pas vraiment d'être. L'irréel est assimilé au néant pur et simple. Par exemple, ce fondement sert à poser que « la crise financière »est extérieure à « l'économie réelle »

Cela, ce privilège critique des spirituels, n'est pas à mes yeux une situation structurelle mais une situation conjoncturelle, cyclique due à la puissance de propagande et d'assimilation de la « totalité » dominante. Mais la totalité dominante est elle même négativement une réalité spirituelle, et aussi une réalité concrète qui ne peut être balayé d'un revers de main conceptuel. Il faut prendre au sérieux cette idée qu'un être doit parcourir la somme de ses possibilités, y compris inférieures, pour se réaliser.

Le point de vue moral est un point de vue unilatéral, qui ne peut prendre en charge la totalité. Le point de vue moniste est un point de vue unilatéral, qui ne peut prendre en charge la totalité. Je justifie cette dernière thèse en rappelant que le monisme est structurellement réducteur : il affirme l'unité d'une substance et nie les polarités. Pour le monisme, la substance est réelle, et les oppositions sont factices ; et je dis moi qu'elles sont les conditions de toute phénoménalité.

L'autodestruction du Système par lui même est à la fois un mal et un bien. La cité de Dieu veut être, et la cité terrestre veut être ; « il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. ». L'émanation est par nature une négation du Principe, et cette négation est bonne. « Dieu vit que cela était bon ». Et cette négation réside non pas dans un des pôles, mais dans la division. Et la réconciliation n'est pas la destruction d'un pôle, mais leur réunion polaire.

Appuyer une époque de rénovation des mondes sur la pensée de Heidegger est un risque, le risque de se désarmer à l'heure du péril. Car cette pensée est la pensée de l'interrogation fondamentale, de la fondation et de la contemplation ; et à l'heure de la rénovation, il faut non seulement une pensée fondamentale, mais aussi une pensée fondatrice ; non seulement une pensée de l'être, mais aussi du possible, de la volonté et de la puissance. Le Maître n'a pas seulement dit et contemplé ; il a voulu des pêcheurs d'hommes, il a institué des pratiques, il a fait siffler le fouet de cordes sur les marchands. A l'heure du péril, il ne suffira pas de réciter Holderlin pour faire croître ce qui sauve. Ce n'est pas étonnant à mes yeux que nos discussions reviennent sur Fénélon : car l'attitude passive, féminine, est comparable. La philosophie ne peut être théorie pure et l'art art pour l'art ; la fin de la philosophie et la fin de l'art est la vie. La philosophie authentique est mode de vie, et l'art authentique la vie poétique. Le feu héraclitéen, le feu du mémorial de Pascal excède de partout l'ontologie fondamentale. La volonté de puissance excède l'Être. Sans milieu de vie, sans rites, sans calendrier, la vie spirituelle est un désert vain. La philosophie et l'art doivent de nouveau être vécus. Et la cité terrestre est mutilée si elle ne peut s'efforcer d'être une image de la cité céleste, séparée mais visible en elle.

Voilà, les amis, les fruits de mes efforts. N'y voyez pas condamnation. Mais l'action est à la portée de la critique, et doit être défendue parce qu'elle est un devoir, en tout moment cyclique.

Aucun commentaire: